2024 en 10 albums (une rétrospective par Le Crapaud)
Plutôt qu’un classement hiérarchique et exhaustif des meilleurs albums de l’année écoulée, selon moi, je vous propose une rétrospective d’une dizaine d’albums qui ont compté, suffisamment pour tenir une place dans nos sélections mensuelles.
Pas vraiment de nouveauté, donc, dans cette sélection. Que ce soit dans le choix des albums ou dans la rédaction des avis, que j’ai paresseusement reproduits ici tels que je les avais écrits dans les différentes sélections auxquelles ils appartiennent, il s’agit seulement de faire le point et de rappeler l’existence de quelques albums de qualité, avant de se plonger dans la foisonnante actualité musicale indépendante.
Ce choix, discutable, n’a pas seulement le défaut d’être paresseux, il fait également l’impasse sur de grands albums, parmi mes favoris de l’année 2024 et sur lesquels je n’ai finalement rien dit. Parmi ceux-là, je ne résiste pas à la nécessité d’évoquer le nouveau Coilguns, bijou post-rock impeccable, la folk lumineuse d’Adrianne Lenker, le jazz planant de Svaneborg Kardyb ou celui, beaucoup plus free des Parisiens de Bribes 4, l’inattendu retour de Happy Apple, et au rayon rap US, le dernier album du regretté Ka, le solo de Elucid, et les nombreux featurings de luxe sur l’album des Français de Spice Programmers.
Il ne s’agit donc pas, vous l’aurez compris, d’un top 10, mais d’une collection partielle hétéroclite, exposée, anti-hiérarchie oblige, dans l’ordre alphabétique. C’est parti !
Beth Gibbons – Lives Outgrown
C’est peu dire que cet album était attendu. Plus de vingt ans après un premier album tant vanté, comment échapper à la pression de l’attente du public ? Beth Gibbons y paraît imperméable tant ce Lives Outgrown regorge d’authenticité et de choix personnels. A distance des querelles de réseaux, j’apprends qu’on l’attaque, qu’on le compare, qu’on le relativise. Je ne comprends pas bien ce qu’on lui reproche. Je le trouve intégralement sublime. Un poil trop léché, peut-être. Mais à ce niveau de production, c’est reprocher son luxe à un palace. Tout est beau, profond, intelligent, sensible. Prenons la section rythmique, par exemple. Loin d’être centrale, elle accompagne discrètement le songwriting sensible de la Bristolienne. Toutes en souplesse, les percussions soutiennent les arpèges de la guitare acoustique avec le moelleux d’un coussinet de chaton. Les roulements de tambour feutrés posent la voix cassée de Gibbons sur une assise de velours. Les arrangements de cordes sont d’une finesse incroyable. La voix, pleine d’émotion, incarne ces chansons avec une telle intensité qu’on croirait la chanteuse prête à s’effondrer de chagrin à chaque montée en puissance des compositions. Car oui, il faut le dire, c’est un album extrêmement triste. Le deuil, le temps qui passe, le corps qui s’use... il n’y a pas de quoi se réjouir en même temps ! Au centre de ce spleen rayonnant, le morceau Lost Changes, d’une beauté mélancolique infinie, constitue un point névralgique, et porte à son paroxysme la splendeur d’un album de bout en bout frissonnant de gravité.
Drache - En attendant la fin du développement
C’est un cran au-dessus de son premier EP que je situerais cet album, presque parfait de bout en bout, sans faute de goût, sans faiblesse. Un bloc solide de hip-hop quadrillé, où tous tes espoirs de bonne conscience sont fusillés, intégralement mis en pièces par la langue forte et précise du MC manceau. Les beats qui mêlent sonorités organiques (batteries, guitares, sax) et ambiances synthétiques apportent une dimension presque "live" à ces morceaux-grenades. Bazooka parfois. Mais le MC-producteur sait, avec équilibre, laisser le temps d’une respiration, une bouffée d’air avant de suffoquer : avec des interludes à l’ironie glaçante, des intros où la tension monte en douceur. Les textes semblent encore mieux ciselés que sur l’EP. A la fois plus francs et plus poétiques, faisant jaillir le fond dans une forme implacable, ils traduisent Bourdieu et Foucault dans la langue de Kool Shen... Plus qu’une morale, j’y vois une analyse lucide, qui met le doigt là où ça fait mal et nous laisse forcément un goût amer : nous qui écoutons cet album savons bien que nous sommes des privilégiés. Drache nous tend un miroir où les filtres fonctionnent à l’inverse de ceux d’Instagram : avec lui, c’est notre laideur qui s’y reflète, la petitesse de notre existence, l’écart infini qui nous éloigne de la beauté et l’effort qu’il faudra encore fournir pour le diminuer. Du rap de pleine conscience.
Fire ! - Testament
Retour aux sources pour le trio suédois : une tourne rythmique autour d’un basse-batterie qui fait les montagnes russes à partir d’une petite boucle simple mais efficace et un saxophone baryton barrissant à tout rompre. Un album à l’os, mis en boite par le spécialiste du dépouillement sonore, j’ai nommé le fameux Steve Albini (dont on reparle plus loin) ! Enregistré dans son studio chicagoan, ce Testament nous plonge au cœur de l’acoustique de Fire !, sans fioriture. Mises en lumière par la captation du maître, ses rugosités naturelles n’en sont pas moins belles.
