FRKSE - Guilt Surveillance
Soyons francs, nous n’avons pas défendu le précédent album de FRKSE comme il le méritait. Pourtant, il y avait de quoi faire car nombre de choses franchement originales et proprement excitantes se cachaient derrière la tour de Babel aux bras de Shiva signée Albane qui ornait la pochette de ce bel éponyme. Dont acte, nous nous rattraperons sur celui-ci. Et ça tombe bien, lui aussi est une véritable merveille.
Side | :
1. Nice
2. Downed Drone
3. Grind My Teeth Also
4. Suburban Witchcraft
5. Man Of Color And The White Woman
6. I Have Been Hard On Myself
7. New Neighborhood Watch Program
8. Sanctimonious Witness Silences
9. Internment
Side + :
0. Untitled
1. Window Washers
2. Breaking The Holy Detente
3. I Want The City Empty
4. I Gave No Names
5. Fanatic Paranoid
6. Adolescent Propaganda
7. Petty Male Indignities
En revanche, ne vous attendez pas à quoi que ce soit de facile dans la musique de l’Américain. Pour rappel, à ses débuts, FRKSE se baladait dans les méandres de la toile sous le pseudonyme de Rajbot et sa musique d’alors n’avait rien à voir avec celle qui nous intéresse aujourd’hui. Attention, elle était déjà singulière et captivante mais sans doute un poil moins que maintenant, en tout cas moins régulière et surtout, plus ouvertement hip-hop. À l’époque (les cinq ou six premières années du nouveau millénaire), le flow de Rajbot était bien présent et se fondait parfaitement bien dans ses tracks en éternelle construction, déjà protéiformes et partant dans tous les sens selon ses envies. Un flow lui-même indéfini, légèrement nasillard, alternant entre diatribes ludiques, cri primal et épisodes langoureux où il revêtait alors le costume d’un crooner fantasque. Mais bon, à dire vrai, Rajbot, déjà, torturait son rap, lui faisant subir moult outrages et l’impression qui surnageait à l’écoute de Modern Complaints (2005), premier véritable LP du bonhomme (après un Picnic uniquement disponible en CD-R et MP3), était celle d’un grand bordel un brin inégal mais pourtant malicieusement organisé derrière le chaos ambiant.
Aujourd’hui, les choses ont bien changé. Enfin pas tout à fait, FRKSE poursuit encore la voie de l’effacement consciencieux des frontières, qu’elles soient génériques ou musicales, mais de son flow, désormais nulle trace, les rythmiques hip-hop elles-mêmes s’estompent et laissent la place à quelque chose de plus alambiqué, plus solennel parfois, voire plus frontal. Finis les divagations ou les sauts intempestifs du coq à l’âne, évaporé le jeune chien fou qui taillait dans ses idées avec un couteau de boucher, amalgamant des morceaux de chair épars sans vraiment savoir ce qu’il faisait. Aujourd’hui, tout est plus méthodique, plus travaillé, plus pensé et pour tout dire, plus inquiétant. Car enfin, qu’est-ce qui peut bien habiter sa tête pour lui permettre d’accoucher d’un morceau comme Breaking The Holy Detente par exemple, à l’entame technoïde bourrin sur quelques secondes qui cède la place à un piano sépulcral et répétitif attaché à un rythme structuré qui s’affole pourtant, irrémédiablement, parcouru de stridences vicieuses sur sa fin. Et puis surtout, ce Fanatic Paranoid qui retrouve le lyrisme décharné du post punk, ses accords sombres sur fond de pluie, le fantôme arachnéen de Cure en arrière-plan. Superbe et immédiatement suivi des tambours aliénants d’Adolescent Propaganda et de ses drones électroniques qui défigurent le morceau comme une armée de druides au fond des bois cernée par des bulldozers de bakélite. Saisissant et complètement fou. Presque schizophrène et pourtant structuré.
Et ce n’est là que pour donner un tout petit aperçu de ce qui traverse l’album : rien ne va ici de soi et à la seconde où l’on pense avoir cerné le monstre sonore érigé avec soin par FRKSE, celui-ci se fait encore plus malléable et fuyant et se dérobe sous les étiquettes. Pourtant, le sublime Downed Drone, deuxième morceau de la première face, aux accents slaves et industriels parcourus d’un bourdonnement dévastateur laisse d’abord penser qu’il sera représentatif de ce qui nous attend pour la suite. Ce qui n’est pas du tout le cas. Après un court interlude morbide et flippant, il laisse la place à Man Of Color And The White Woman : un rythme pelé et martelé, lo-fi en diable, sur lequel souffle un vent tourmenté laisse la place à des nappes de synthétiseurs en vagues jusqu’au-boutistes et le morceau se pare d’un coup d’atours électroniques franchement inattendus. Envolés, les accents industriels. Où se trouve-t-on alors ? Aucune idée, en tout cas pas au même endroit qu’il y a un morceau à peine et évidemment pas non plus là où le morceau à venir se tiendra. C’est très déstabilisant mais surtout, parfaitement maîtrisé. Car si tous les instrumentaux n’ont rien à voir les uns avec les autres, pourtant tous se ressemblent et c’est bien là qu’apparaît la patte de FRKSE : incapable de choisir entre les genres, ce qui serait sans doute un renoncement à ce que ses muses et son imagination sans limite peuvent lui permettre, mais imprimant pourtant à ces morceaux un caractère singulier et bien trempé.
Guilt Surveillance est bien dans la droite lignée de son album précédent, tout aussi passionnant, tout aussi maîtrisé, tout aussi brillant dans sa façon d’aborder les genres, quels qu’ils soient, en les faisant sonner comme s’ils poussaient là leur dernier souffle avant la morgue. Simplement, sur celui-ci, il va beaucoup plus loin : les terres hip-hop originelles sont maintenant loin derrière et on ne les aperçoit plus qu’en sortant les jumelles, FRKSE navigue désormais droit devant, vers des contrées certes inhospitalières mais dont la beauté sauvage et fracassée fascine intensément. Une musique vivante où tout se mélange, les accents fortement industriels infusent dans l’électronique, les drones envahissent les quelques rythmiques hip-hop, le sombre plonge dans le dérangé, le gris dans le noir, la terreur se teinte d’une jubilation extrême. À peine un titre est-il fini que l’on se jette impatiemment dans le suivant, tête la première, en se demandant ce qui nous y attend et alors que l’on se perd dans ce labyrinthe cauchemardesque, un simple regard en arrière permet de se rendre compte du chemin parcouru et des multiples bifurcations empruntées jusqu’ici. On passe de pics en abysses en un instant, les émotions contradictoires se fracassent les unes contre les autres et on finit par se taper la tête contre les murs devant tant de maîtrise et de majesté.
L’éponyme avait certes marqué mon année 2011 mais celui-ci marquera sans l’ombre d’un doute toutes celles à venir.
Magnifique, une fois encore.
Et absolument brillant.
De manière à pouvoir se faire une petite idée de l’ambiance générale de Guilt Surveillance, cette vidéo de Downed Drone devrait faire l’affaire : très représentative même si elle ne montre qu’une toute petite parcelle des dynamiques telluriques à l’œuvre au cœur de l’album.
Pour aller plus loin, quelques titres issus de l’album sont présents sur le bandcamp de FRKSE mais pas tous puisque la tracklist de la K7 (publiée, elle, par Time Lapse) est légèrement différente de celle du vinyle (et c’est bien de cette version dont parle la chronique) et n’a rien à voir avec celle de la version numérique.
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