Laurent Santi : "J’y passe une grosse partie de mon temps, j’y ai perdu pas mal d’argent, mais je crois bien que ça vaut le coup."
En février de cette merveilleuse année qui s’annonce, cela fera cinq ans que Cœur Sur Toi martyrise les tympans délicats et piétine la bienséance du paysage musical hexagonal. Une compilation dédiée au défunt canidé de son patron, le deuxième album d’un groupe qui ne se reforme que 24h tous les dix ans, un long format de hard rock sensible dédié aux misfits de ce monde ou encore une collection de sons fantômes rassemblés dans un projet participatif : tel est le genre de cassettes que l’on trouve à profusion sur le label phocéen.
Et lorsque les genres abordés sont plus conventionnels (pop, punk, hip-hop, etc), c’est toujours par la marge que Cœur Sur Toi les appréhende. L’occasion était trop belle de rencontrer son grand timonier Laurent Santi pour une conversation à bâtons rompus autour de thèmes aussi divers que l’underground, la variété française ou le football.
IRM : Salut Laurent.
Laurent Santi : Yo Ben !
Commençons par le commencement. Cœur Sur Toi est un label qui sort principalement des cassettes alors commençons simple : quelle est la première cassette que tu t’es acheté ?
C’était le premier album de Rage Against The Machine. Monumentale baffe.
Parle-nous un peu de ton rapport à ce format. Quels sont tes souvenirs liés à la cassette ? Tu écoutais plutôt sur l’autoradio de la voiture familiale ou plutôt seul sur ton walkman ?
Seul sur mon walkman, essentiellement. Dans la voiture familiale, on écoutait surtout Nostalgie.
Ce format évoque tout de suite les compils qu’on se faisait, qu’on enregistrait pour soi ou pour les autres. C’est quelque chose que tu as pratiqué ?
Oh que oui. Les compilations enregistrées à la radio ou composées de « best of » des samplers Rock Sound, on s’échangeait ça dans la cour du lycée. Les cassettes, c’était à la fois précieux et anecdotique, on faisait les malins en mettant des étiquettes dessus et en y écrivant de styles obscurs. C’était chouette.
On a vu que tu diversifiais un peu ces derniers temps tes supports de sortie (vinyle avec Suif, CD avec Potier). Est-ce quelque chose que tu comptes développer ou Cœur Sur Toi est-il destiné à rester un label cassette ?
Cœur Sur Toi va rester essentiellement un label cassette, mais j’ai décidé de m’autoriser des sorties autres. Cœur Sur Toi va notamment bientôt participer aux prochains vinyles de Tony Gerrano et de Chafouin.
Souvent, d’ailleurs, ce sont des sorties conjointes avec d’autres labels. Comment ça se passe ?
Les groupes ont fini par se rendre compte que ça ne sert à rien de lâcher des milliers d’euros pour se retrouver avec 300 vinyles qui vont leur rester sur les bras pendant 10 ans. Maintenant, ce qui se fait beaucoup, c’est que le groupe fait un deal avec plusieurs labels. Chaque label met des sous et à la part de vinyles correspondante. C’est beaucoup plus cohérent, je trouve, ça diffuse la musique du groupe par plusieurs réseaux différents.
Tu évoquais RATM au début de cet entretien. On sait que tu as un gros background nineties. Les années 90, c’est aussi le premier âge d’or du rap français. IAM, NTM, c’est quelque chose qui te parlait ?
IAM totalement. J’étais dans un collège de campagne, mais très craignos, c’était l’ennui le plus profond. Quand Je danse le mia est sorti, on s’imaginait tous Marseillais, sans rien comprendre à ce que ça racontait. NTM j’ai découvert un peu plus tard, fin lycée je dirais. J’ai adoré l’énergie, mais je serais incapable d’écouter un album entier, je trouve ça assez pénible sur la longueur.
Le prétexte de cette interview, ce sont les cinq ans du label. Ça fait un peu un peu rendez-vous avec la DRH mais quel bilan dresses-tu de ces premières années d’existence ?
Sincèrement, je ne suis généralement pas porté sur l’auto-satisfaction, mais je suis super fier de ces 5 ans. Cœur Sur Toi, pour l’instant c’est plus de 100 sorties en 5 ans et, en comptant les compils, ce sont des centaines d’artistes qui sont passé.e.s par là. J’ai découvert des artistes incroyables, des groupes se sont rencontrés comme ça et ont collaboré, y a même eu un couple qui s’est créé. (rires) J’y passe une grosse partie de mon temps, j’y ai perdu pas mal d’argent, mais je crois bien que ça vaut le coup. Même si je suis pas sûr de comprendre ce que peut vouloir dire "valoir le coup". Cœur Sur Toi, c’est ma parenthèse à moi dans un système assez étouffant.
Où est-ce que tu situes Cœur Sur Toi dans le paysage musical actuel, d’ailleurs ?
Je t’avoue ne penser que très rarement à ce genre de choses. J’imagine que Cœur Sur Toi commence à avoir une jolie place dans ce paysage, mais ma vitre est embuée, je vois pas tout.
(rires) On va partir sur quelques questions un peu bateau, mais qui me semblent intéressantes pour appréhender la réalité d’un label tel que le tiens. Sur toutes les demandes que tu reçois, combien en acceptes-tu ?
Je reçois de plus en plus de demandes, d’ailleurs. On va dire que sur 10, il y en a 3 ou 4 qui ne correspondent pas du tout à ce que j’ai envie de sortir. Mais Cœur Sur Toi est très éclectique, donc ça joue surtout sur ma propre subjectivité. Après, sur le reste, je fais des propositions, il arrive que ça n’intéresse pas le groupe, il arrive que le timing soit pas bon, etc.
