Herr Geisha & The Boobs - Book Of Mutations
Une piste unique au relief cabossé, un trio énigmatique, le Book Of Mutations de Herr Geisha & The Boobs interroge, interpelle puis très vite, sidère.
Ils sont trois dont on sait à peine plus que pas grand chose. On ne sait pas trop non plus ce qu’ils jouent. On dirait du post-rock auquel il faudrait obligatoirement agrafer quelques épithètes : rugueux eu égard aux échardes noise-rock bien présentes semées un peu partout, contemplatif pour les belles plages de drone qui apparaissent ici et là. C’est aussi très maladif dans sa répétition, bien labyrinthique dans ses errances et enfin, tout le temps tendu et ardent. C’est un peu tout sans être n’importe quoi et ça mute si insidieusement que les étiquettes n’adhèrent absolument pas. C’est que Book Of Mutations correspond exactement à son titre. Il est construit pour n’être envisagé que d’une traite. C’est un long morceau de plus de trois-quarts d’heure qui joue avec le temps, tabassant les secondes à certains moments pour qu’elles se pressent et les égrainant tout de suite après pour qu’elles se comptent en heures. Herr Geisha & The Boobs pratiquent une musique tout à la fois urgente et hypnotique dans laquelle, dès le premier souffle, on a plaisir à se perdre. Les mouvements - il y en a neuf à en croire la platine CD - se fondent les uns dans les autres sans jamais déchirer la subtile dynamique du canevas mis sur pieds. C’est que le trio aime prendre son temps, développant patiemment ses motifs enchevêtrés, mettant la même intensité dans les passages les plus fougueux que dans ceux bien plus apaisés.
Book Of Mutations commence ainsi en mode noise rock, riffs-enclumes et voix hurlée, une entame carnassière et baignée de reflets anthracites qui ne laisse en rien présager la suite. La suite, c’est un riff désarticulé répété à l’infini, une ossature hypnotique qui se déploie sur plus de dix minutes sans jamais lasser. Le même motif sur le même motif sur le même motif qui d’ailleurs n’est plus tout à fait le même qu’au début. Parfois, la voix s’y agrafe, tour à tour assénée ou à peine murmurée. Basse et batterie jouent aux montagnes russes et portent le morceau bien haut puis bien bas, à tel point que le mouvement suivant se recroqueville sur son drone. Jusqu’ici, la musique s’était montrée rageuse, elle s’enferme maintenant dans sa bulle et converse avec les araignées. On n’en est alors qu’à la moitié mais on est déjà complètement paumé. D’autant plus que la suite est du même acabit et que les Boobs tracent des autoroutes qui ne sont que des lignes de fuite déguisées. Les mouvements se succèdent sans jamais se ressembler et pourtant, Book Of Mutations a sa propre empreinte, plutôt sépia et tendant vers le sombre. La précision dont fait preuve le trio est tout simplement époustouflante et on reste sidéré par sa façon de ne jamais perdre le fil, de systématiquement retomber sur ses pieds.
Car c’est bien cela qui interpelle, quelles que soient les directions qu’il prend, le morceau reste en permanence cohérent. Il ménage de multiples sorties qui toutes, une fois empruntées, ramènent inexorablement à lui. Les mouvements se succèdent et donnent le tournis sans qu’à aucun moment on ait l’impression de tourner en rond. Les explosions noise se diluent dans un bourdon bien noir qui donne naissance à des enclaves apaisées où seule une guitare rythme la balade puis les déflagrations reprennent le dessus, on jurerait alors entendre des éclats bien morbides et bien doom et ainsi de suite. La voix parcourt un large spectre allant du cri arraché à la plainte murmurée, elle aussi est très maîtrisée. Proprement métamorphe, Book Of Mutations et, par extension, Herr Geisha & The Boobs se perd dans un tourbillon qui mène tout droit à la transe. Une transe que le trio nous communique patiemment mais qui, instantanément, devient la nôtre. Un disque que l’on rangera donc tout près de l’éponyme de L’Effondras, bien que leurs routes musicales diffèrent complètement. Il n’empêche, étant donnés les frissons qu’elle provoque sous l’épiderme, il devient clair que leur musique débarque du même endroit, un creuset bouillant où les émotions à fleur de peau prennent le pas sur tout le reste.
Des disques qui se vivent autant qu’ils s’écoutent.
D’eux, on ne sait donc rien : Herr Geisha « strumming , yelling , larsening », Lady Body, quant à elle, « hitting , beating , striking » et pour finir Sir Bottom « snoring , dirting , loudly scratching ». Plutôt bien vu puisque c’est exactement ce que l’on entend. Ils précisent, concernant Book Of Mutations, qu’il faut absolument « listen to it LOUD ! » et c’est un bon conseil. La Geisha tribale et desséchée qui orne la chouette pochette est tout à la fois noueuse et tourmentée, là-dessus non plus, le trio ne trompe pas. Maîtres d’eux-mêmes et de leur musique, Herr Geisha & The Boobs savent parfaitement ce qu’ils font et le font très bien depuis quatre albums maintenant. Sur celui-ci toutefois, envolées les limites intrinsèques au tracklisting : un seul début, une fin unique, plus d’espace entre les morceaux fondus en un seul. Quarante-sept minutes tumultueuses, habitées d’une belle tension, dont les remous ont tôt fait d’habiter la boîte crânienne avant d’envahir le corps tout entier.
Belle œuvre.
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