2024 à la loupe : 24 albums jazz/library music (+ bonus)
Des kilomètres de phrases pour ceux qui aiment le jazz, comme chantait Michel. Avis à la population : mes deux sorties musicales préférées de 2024 sont dans ce volet, et même si ce sont justement ces albums qui ont justifié l’inclusion de la "library music" dans un classement par ailleurs beaucoup plus jazz, la qualité générale de cette sélection s’avère symptomatique d’une part de mon regain d’intérêt pour un jazz autre que scandinave ou zornien depuis quelques années, et d’autre part de l’explosion aux quatre coins du monde de nouvelles scènes passionnantes aux confins du hip-hop, de l’electronica, de l’ambient et autres musiques expérimentales et mélangeuses.
Et si les publis généralistes de "musiques actuelles" (sic) en France s’intéressaient encore au jazz ou y bitaient quoi que ce soit ça se saurait, autant dire que ce volet risque d’être le plus riche en découvertes voire si affinité en chocs esthétiques inattendus. Bonne écoute !
1. Ari Balouzian - Ren Faire (OST)
Le Californien Ari Balouzian, nos lecteurs les plus fidèles et curieux s’en souviennent pour le projet (The) Cliff Dweller qui fit notre bonheur dans la première moitié des années 2010 avec son ambient aventureuse et protéiforme teintée de jazz et de beatmaking à ses débuts, puis de plus en plus fantasmagorique et hantée. Dans le cas contraire, et même si son nom ne vous dit toujours rien, il est fort possible que vous ayez entendu sa musique puisque c’est lui, au côté du fidèle collaborateur Ryan Hope (cf. #53 ici) que l’on retrouve aux manettes des très cotés Gabriels, trio néo-soul surtout visibilisé par son vocaliste Jacob Lusk. Ari Balouzian, génie de l’ombre donc et toujours fort discret à la mise en musique de cette étonnante série documentaire de la chaîne HBO passée quelque peu inaperçue chez nous, qui s’attache aux luttes de pouvoir au sein d’une fête médiévale texane après la retraite de son fondateur. Qu’importe le sujet toutefois, du haut de ses 34 vignettes foisonnantes c’est bien la BO qui nous intéresse, absolue dinguerie aux télescopages inclassables, papillonnant entre jazz cinématographique, soundtrack percussif, élégies orchestrales, collages rétro, library music, chorales anachroniques, néoclassique jazzy à la Moondog, dream-pop (avec même un peu de chant féminin sur le vaporeux How Can I Keep from Singing par exemple), musique de chambre au piano et, forcément, musique baroque, au sens littéral (avec pas mal de clavecin notamment) mais pas seulement, une étrangeté palpable se dégageant d’une grande partie de ces morceaux dont l’atmosphère oscille entre tension hantée, féérie décalée et lyrisme ironique. Il faut l’entendre pour le croire, et difficile d’en revenir, surtout pour un admirateur de toujours puisque l’on a également le plaisir d’y retrouver la paire Balouzian/Hope avec leur duo Appraiser le temps d’un Whiskey Tea au beatmaking percutant et d’un Vodka Lemon entêtant et dissonant, aux allures de Lalo Schifrin à la sauce psyché/noise. Un inépuisable monument.
