Grosso Gadgetto : "Tous les artistes underground méritent plus d’exposition"
Référence bien connue de ces colonnes, Grosso Gadgetto finit l’année 2024 en trombe avec une double sortie percutante. De Rereading by the Others, relecture de ses travaux par la crème du (vrai) underground, à Addictive Substance, compilation gargantuesque retraçant presque vingt ans de collaborations avec des MC des quatre coins du globe, ce sont pas moins de cinquante-huit titres (!) que Christian Gonzalez vient de publier en l’espace d’un mois.
De ses débuts dans le showbiz des années Canal à ses expérimentations underground les plus récentes en passant par son triomphe au RECession Festival à Aarhus devant Dälek, le sorcier de Villeurbanne a accepté de répondre à nos questions avec la franchise et le franc-parler qui le caractérisent.
IRM : Tu viens de sortir coup sur coup deux compilations. Commençons de manière très simple avec la première, Addictive Substance. Quel en est le concept ?
Christian Gonzalez : Avant de répondre à ta question, je vais te faire un petit historique pour que tu comprennes mieux d’où je viens et pourquoi cette compilation et ces rencontres existent. Dans les années 90 j’avais un projet électro disco house music du doux nom de Cox 6, un duo avec mon pote Bruno, signé chez EMI. Ce projet a bien cartonné à l’époque : plateau télé avec des célébrités comme Alexandre Devoise ou encore Philippe Manoeuvre, un titre dans la BO en disque et deux dans la BO du film "Baise Moi" de Virginie Despentes, des grands restaurants parisiens, des pubs qui tournent au magnum de champagne payé par EMI, des soirées VIP avec des actrices porno et autres personnalités du showbiz, de l’alcool, de la drogue, des émissions radio à tout va, des avances sur les ventes d’albums avec trois zéros sur le chèque... La vie de château, quoi. Jusqu’au jour où ce monde superficiel, ces gens, cette musique de club et cette débauche nous ont gavés. Je voulais surtout ne plus faire de musique pour les autres, mais pour moi, des trucs plus expérimentaux, ou collaboratifs, différents, avec des gens simples ; bosser avec des petits labels indépendants gérés par des passionnés. Et quand le hip-hop et le rap US sont arrivés chez nous -je parle de celui des années 90- je n’étais pas très fan à part deux ou trois trucs comme les Beastie Boys, Public Enemy ou Cypress Hill. C’est plus tard que j’ai découvert des producteurs comme El-P de Company Flow avec Little Johnny From the Hospitul, ou Dalëk avec From Filthy Tongue of Gods and Griots, ou encore Antipop Consortium avec Tragic Epilogue. Ce genre de hip-hop m’a tout de suite plu et quand Techno Animal a sorti The Brotherhood of the Bomb avec tous ces MC que j’adorais, ça a été une révélation pour moi : c’est ça que je voulais faire. Et pour répondre à ta question, le concept de cette compilation Addictive Substance est de faire découvrir un échantillon de ces influences et de ma façon de les interpréter, vingt ans de rencontres improbables, de remixes et de collaborations dans ce style avec des gens d’un peu partout sur la planète.
Là encore, c’est une question assez bateau, mais cet album regorge donc de collaborations avec des artistes des quatre coins du monde (et le terme, ici, n’est pas galvaudé). On imagine que les connexions se sont faites par internet, mais peut-être pas. Peux-tu nous raconter comment se sont noués ces contacts ?
Depuis toutes ces années, j’ai accumulé pas mal de contacts avec des rappeurs pour qui j’ai ouvert, que j’ai été voir en concert, que j’ai contactés via internet ou des labels comme Jarring Effects de Lyon, qui m’a branché avec Bigg Jus, Bleubird ou Ben Sharpa. Solium Records m’a présenté les Anglais de Billion O’Clock, et pour Prim Ü Reb, The Real Fake MC, Nasree Diop, Sir Jean ou encore Redbong ou Didydee, ce sont des amis. Marrow pour qui j’ai fait pas mal de titres, c’est une rencontre par internet. Nous avons aussi produit ensemble Four For Timing pour Solium Records. C’est lui qui m’a contacté, de même que Staplemouth avec qui je devais faire un album entier, mais il est bien débordé et du coup ça s’est soldé par un single, Nothing. Oddateee, je les ai rencontrés sur une tournée de Dalëk pour qui j’ai ouvert quatre fois et c’est devenu un pote. Alfre’d je les ai contactés grâce au label italien Light Item Records. Black Saturn avec qui j’ai fait plusieurs albums, lui, je l’ai découvert via La Bande Adhésive, sur un des nombreux projets de Vanessa Jeantrelle, The Brand New Bastards. Maeki Maii, La Fausse Patte, Pxl etc. sont des rencontres sur internet.