Mamaleek - Vida Blue
Le groupe Mamaleek a perdu un de ses membres (Eric Alan Livingston) en mars 2023 et depuis, le quintette qui s’était aggloméré autour de deux frères anonymes a continué à faire de la musique, à chercher, à inventer. Se produisant sur scène malgré l’absence, le quatuor involontaire engendre dans la douleur l’album de la résilience. Pensé comme la célébration de leur ami disparu, Vida Blue est morbide et grandiose. Toujours insaisissables, toujours aussi foutraques, les Californiens vous emportent dans leur cabaret black metal. En effet, la musique de Mamaleek prend sa source dans le black metal, mais ne ressemble jamais à du black metal. Non, c’est un groupe de black metal qui veut faire de la pop. Un Frankenstein stylistique dont le charme et la sincérité rayonnent partout. Dans ce carrefour musical, Mamaleek croise le chemin de Tom Waits ou de Nick Cave (d’il y a longtemps), salue de loin Mr Bungle, mais ne se fourvoie jamais dans l’imitation ou la répétition d’une recette, et creuse un sillon improbable et jouissif. Ce Vida Blue en est un beau jaillissement. Plus on l’écoute et plus son émotion se révèle. Plus on sent dans cette interprétation inspirée le désir de vivre, en dépit des blessures. Longue vie à ceux qui vivent !
Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp - Ventre Unique
Avec toujours cet art de la synthèse et de la polymorphie, l’Orchestre Dada promène de disque en disque, sans faux-pas, son cabaret foutraque, punk et hypnotique. Là, une pluralité de voix (dont celle du chanteur de Frànçois and The Atlas Mountains), en français et en anglais, s’invite sur le magma jubilatoire de la fanfare genevoise, ce qui n’est pas sans jeter encore plus de couleurs sur le chatoiement déjà vivace des harmonies de l’orchestre. Chatoiement, oui, explosion de couleurs, bigarrures, c’est avec les yeux qu’on écoute cet énigmatique Ventre Unique. Peut-être ce titre veut-il rappeler que ce projet quasi pharaonique est d’abord l’œuvre d’un seul homme, Vincent Bertholet, qui compose presque tous les morceaux et officie à la contrebasse (ainsi que dans Hyperculte) depuis le premier album, en 2010. Mais ce serait ignorer la dimension éminemment collective de cette aventure, qui comprend actuellement douze musiciens et deux ingénieurs du son ! Après un précédent album assez désespéré (We’re OK. But We’re Lost Anyway.) qui nous avait déjà beaucoup stimulés, ce sixième album chante un monde certes désenchanté, mais dont il résulte une forme de contemplation béate et beaucoup de combattivité, en alternance. “C’est assez inédit comme forme de tristesse/l’extinction de l’espèce” nous dit l’Orchestre Tout Puissant, ou comment rester ouvert à l’étonnement devant l’effondrement...
Shellac - To All Trains
Quand tout a été dit sur un sujet, il vaut mieux se taire ou parler d’autre chose. J’envisageais la première option jusqu’à ce que le devoir impérieux et le sens de la responsabilité du journaliste musical que je… ne suis pas du tout, me rattrapent. Parler d’autre chose donc, que du défunt. De son œuvre posthume, à savoir (pour le moment c’est la seule), le dernier album de Shellac : To All Trains. Avec le grain classieux de l’argentique, la pochette réalisée par Bob Weston (le bassiste) évoque la nostalgie et le voyage. Elle plonge déjà le futur auditeur dans un univers singulier, authentique, sans concession. C’est l’univers de Shellac dans lequel la personnalité d’Albini se reflète à l’identique : brute de décoffrage.
Ce qui frappe ensuite, aux premières notes entendues de ce nouvel album, c’est qu’il pourrait s’agir du premier. Depuis le séminal At Action Park en 1994, les années ont passé, les albums se sont succédés, sans se presser (le dernier a dix ans !), 30 ans après, le son est quasiment le même. Bien sûr, des choses ont changé. Le son a gagné en puissance, il a pris de l’ampleur. Des auxiliaires techniques se sont invités, avec discrétion et parcimonie. Mais l’indifférence du trio relativement aux modes et à l’actualité le garde intact, toujours à l’os, dépouillé, radical. Une batterie raide comme une trique. Toujours rigide, presque martiale. La basse brille et gratte des riffs pas vraiment lourds, mais plutôt ossus, anguleux, pointus. Et la guitare d’Albini se pose, avec ce son, toujours le même, reconnaissable entre tous. Un son sans fard, creux, métallique sans être froid, rugueux sans être irritant, coupant sans être aiguisé. Non, c’est une lame élimée sur laquelle les riffs s’alignent et se ressemblent, glorieux, intemporels.