2. Prefuse 73 - New Strategies for Modern Crime Vol.1
"Qui eu cru qu’un fan comme moi des toutes premières heures du projet, et même de l’inaugural Vocal Studies + Uprock Narratives davantage encore que du cultissime One Word Extinguisher, fan pas toujours comblé depuis qui aurait volontiers échangé toute la suite de la disco d’Herren en tant que Prefuse 73 pour n’importe laquelle des merveilles de ses side projects méconnus Savath & Savalas ou Risil, finirait par faire de deux de ses sorties (presque) successives ses albums de l’année ? Et pourtant, après The Failing Institute of Drums & Other Percussion en 2021, c’est d’ores et déjà bien parti pour être le cas de ce New Strategies for Modern Crime Vol.1, dont même le titre transpire la library music, cette tradition très 70s de morceaux composés pour être utilisés après coup dans des bandes originales de cinéma ou de télévision. Ce n’est plus dans la virtuosité rythmique que réside ici le génie du New-Yorkais, mais dans sa luxuriance faussement easy listening et cinématographique en diable embrassant dans un même mouvement jazz baroque aux influences ethniques, electronica downtempo et tension insidieuse d’un groove de soundtrack 70s évoquant sur un morceau tel que She Needs No Introduction Lalo Schifrin ou le proto-abstract de Quincy Jones. Fabuleux !" Quant au Vol.2, un peu en deçà et néanmoins évocateur et brillant, il se serait fait une petite place vers la 17e position de ce classement sans la règle implicite d’un album par projet ou line-up.
3. Lynn Avery & Cole Pulice - Phantasy & Reality
On ne parle pas suffisamment du label portlandais Moon Glyph, pourvoyeur de rétrofuturisme kosmische et onirique à toutes les sauces... y compris jazz pour ce qui est de cette merveilleuse collaboration entre Lynn Avery (aka Iceblink, superbe projet aux confins de la folk ouatée et de la library music, cf. #29 ici) et le saxophoniste Cole Pulice, tous deux membres par ailleurs du trio LCM récemment renommé Signal Quest du nom de leur premier album. Sur le bien-nommé Phantasy & Reality, le duo semble plier l’espace et le temps à sa sensibilité unique, télescopant ballades jazz, synthés magnétiques et ambient méditative au piano presque néo-classique façon Ryuichi Sakamoto pour mieux les fondre dans une production électro-acoustique des plus organiques, background immersif de field recordings, de glitchs discrets, de micro arrangements évanescents et autres effets narcotiques. L’un des ovnis soniques les plus enivrants et dépaysants de 2024, et aussi l’un des plus accessibles et immédiats, ce qui ne gâche rien.
4. Colin Stetson - The love it took to leave you
"Si le Colin Stetson nouveau, quoique toujours aussi singulier, ne surprend plus vraiment les aficionados, il s’avère tout aussi impressionnant que son prédécesseur de l’année précédente, When we were that what wept for the sea : les deux derniers opus du saxophoniste et clarinettiste américain ont en effet en commun une vibration étonnamment accessible, presque mélodique dans son abstraction, tantôt ambient ou plus dynamique, jouant ici sur les variations dans la répétion (The Augur n’est d’ailleurs pas sans évoquer Philip Glass) ou là sur des progressions plus atmosphériques (To think we knew from fear, So say the soaring bullbats), pour un résultat quoi qu’il en soit de plus en plus habité à mesure que les harmonies vocales et autres percussions gagnent du terrain dans la musique du Montréalais d’adoption."
5. ØKSE - ØKSE
Hormis ELUCID et son REVELATOR sur mon podium hip-hop de l’année par ici, personne n’a fait aussi saisissant et incarné chez Backwoodz Studioz en 2024 que ce quatuor ultra cosmopolite (une batteuse californienne basée à New York, un saxophoniste danois, un musicien électronique originaire d’Haïti et un bassiste/claviériste suédois), qui enregistre en Norvège entre Trondheim et Oslo, fiefs d’une impressionnante communauté jazz expérimentale (et de labels historiques du genre tels que Rune Grammofon, Jazzland ou plus récemment Hubro) avec laquelle nos quatre musiciens, en dépit d’un saxo volontiers free et incandescent, n’ont pourtant pas énormément d’atomes crochus. En effet, on pense davantage à EABS (voir plus bas), à la nouvelle scène londonienne (cf. The Dive feat. Maassai et ses faux-airs de trip-hop sans concession, ou encore la dynamique presque drum’n’bass d’Amager) ou même à celle de Chicago et d’un label comme International Anthem pour cette ambition de fusionner jazz, musique tribale et hip-hop de manière aussi psychédélique qu’impactante, entre les featurings habités de Cavalier, du susnommé ELUCID et du patron billy woods (soit les deux MCs d’Armand Hammer), les scratches impressionnistes qui zèbrent une majorité des morceaux du disque et surtout cette batterie aux élans de tension puissants, sur des titres tels que Three Headed Axe ou Onwards (keep going). Une révélation, d’autant qu’il s’agit là du seul premier album parmi les 24 commentés dans cette sélection, à l’exception de SML dont les membres toutefois sont tous déjà bien aguerris.