Une chose ressort d’Addictive Substance, c’est cette connexion avec pas mal de MCs : les titres des Sénégalais Sir Jean, Nasree Diop et Prim Ü Reb et avec le Sud-Africain Ben Sharpa sont des bangers absolus. Est-ce qu’on peut imaginer un album qui creuse encore davantage ce sillon ?
Des bangers absolus, je suis d’accord avec toi. En 2000 j’ai fait un album entier avec Prim Ü Reb et Didydee. Cet album n’a jamais vu le jour, on l’a même abandonné. Depuis, les choses ont changé : les problèmes de la vie, la vie de famille, des activités différentes... La maladie ou les décès nous ont aussi plus ou moins séparés. Ben Sharpa nous a quittés il y a quatre ans, Sir Jean a été bien malade et Nasree, je n’ai plus de nouvelles de lui depuis pas mal d’années. The Real Fake MC, je n’ai plus de nouvelles non plus. Je sais juste qu’il vit à Paris avec sa petite famille. Je doute donc que l’on retravaille ensemble un jour. Je vais peut-être refaire un projet avec Didydee mais rien de sûr.
Ton autre actualité est cet album de remixes sur lequel interviennent beaucoup d’artistes, Rereading By The Other. La publication coup sur coup de ces deux projets sonne un peu comme un bilan, non ? Dirais-tu qu’une période de Grosso Gadgetto se referme avec ce diptyque ?
Non pas du tout, le concept de Rereading By The Other est assez différent. Ça fait des années que je fais des remixes pour tout un tas d’artistes et je me suis dit que, cette fois, on allait inverser les rôles : ce sont les autres qui allaient remixer des titres à moi. J’ai choisi les titres à remixer histoire de ne pas trop s’éparpiller car j’en ai énormément et ça risquait d’être compliqué pour retrouver les stems de tous ceux-ci. Je me suis principalement focalisé sur trois albums : Oscaroceanic Tentaculoss dispo chez Kalamine Records (2023), Gros Circus paru chez Paris Zombie Netlabel en 2022 et pour finir IHYS sorti chez BRK Records en 2019. Dix-huit artistes et amis ont répondu à l’appel pour vingt-trois titres. Je suis super content des résultats. C’est toujours intéressant de voir comment chacun réinterprète le titre à sa façon. Je pense le refaire un jour.
D’une manière générale, tu as une signature sonore très marquée. Même lorsque tu abordes des genres musicaux variés, on reconnaît instantanément tes morceaux. Ces deux albums le démontrent assez bien. A quoi attribues-tu cette patte Grosso Gadgetto ?
Même si ma musique aborde des genres musicaux différents, je garde toujours une ligne directrice, une cohérence entre les titres et, dans un album, c’est très important pour moi. Sinon, ce serait comme un film qui partirait dans tous les sens, avec des scènes incohérentes. Au bout d’un moment, tu décroches parce que tu ne comprends plus rien. Un album qui part dans tous les sens, c’est pareil pour moi. Par exemple, je ne peux pas écouter un album de breakcore ou de harsh-noise, je n’y comprends rien et je décroche assez rapidement. La musique, il faut que l’on puisse la comprendre, même si c’est ultra expérimental. J’ai mis des années pour arriver à ça, sûrement dû à mon expérience musicale. Je fais de la musique depuis 1986, j’ai commencé avec une boîte à rythmes Roland TR-505 et un DX100 de chez Yamaha. J’étais fan de coldwave, j’écoutais des groupes comme Joy Division, Bauhaus, Fad Gadget, Siouxsie and the Banshees, The The etc... Je voulais faire ça. Puis bassiste dans des groupes punk, hardcore, rock, puis batteur pendant quinze ans dans des groupes metal, hardcore, punk, indus. À l’époque, quand je jouais du metal, on a vite compris que l’on n’obtenait pas la puissance par la vitesse mais par le son. Du coup, on accordait les guitares bien plus bas qu’un accordage classique car à l’époque il n’y avait pas de pédales d’octave et l’on jouait moins vite. Là, on avait de la puissance. En 92 j’ai acheté mon premier sampler, un Akai S01 que j’ai toujours d’ailleurs. Là, j’ai commencé à sampler des boucles disco pour faire de la musique électronique, électro, disco, house music, etc. et j’ai acheté plein d’autres machines pour faire toutes sortes de bruit pour toutes sortes de musiques. Voilà pourquoi j’aborde des genres musicaux variés mais que l’on reconnaît instantanément mon style car ce sont toutes ces influences musicales que j’ai écoutées ou jouées depuis toutes ces années qui font la patte de Grosso Gadgetto.