Attends... Tu es en train de me dire qu’il y a des groupes qui ne sont pas intéressés à l’idée de sortir leur album chez Cœur Sur Toi ?
Bien entendu. Je ne trouve pas ça choquant, hein. Des groupes contactent les labels sans regarder ce qu’ils font, certains s’imaginent que Cœur Sur Toi est un truc un peu plus « officiel ». Mais c’est vrai que ça, ça arrive de moins en moins.
En cinq ans, Cœur Sur Toi s’est fait une place chaque année plus importante dans le paysage underground français. On ne va pas se mentir, comme beaucoup d’entre nous, enfin, au moins comme moi, tu n’étais pas le mec le plus cool du lycée. Ce succès, c’est une revanche sur toutes les personnes qui ne croyaient pas en toi ?
J’étais même probablement le moins cool (rires). Une revanche, pas du tout, parce que j’imagine que les gens qui me méprisaient à l’époque me mépriseraient tout autant en voyant que je passe le plus clair de mon temps à enregistrer des cassettes. Heureusement, je les emmerde.
Et tu as bien raison. Question Jacques Pradel, maintenant : de quel artiste perdu de vue aimerais-tu avoir des nouvelles ?
Je m’inquiète beaucoup pour Benjamin Biolay. Et pour Jacques Pradel.
(rires) Pour fêter cet anniversaire, tu sors une compilation gargantuesque de reprises de chansons françaises. Tu peux nous en expliquer le concept ?
Oui, je sors le volume 2 de Toute la musique que j’haine, compil de reprises de chansons francophones. Y a vraiment de tout, du Téléphone en rap, du Johnny noise, Etienne Daho punk rock... Grâce au volume 1, j’ai découvert énormément d’artistes incroyables.
Tu évoquais Radio Nostalgie, tout à l’heure. Cette compil comprend pas mal de reprises de variété française ; quel est ton rapport à ce style musical ?
Je pense que ça m’a donné un goût pour ça, même si je n’en écoute jamais. Il y a des tas de choses là-dedans que je trouve très bonnes. De plus, j’ai un vrai attachement au texte. Je suis par exemple très fan d’Alain Souchon. Après, dans la variété, j’ai plein de petits plaisirs coupables. Je trouve que Pour que tu m’aimes encore de Céline Dion est une chanson magnifique, tout comme Quelque chose de Tennessee de Johnny. Ce sont juste des exemples, y en a des tas d’autres. Voilà, c’est dit. Ça fait du bien de t’avouer ça.
Si on est honnête, on doit être nombreux dans le même cas. (rires) Sable Sorcière est un artiste que tu pousses beaucoup en live mais qui n’a, à ma connaissance, sorti aucun album. Peut-on espérer en voir un sortir bientôt ?
Oui, le premier EP va en effet sortir tout bientôt ! Sable Sorcière est un one man band marseillais post-punk / coldwave, et c’est en effet le premier artiste pour lequel j’organise des concerts. Vincent, qui est à la tête de ce projet musical, est un de mes meilleurs amis et un musicien incroyable.
On a bien hâte que ça sorte ! A propos de concerts, tu organises de plus en plus d’évènements de ce genre. C’est une direction que tu vas continuer à explorer ?
J’en organise déjà depuis quelques années car je fais partie du collectif Fin de Semaine, qui organise sur Marseille et alentours pas mal de concerts. Au nom de Cœur Sur Toi, oui je vais continuer à développer des tournées pour Sable Sorcière et pour CLAQUE (dont je sors le premier EP le 14 février), et d’autres, selon les demandes, à Marseille, ailleurs... On verra !
Tu détestes le foot et pourtant tu as sorti un album qui y est consacré. Cœur Sur Toi est un label marseillais, on le sait. Si l’OM t’appelait pour sortir le nouvel hymne du Vélodrome, auquel de tes artistes le confierais tu ?
Je ne déteste pas le foot ! Je l’ai beaucoup aimé. Depuis des années il m’indiffère, comme beaucoup de choses. (rires) J’adorerais que l’OM m’appelle pour ça. Je pense que je demanderais à plusieurs groupes de Cœur Sur Toi de fonder un super groupe pour l’occasion et de s’y pencher : je verrais bien une alliance Son Of Socrates (qui avait sorti le tout premier album de stadium synth au monde) / Sable Sorcière / Krötale.
Ah ça ferait un sacré lineup ! Mais attends, c’est une sacrée révélation pour moi. Explique-nous un peu ce lien brisé avec le ballon rond ?
Vers mes 18-20 ans, j’ai fait une giga dépression. A l’époque on ne voyait pas de psy, c’était mal vu, c’était « pour les fous ». J’ai géré ça comme j’ai pu. J’ai bazardé presque tous mes disques, VHS, livres, et inconsciemment, j’ai balancé quelques passions à la poubelle. Le foot en a fait partie. Je précise que j’adorais en regarder autant que je détestais y jouer. Puis le foot, c’était le lien à mon père, je regardais les matchs avec lui à la télé. Quand j’ai déménagé, je voyais moins l’intérêt.
On te sait cinéphile, plutôt tendance Troma Entertainment que MK2 Distribution. Quel film est le plus Cœur Sur Toi ?
Sans hésitation, "Donnie Darko". Un gros lapin, la fin du monde et de la new wave, c’est tellement Cœur Sur Toi que ça pourrait être mon épitaphe.
Tant qu’on est dans le domaine du cinéma, par quel réalisateur tu aimerais te voir confier la direction d’une BO ?
John Carpenter. On ferait un "L’antre de la folie" darkwave.
Merci pour ton temps.
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