Manque plus que la voix. Celle d’Albini bien sûr. Déclamée, façon post-punk. Assez bavarde sur cet opus, et même étonnamment chantante sur How I Wrote How I Wrote Elastic Man. Morceau qui par ailleurs cumule les surprises avec une mélodie de basse qui joue le rôle d’hymne final, une accélération de dernière minute déroutante… Tout est là. le punk retors de Chick New Wave. Le noise rock tortueux de Tattoos. Wednesday et ses roulements de toms autoritaires qui déroulent dans la lenteur un morceau presque metal. Les caustiques et très efficaces Scrappers, Days Are Dogs et Scabby The Rat. Et le mystère d’un dernier morceau aux détours post-rock qui peu à peu se désagrège en évoquant la posture inébranlable du stoïcien devant la mort : I Don’t Fear Hell.
En rédigeant cet avis, j’ai l’impression qu’on pourrait écrire tout cela de n’importe quel album de Shellac. Et c’est normal. Plus homogène, tu meurs. Enfin, tu meurs… façon de parler. Bref, pour finir, s’il fallait n’utiliser qu’un mot pour cerner le travail du son qui caractérise ce groupe (grâce à Steve Albini en particulier, mais aussi Bob Weston, pour le master) c’est le mot « texture ». Shellac, c’est une texture, comme si on pouvait le sentir sur la pulpe du doigt. Comme une étoffe de laine rêche sur le corps, la peau ridée d’un agrume sur la langue, la rugosité d’un crépis sur la joue ! Shellac, cela ne s’écoute pas, ça se sent, ça se touche, ça se prend dans la gueule ! Une musique qui touche, tout simplement.
Tapir ! - The Pilgrim, Their God and The King Of My Decrepit Mountain
Folk plaintive s’il en est, la musique de ce groupe émergent ne révolutionne rien. Et voir cet album côtoyer celui des membres de Radiohead, n’est pas purement fortuit. Le maniérisme du chant, le lyrisme, les accords de guitare en mode mineur... le clin d’œil est appuyé. Comme ces derniers, Tapir ! est porté par un songwriting efficace. Les ballades du chanteur Ike Gray paraissent au premier abord assez banales, sixties à souhait (comme ce My God évident que j’ai d’abord cru être une reprise, avant de me rendre compte, en recherchant la version originale, que ça n’en était pas une...), mais elles prennent en volume, en densité, à force d’écoutes. Bien empaquetées dans un graphisme élégant, structurées dans un triptyque qui flirte avec le concept-album, ces chansons déploient leur grâce sans s’user. Les arrangements délicats, les chœurs des camarades, quelques notes de cornet, leur donnent une couleur finalement unique, un charme authentique et rafraichissant, comme une gorgée d’eau bue au creux de la main, à même la source.
The Messthetics & James Brandon Lewis - The Messthetics & James Brandon Lewis
On avait laissé les Messthetics en 2019, avec leur noise rock instrumental et furibard. Le trio fièrement mené par la section rythmique de Fugazi (Brendan Canty à la batterie et Joe Lally à la basse) et serti d’un guitariste virtuose (Anthony Pirog) qui les amenait déjà ailleurs que dans un répertoire bêtement binaire, déplace franchement sa ligne du côté du jazz avec le saxophoniste James Brandon Lewis (encore un virtuose !) et étant diffusé par le prestigieux label Impulse !. Le crossover est un peu déroutant à la première approche, mais très rapidement, avec ses chorus chantés à l’unisson par la guitare et le sax, ses soli débordant dans tous les sens, son exubérance, sa joie de jouer, tout l’album glisse comme un bonbon et une fois fini on en redemande. A rapprocher du dernier The Bad Plus, dans la formation, dans le style, et dans la réussite.
The Smile – Wall Of Eyes
Contrairement à mes camarades, j’ai trouvé ce deuxième album au-dessus du précédent, mais comment l’expliquer ? Tout semble pourtant y être à la même place. Les rondelettes lignes de basses qui rebondissent sur des percussions feutrées, des guitares qui s’arpègent joliment ou qui déraillent (Under our Pillows dont le riff fait écho au Thin Thing du précédent album), et l’inimitable voix droguée et déchirante du dandy d’Abingdon. Toujours aussi étonnante est la discrétion du batteur Tom Skinner dans ce projet, qui semble s’excuser d’être là. Ici, son influence est peut-être un peu plus importante, mais toujours en demi-teinte, bien cachée derrière le lyrisme et les volutes des cordes. Ce qui fait toutefois de ce Wall Of Eyes quelque chose de plus intéressant que le précédent est sa tentative pour s’éloigner de Radiohead : en effet, A Light for Attracting Attention était officiellement un album que le quintet n’avait pas pu réaliser (confinement oblige), Tom Skinner étant intervenu comme palliatif. Celui-ci, composé à trois, pendant la tournée (et même testé en concert, à l’ancienne !) ouvre une voie plus singulière au trio, grâce, notamment à un nouveau producteur (ils ont enfin coupé le cordon avec Nigel Godrich). M’enfin, ça reste du Radiohead. Un bon cru !
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