Ton univers est très marqué par une ambiance science-fiction dystopique. On pense forcément à Orwell (que tu as adapté en musique avec 1984), à Dick, au cinéma SF ("28 Days Later"), mais aussi aux mangas de Masamune Shirow ou Katsuhiro Ōtomo. Peux-tu nous en dire plus sur ta relation à la SF sous toutes ses formes ?
Oui, j’adore les films de SF et les films post-apocalyptiques ou de zombies en tout genre. Les mangas, c’est un peu moins ma génération, mais j’aime beaucoup ce que fait Katsuhiro Ōtomo, surtout "Akira". Quand il est sorti dans les années 90 en long-métrage, je l’ai trouvé très compliqué, plus pour les adultes que pour les enfants. Quand j’étais gamin, la science-fiction, c’était l’invasion extraterrestre, les soucoupes volantes et autres objets volants non identifiés, où le présent racontait le futur. Les meilleurs films de SF ont tous plus de trente ans ou pas loin. Je cherche toujours les objets volants non identifiés dans le ciel et je n’y trouve que des avions ou des satellites, même si je suis fan de "X-Files", "Blade Runner" ou "La Planète des Singes", j’ai plus l’impression d’être dans "1984" ou "Soleil Vert". Le futur est devenu le présent. La vie de tous les jours et la direction que prend le monde m’inspirent plus que le pire film de SF. La période post-Covid a été une bonne source d’inspiration pour moi. Pour ce qui est de "28 Days Later", ben oui j’adore. Je me suis même amusé à refaire la BO à ma sauce 28 Days After (2020) que tu trouves sur mon Bandcamp. Ce projet a été un gros défi pour moi, vingt-huit jours en vingt-huit titres en à peine un peu plus d’un mois. "1984" de George Orwell, plus précurseur que ça ce n’est pas possible, c’est le présent écrit en 1949 et on est en plein dedans, il me semble, et depuis des années. Je me suis aussi amusé à réinterpréter la BO du film de Michael Radford. Aussi disponible sur mon Bandcamp avec une belle pochette de Sagana Squale.
Justement, tu portes un soin particulier à tes artworks, récemment avec Timothée Mathelin, plus régulièrement avec Sick Ced. Comment procèdes-tu pour le choix de ceux-ci ?
Ben oui, par expérience, je peux te dire que si ta pochette n’est pas jolie, les gens ne vont même pas écouter ce qu’il y a dedans. C’est important, une belle pochette et c’est un truc que je suis incapable de faire, chacun son truc. Très souvent, pour l’artwork, je laisse carte blanche. J’envoie une maquette des titres du projet avec un titre d’album et je laisse faire. Souvent, l’artiste s’inspire de la musique et ça marche bien car c’est très rare que je fasse refaire une pochette parce qu’elle ne me plaît pas. Timothée Mathelin, c’est la première fois que l’on bosse ensemble et j’aime beaucoup son travail. Il a été graphiste chez Jarring Effects pendant quelque temps. Pour ce qui est de mon fidèle Sick Ced, lui, c’est un vieux pote, comme mon frère. Ca fait plus de trente ans qu’il est à mes côtés. On se voit souvent et il sait exactement ce que j’aime et ce que je veux. Mais il y a aussi le Canadien Sagana Squale avec qui j’ai souvent bossé. Lui aussi, c’est un tueur et il a vraiment son propre style. Il est aussi illustrateur de BD. J’aime beaucoup son travail. Il y a aussi Soy Nando de Toulouse. C’est un crack, lui aussi. Il m’a fait pas mal de pochettes ces derniers temps. Rereading By The Other, Hidden Children Of The Vatican ou encore ASTRO TRAVAIL avec Billion O’Clock et plein d’autres, c’est lui. Je pourrais aussi citer Arnaud Chatelard sous le pseudo Max Guy-Joseph qui m’a fait plusieurs pochettes tirées de ses photos perso ; il est doué, lui aussi. Je vais essayer de n’oublier personnes mais j’ai aussi bossé avec Fab de Paris Zombie Netlabel qui se démerde plutôt bien ou encore Sophie de Pink Room qui est une photographe hors pair.
