Rien Virgule - Berceuses Des Deux Mondes

Ce n’est toujours pas avec Berceuses Des Deux Mondes que Rien Virgule frôlera l’anecdotique.

1. Le Rythme Du Sang
2. Rimane Solo
3. Petits Os Déshérités
4. Ostinato Des Parades
5. Enclos Des Langues
6. Chute Imaginaire D’un Astre
7. L’esprit Bruyant
8. Les Intrus Du Cosmos
9. Sources Jaunes
10. Le Manifeste Évaporé
11. Lenteur Des Montagnes
12. Labyrinthes

date de sortie : 31-01-2025 Label : Zamzamrec, Permafrost, Murailles Music & La République des Granges

Bien évidemment que quelque chose a muté depuis la disparition de Jean-Marc Reilla en 2019. Le flux de Rien Virgule est devenu plus synthétique, parfois un brin plus grandiloquent (mais c’est vraiment très rare) ; en revanche, ce qu’il reste, c’est la grande étrangeté. Le flou. C’est ponctué et grouillant, complètement habité par une multitude de sons qui pulsent et c’est tout à la fois solennel et mystérieux. Rien n’est droit, le parterre est parcouru de bulles de mercure mêlées d’eau forte, c’est très aqueux et cyclique et par-dessus (ou en dedans), la voix s’élance. On identifie des volées d’Italien mais comme elles se chevillent aux nappes anxieuses et aux chœurs, ce chant reste lui aussi un mystère.
Des morceaux pour autant adviennent. De vrais morceaux, avec un début et une fin, qui provoquent des choses. Ils peuvent être assez courts ou plus longs, leurs contours aisément identifiables ou non mais tous ont leur identité et surtout, tous happent d’une manière ou d’une autre. Dans l’ensemble, c’est plutôt sombre et froid, mais comme rien n’est vraiment fixé, le ciel de traine est parfois troué de rais lumineux qui réchauffent légèrement l’ossature. Surtout, ce qui saute aux yeux, c’est le charme fou. De sa formule resserrée (des synthés, quelques samples, une batterie, une voix), Rien Virgule tire des mappemondes et des épopées. Eux appellent ça des Berceuses Des Deux Mondes et c’est plutôt bien vu.
On trouve dans tous leurs disques - et dans celui-ci en particulier - un écho étrange à tout ce qui nous entoure. La musique s’accorde parfaitement à notre époque flinguée en lui offrant un contrepoint suspendu, salutaire dans toute cette hystérie, mais comme tout y est étrange, elle semble aussi parvenir d’ailleurs. Ça peut être très élégant alors que le parterre est parcouru de sons dégueulasses et visqueux, ça peut aussi être complètement martial en s’appuyant sur des nappes très douces et harmonieuses, c’est parfois dépourvu de squelette et à d’autres moments, on ne voit que la structure. Bref, si le disque garde sa patte tout du long, les morceaux y sont très différents.

Quelques-uns marquent d’emblée par leur évidence : Le Rythme Du Sang en ouverture par exemple, parfaite introduction à cette collection de "berceuses" dont on comprend très vite qu’elles n’en sont pas. Il y a beaucoup d’urgence là-derrière, pas mal d’anxiété aussi et on sent pulser dans les veines du morceau un flux torréfié qui ressemble plus à du café noir qu’à du sang. Plus loin, Enclos Des Langues met en avant ses atours charmants mais même chose, on sent bien que c’est pour de faux. La tranquillité dont il fait preuve n’est qu’un leurre. Si on regarde un peu en-dessous du chant et des nappes tintinnabulantes, on identifie des choses plus grouillantes et mortifères. Il y aussi Labyrinthes à la toute fin, petite berceuse pour monde irradié. Les claviers y deviennent insectes, des boites à musiques désarticulées hantent le morceau, la pulsation cassée devient de plus en plus véloce, les bruits s’amoncellent autour d’un texte qui a tout d’une épitaphe : "Dernière musique, dernier chant, jour et nuit sur cette terre, des chants plus profonds pour tes petites fleurs fanées".
On trouve également d’autres morceaux marquants - en fait, il n’y a que ça - tout aussi beaux qu’étranges, tout aussi exsangues que vifs (Rimane Solo, Ostinato Des Parades, Les Intrus Du Cosmos ou encore le magnifique Lenteur Des Montagnes par exemple), parfois complètement muets, décharnés, à la limite de l’ambient (Petits Os Déshérités ou Sources Jaunes), tout le temps immersifs et enveloppants et à chaque fois, on est pris.
Le disque est long mais il s’y passe tellement de choses qu’on ne s’y ennuie jamais et de toute façon, Rien Virgule se placera toujours au-delà de ce type de considération. Impossible d’évoquer le vain ou l’inutile avec une telle matière mouvante et sensible, les longs doigts gris de l’ennui ne peuvent que se briser contre ces espaces qui racontent tellement. Pour ma part, je reste fasciné par la facilité avec laquelle Anne Careil (chant, synthétiseurs), Mathias Pontevia (batterie inventive, samples) et Manuel Duval (synthétiseurs) arrivent à faire vibrer le moindre interstice de leur musique et à transmettre leurs ondes étranges à tout ce qui l’entoure.

Plongez donc dans cette pochette où l’endroit est à l’envers et l’envers rejoint l’endroit et laissez-vous bercer par le rythme de Rien Virgule en attendant tranquillement la fin du monde.


Chroniques - 02.02.2025 par leoluce