6. Andrea Belfi & Jules Reidy - dessus oben alto up
"Associé cette fois au guitariste australien Jules Reidy, adepte comme lui de métissages électroniques dilatant les frontières connues de son instrument de prédilection, l’auteur d’Alveare semble d’abord changer de paradigme à l’entame de ce dessus oben alto up, dont l’intitulé condense les titres des 4 morceaux qui le constituent (le mot "dessus" en 4 langues), avec une ouverture particulièrement feutrée quelque part entre folk scintillante, electronica contemplative et jazz cotonneux. Mais chassez le naturel et il ne faut pas bien longtemps pour le voir revenir au galop, et la batterie, d’abord par à-coups sur un oben libertaire et psyché, puis au gré d’une dynamique fébrile et hypnotique sur alto au diapason des riffs acoustiques hachurés de Reidy et de motifs kosmische semi-aléatoires, a tôt fait de sortir de sa réserve, tutoyant à nouveau les abstractions électroniques que l’on connaît à l’Italien, ancien pensionnaire de Room40 et iikki."
7. EABS - Reflections of Purple Sun
"Désormais valeur sûre d’un jazz psyché 70s au groove assassin (cf. ici l’introductif Boratka et le sommet final Purple Sun aux incursions électroniques bien senties) et riche en chemins de traverse, EABS est de retour en quintette après la parenthèse In Search of a Better Tomorrow avec le trio pakistanais Jaubi. Pas de profond changement ceci dit, et derrière la pochette très Sun Ra ou Heliocentrics de ce 6e opus des Polonais se cache une nouvelle fois un beau melting-pot plus ou moins méditatif (le très ambient/krautrock Flute’s Ballad que n’aurait pas renié Can en guise d’interlude), hypnotique ou improvisé, mais qui n’en oublie pas pour autant le jazz moderne tendu comme un arc et riche en arrangements immersifs (synthés planants, claviers cristallins, effets psyché), soli de cuivres en avant et basse virevoltante à la Thundercat, cf. les 10 minutes assez irrésistibles de Flair dont la dynamique explose à mi-parcours en breakbeats virtuoses à la DJ Shadow avant de virer free sans avoir l’air d’y toucher puis de mettre les bouts du côté du versant acide et cosmique d’un Herbie Hancock."
8. Paradise Cinema - returning, dream
"Sous le pseudonyme de Paradise Cinema se cache nul autre que le multi-instrumentiste londonien Jack Wyllie, leader des fabuleux Portico Quartet, accompagné du batteur australien Laurence Pike de PVT... oui, les anciens Pivot de chez Warp Records) et des percussionnistes sénégalais Khadim Mbaye et Tons Sambe. Alors, encore un album de jazz métissé aux élans lyriques et sous le signe de l’Afrique cette fois ? Eh bien oui et non : oui, forcément, pour la dimension percussive de ce returning, dream dont les polyrythmies boisées, agrémentées ici de flûte (a morning in the near future, crossing), là de saxo aux effluves ethio-jazz (python, night search) évoquent forcément le continent de Tony Allen et Mulatu Astatke ; et non, parce qu’avec le second long-format en 4 ans de ce side-project toujours habillé de synthés ambient du plus bel effet, le Britannique nous emmène aussi dans d’autres contrées, celles du minimalisme répétitif et hypnotique des Steve Reich et Terry Riley. Singulier, vibrant, dépaysant comme du Vieo Abiungo et par conséquent passionnant."