Revenons un peu sur certaines de tes précédentes sorties. Des albums comme The Great Desillusionment ou Come With Me explorent une direction plutôt dark ambient, avec moins de beats. Est-ce un aspect de ta musique que tu comptes davantage approfondir ou est-ce l’inspiration du moment qui te dicte l’ambiance de ton projet ?
Ma musique dépend de l’inspiration du moment, oui, mais pas que. Je sais aussi construire toutes sortes de musiques. Pourquoi je m’en priverais tant que l’album raconte une histoire et que ces titres sont cohérents entre eux ? Il y a longtemps que je ne compose plus pour les autres, mais pour moi. Come With Me est assez différent, bien plus sombre. Il évoque la fin du monde, les catastrophes, l’extinction. Alors que The Great Desillusionment bien plus mélodique, évoque l’échec, la déception, la désillusion. C’est suivant mon humeur, je ne sais jamais à l’avance ce que je vais faire. Des fois, je suis triste ou énervé, ou des fois les deux, et parfois je suis de bonne humeur et heureux, comme tout le monde, du coup ma musique dépend beaucoup de ça. J’aime les musiques expérimentales, sombres, indus, agressives mais j’aime aussi la mélodie, la pop ou les musiques du monde. Par contre, peu importe mon humeur, je me mets toujours des barrières. Par exemple, il faut que ça soit expérimental mais pas bruitiste et pour les musiques plus accessibles, il faut que ça groove mais sans être dansant. Je respecte aussi la couleur du label avec lequel je vais sortir le projet, c’est important. Quand je compose une musique avec du beat, je suis obligé de respecter tout un tas de choses fondamentales comme le tempo, les mesures, la couleur de la chanson. Je veux dire par là que si mon titre a des guitares metal, je ne vais pas faire un beat bossa ou flamenco alors qu’une prod sans beat, tu peux faire n’importe quoi : faire intervenir une note, un son, un sample où tu veux sans qu’il soit forcément dans la tonalité, le tempo ou le style.
Tu publies régulièrement sur le label Mahorka. Peux-tu nous expliquer la relation qui te lie à ce label ?
Oui, j’adore travailler avec ce label emblématique qui se trouve en Bulgarie et qui produit principalement de la musique expérimentale. Mahorka est géré par Ivo Petrov, un mec adorable et surtout très professionnel. Il a un gros réseau de distribution un peu partout dans le monde et il a beaucoup de contacts aussi bien avec les gens du milieu musical qu’avec des artistes, radios, etc. Mahorka produit des albums et des compilations de ces artistes aussi bien en numérique qu’en analogique (K7, CD, vinyles) et toujours de très bonne qualité. Et quand tes supports physiques sont fabriqués et finis, il t’envoie un énorme colis avec ta prod en trente exemplaires et celle des autres artistes du label, ce qui est plutôt rare. D’habitude, même si je paye moins cher, je paye pour recevoir mes propres K7 ou CD. Même les frais de port. Pour info, je vais bientôt sortir un nouveau projet chez Mahorka : une collaboration de deux albums, deux univers différents, avec l’artiste belge Brainquake.
On a hâte d’écouter ça ! A propos de collaboration, tu travailles régulièrement avec Julien Ash au point d’apparaître souvent dans le lineup de NLC. Comment est née cette aventure commune ?
La magie d’internet ! J’ai découvert Julien Ash par hasard. Je ne sais plus qui a contacté l’autre en premier, mais j’ai tout de suite été séduit par sa musique et le personnage très humain, drôle, gentil, adorable, et surtout très pro musicalement. Je me sens très proche de lui dans la façon de composer et interpréter la musique. Notre rencontre s’est faite très naturellement et nous avons très rapidement collaboré plusieurs fois sur nos projets respectifs mais aussi sur des projets communs. C’est toujours très facile, simple et agréable de travailler avec lui. Il a une bonne oreille et de l’expérience, même si ta musique ne ressemble à rien, il arrive à la flatter, c’est un magicien.
Y a-t-il justement des artistes avec lesquels tu aimerais collaborer ?
Oui, bien sûr, il y en a plusieurs, des connus et des moins connus. Pour les plus connus, je citerais Justin Broadrick (Techno Animal, Godflesh, Jesu), Sascha Ring (Apparat, Moderat), El-P (Company Flow etc.), Matt Johnson (The The), Colin Julius Bobb (Sensational) ou encore le groupe Human Impact que j’adore. Mais là, je rêve. Pour les moins connus : j’aime beaucoup Anatoly Grinberg (TOKEE), Nicolas Dick (Kill the Thrill), Zëro, Traître Câlin, ou encore Jordane Prestrot.
Les messages sont passés. Si l’une ou plusieurs des personnes citées nous lisent, elles savent ce qui leur reste à faire ! Ces derniers temps, sur tes réseaux, on ressent une certaine amertume de ta part quant au manque de reconnaissance des artistes underground. Quelle est ta vision du paysage musical actuel ?
Sur cette question, je ne vais pas me faire des amis ! Oui, effectivement, déjà la presse spécialisée papier, si tu ne sors pas ta musique sur un support physique, tu oublies, tu ne les intéresses pas, ni même avec. Ils ont malheureusement perdu la notion de la découverte, à part si tu as un pote qui y bosse ou si tu es signé sur un label à la mode. De nos jours, le carnet de contacts est presque plus important que la qualité de ta musique. Heureusement, il y a les petites radios, les fanzines internet et des netlabels qui, eux, n’ont pas peur de la découverte. Mais du coup, ça fait beaucoup de monde qui tape à la porte. La concurrence est dure car il y a beaucoup de projets musicaux qui sortent tous les jours et la moitié de ces projets passent complètement inaperçus et tombent dans l’oubli. Je trouve ça triste. Les netlabels, c’est pratique, pas de contrat, pas d’exclu et une certaine liberté, mais très peu de budget et souvent un réseau de contacts limité. N’importe qui peut créer une page Bandcamp et prétendre être un label. C’est bien, mais le souci, c’est qu’il n’y a pas beaucoup de travail de fond et très peu de promo à part quelques partages sur des groupes Facebook et ça, ce n’est pas de la bombe non plus. Honnêtement, tu n’as pas besoin d’un label pour si peu de résultat, quand tu vois le taf que demande une seule sortie d’artiste au niveau promo, imagine quand un label sort un album voir deux par jour. Je doute sérieusement que ça soit bénéfique. Après si tu as un gros réseau et des contacts avec des magazines, fanzines internet, radio, tourneurs, distribution ou que comme Mahorka et Attenuation Circuit tu sors des prods sur des supports physiques, là, ça porte normalement ses fruits. Mais ce n’est pas une science exacte non plus. Tu as toi-même plusieurs labels et tu sais encore mieux que moi de quoi je parle et à quel point c’est dur de faire découvrir tes artistes. Même quand tu fais cadeau des codes pour télécharger un album gratos, tu as la moitié des codes qui ne sont pas utilisés. Par exemple, pour la compilation Rereading By The Other, j’ai fait cadeau de cent codes et seulement vingt personnes ont pris la peine et la politesse de la télécharger tandis que huit l’ont achetée. Les quatre-vingt codes qui restent, c’est pour mon cul et pourtant tous les amis de ceux qui ont participé et les miens ont trouvé cette compilation super ! Idem pour les codes cadeau de Addictive Substance Compilation. Beaucoup de gens s’en foutent même quand tu leur en fais cadeau, pourtant c’est une compilation riche en quantité, en qualité, avec une démarche plutôt rare pour du hip-hop produit par un Français. Tous les gens de mon entourage ont trouvé cette compilation géniale, mais très peu de personnes en parlent ou font une chronique. Va comprendre.
Nous, sur IRM, on le fait (rires). A contrario, je t’ai déjà vu battre en brèche l’idée que l’industrie musicale était plus vorace aujourd’hui. Tu rappelais notamment tes expériences de recherche de labels dans les années 90…
Je vais encore passer pour un vieux réac. Oui et non. Dans les années 90, il y avait de vrais labels indépendants gérés par des passionnés qui investissaient leur propre thune et qui croyaient en leurs coups de cœur. Du coup, ils se bougeaient le cul pour avoir l’artiste que personne n’avait encore découvert. Ils avaient souvent un gros carnet d’adresses et de contacts et très peu de labels touchaient des subs [subventions, NDLR]. Quand c’est ta propre thune et ben tu te bouges le cul pour que ton artiste soit connu et te ramène de la thune via les ventes d’albums, les concerts, gros festivals, pubs, génériques de films, merchandising, showcases etc. Ils faisaient un vrai travail de fond. Ils payaient même des mecs pour aller voir à la Fnac et autres boutiques de disques si les albums de leurs artistes étaient bien en rayons. Car à l’époque, les supports c’était des K7, des CD ou des vinyles et très peu voire pas du tout de musique virtuelle. À cette époque, certains labels indépendants recevaient plein de cartons de prods par jour d’artistes qui voulaient se faire signer chez eux et les contrats étaient gros comme des livres. Tout a été très vite avec internet dans les années 90. Quand j’ai démarché un label au Japon, je lui ai envoyé une démo en K7. Elle mettait six mois pour arriver et il mettait six mois pour te répondre, s’il te répondait. Du coup, les titres de ta démo avaient un an et souvent tu ne les jouais même plus car tu en avais de nouveaux. Alors que maintenant, quand j’aime un artiste et que je veux collaborer avec lui, je lui envoie le titre et j’ai une réponse en cinq minutes. Grâce à internet, les choses ont bien évolué. Je ne sais pas si c’est une bonne chose, mais ce que je sais, c’est qu’on n’a plus besoin d’être musicien pour faire de la musique ou directeur artistique pour pouvoir monter un label. Du coup, les places sont bien plus chères, les netlabels sont nés et les labels indépendants ont disparu comme les dinosaures.
Et l’underground lyonnais, comment se porte-t-il ?
Comme partout, je suppose, plus de groupes que de structures, avec des labels indépendants qui, a contrario des netlabels, ont beaucoup de moyens. Quand je parle de moyens, je ne parle pas de leur propre argent mais des subventions de l’État qu’ils touchent chaque année. Pour ce que je connais, ils prennent souvent très peu de risques et ont perdu leur curiosité. Ils sont plus à la recherche du groupe que tout le monde connaît, celui qui va bien remplir les caisses, celui qui est dans la mouvance -et pas que musicale. Ils surfent sur la vague et ont souvent plusieurs casquettes (label, éditeur, tourneur, producteur, organisateur etc.). Lyon, c’est une grande ville et comme dans toutes les grandes villes, il y a énormément de groupes dans tous les styles différents, mais c’est une ville plutôt rock, metal, hardcore et tu trouves encore des lieux et des assos pour faire jouer ce genre de musique, même si tu es un petit groupe. Pour le hip-hop ou la musique électronique, c’est plus compliqué. Il y a quelques bars, mais sinon ce sont souvent des grosses structures et assos comme l’Original Festival ou les Nuits Sonores qui font rarement jouer des artistes lyonnais, à part dans les soirées off, ou encore le Jarring Fest qui, eux, ne font jouer que leurs artistes. Moi je suis de Villeurbanne, la ville qui a été élue capitale de la culture en 2022 par le Ministère de la Culture. Ça, c’est de la grosse branlette. On a deux ou trois graffitis sur des pauvres murs cachés et un festival par an (les Invites), et on est capitale de la culture. Pour répondre à ta question, l’underground lyonnais se porte bien tant qu’il se démerde tout seul.
Finissons avec quelques recommandations. Quels artistes mériteraient davantage d’exposition selon toi ?
Tous les artistes underground méritent plus d’exposition, pas un plus que l’autre. Tant que sa musique tient la route, qu’elle est crédible et qu’en plus elle est originale et faite avec amour, il n’y a pas de raison. Mais bon, à moins d’être multi-casquettes, un artiste ne peut pas tout faire : pochette, mastering, trouver des dates et promouvoir sa musique. Ça, c’est un autre métier. Tu peux le faire, mais ça s’appelle bricoler. Malheureusement, par manque de moyens ou de contacts, on est tous un peu bricoleurs. Et on a de la chance qu’il existe des plateformes gratuites comme Bandcamp où on peut diffuser et vendre notre musique ou anciennement Myspace et autres car avant, pour avoir ta propre page, il te fallait un site et pour le fabriquer, c’était compliqué et ça coûtait cher. Ensuite, il fallait un hébergeur qui, lui aussi, coûtait cher. Et si tu ne le payais pas, il te virait et tu perdais ta page. Et même, comme moi, ton nom de domaine, et pour le récupérer, il fallait payer.
Toujours le fric, le nerf de la guerre. Quels sont les trois albums que tu conseillerais a quelqu’un qui souhaiterait découvrir Grosso Gadgetto ?
En entrée et pour commencer, je citerais 28 Days After (Atypeek Music, 2020), une interprétation musicale et personnelle en référence au film "28 jours plus tard". C’est un album à la fois expérimental, movie, ambient sombre et parfois un peu plus joyeux, mélodique et très accessible. Un peu toutes les facettes de ma musique en un album de vingt-sept titres. En plat de résistance et son accompagnement, je conseillerai Violenza disponible chez Mahorka (2023), mon album le plus sombre à ce jour. Ne l’écoute pas la nuit, sinon tu ne seras plus jamais toi-même. Pour le dessert, je te propose une compilation dans un style plus hip-hop et riche en collaborations et featurings, Addictive Substance Compilation. Cet album te donnera une définition de ma conception et interprétation du hip-hop. Et pour le café, une autre compilation, cette fois de remixes de différents artistes que j’ai remixés ces dix dernières années, Compilation Remix de 2023. Avec ces quatre albums, tu as vraiment une palette complète et digeste de ma musique.
Quels sont les trois albums de ta discographie pour lesquels tu as une tendresse particulière ?
En n° 1, Paranorama, mon deuxième album. Il a fait découvrir Grosso Gadgetto. C’est un album abouti, à la fois hip-hop et expérimental. J’avais enfin trouvé ce que je voulais faire avec The Real Fake MC & Didydee (Jarring Effects, 2008). A l’époque, cet album a bien cartonné dans la presse avec beaucoup de dates de concerts en France et à l’étranger et m’a permis de jouer au RECession Festival 2008 (à Aarhus, Danemark) où j’ai remporté le trophée du meilleur groupe international devant Dalëk.
En n° 2 Woke (Solium Records, 2021). Un album improbable, construit en plein confinement Covid avec Sophie de Pink Room qui, au départ, est une improvisation instrumentale de drone sur une piste d’une heure sans avenir qui allait finir à la poubelle. Je l’ai récupérée, découpée, décortiquée pour en tirer cinq bases que j’ai structurées en chansons. Mon travail a bizarrement pris une couleur hip-hop expérimental, du coup j’ai invité Oddateee avec qui j’avais déjà travaillé, qui a été séduit par le projet.
Enfin, en n° 3, This Sad and Endless Road qui date de 2023, un album instrumental et sans beat, doux et mélodique, que j’ai composé en hommage à mon ami Bruno, parti beaucoup trop tôt de cette merde de cancer, mon confident et compagnon d’expérimentations dans tous les sens du terme, avec qui j’ai passé plus de trente ans de ma vie, dans différents projets musicaux.
Une bien belle manière de refermer cette interview que de finir sur cet hommage à ton ami. C’est un très bel album, je confirme. Un grand merci à toi, Christian, pour ton temps et ta sincérité. On a hâte de découvrir tes prochains travaux !
Tous les albums de Grosso Gadgetto sont disponibles sur la page Bandcamp de l’artiste : https://grossogadgetto.bandcamp.com/
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