9. Canberk Ulaş - Echoes of Becoming
"Dominé par un piano impressionniste (Broken, Greetings To Istanbul) et surtout les capiteuses mélodies flûtées du duduk, sorte de hautbois typique des musiques traditionnelles turques ou arméniennes et instrument de prédilection du musicien, Echoes of Becoming bénéficie de la crème de cette scène nordique aux confins du jazz atmosphérique et des musiques expérimentales, de Jan Bang au sampling (I Came From Far Away, avec également Eivind Aarset à la guitare électrique), à la trompette d’Arve Henriksen (Supersilent) avec ses textures si caractéristiques sur Ritual, en passant par Bugge Wesseltoft au piano néo-classique sur A New Beginning et divers intervenants au spoken word et au chant. En résulte un album d’une douceur profondément méditative sans être lénifiante pour autant, où les sonorités du duduk sont souvent couplées avec des nappes d’harmonies éthérées (A New Beginning, et Pattern in Heritage, tiré de sa fausse quiétude par d’étranges respirations et glitchs rythmiques) ou de souffles crépitants comme saisis par la glace (Kristiansand), voire de discrètes pulsations de basses fréquences (Outside Selfland). Il y est question d’exil, d’héritage, de quête de soi et de nouveau départ, mais surtout, finalement, de trouver sa place entre deux cultures brassant le chaud et le froid, le fatalisme méditerranéen et la mélancolie des hivers sans fin, équilibre que ce disque envoûtant incarne à la perfection."
10. The Bad Plus - Complex Emotions
"Deux ans après The Bad Plus dont le titre homonyme symbolisait un renouveau pour le groupe, le pianiste Orrin Evans (qui lui-même avait succédé en 2018 à Ethan Iverson) ayant laissé place à Chris Speed (sax) et Ben Monder (guitare électrique), le désormais quatuor de Minneapolis toujours emmené par Reid Anderson à la basse surprend moins mais impressionne toujours par sa maîtrise et son incandescence. Complex Emotions flirte ainsi plus que jamais sur les morceaux les plus dynamiques avec le versant improvisateur d’un Tortoise (les jams scéniques avec Rob Mazurek notamment), la guitare n’étant pas sans évoquer Jeff Parker (French Horns, Cupcakes One, Deep Water Sharks), tout en ménageant davantage de méditations saxophoniques que sur l’opus précédent sans pour autant que la batterie de Dave King ne cesse de bouillonner, instaurant des atmosphères tour à tour mélancoliques (Grid/Ocean, Carrier), inquiétantes (Li Po) ou plus lumineuses (Casa Ben). Un grand cru !"
11. Luneta Freedom Jazz Collective - Mga matang pumipikit sa langit
"L’univers du sextette philippin se caractérise par un rapport primordial à la nature et l’on retrouve ici plusieurs éléments singuliers de son premier opus : l’alternance de morceaux à la dynamique bien campée et d’autres plus destructurés sur fond de batterie en roue libre, une luxuriance à la fois presque lo-fi et assez vertigineuse dans son travail sur les textures, une atmosphère volontiers psychédélique et un saxophone évoquant par moments les explorations fiévreuses et schizophrènes d’Ornette Coleman. D’emblée néanmoins, du fait des échos du passé que semble charrier ce même sax sur le morceau-titre, une impression presque hantologique à la The Caretaker se dégage du disque et ne le quittera plus. Que ces réminiscences soient pastorales et d’influence traditionnelle (la flûte de Dambana ng muling pagkabuhay - Isang Pagtatanghal) ou se déploient sur une assise rythmique abstract plus actuelle (Indak ng kasaysayan sa pagpikit), elles viennent enrichir la dimension narrative d’un disque plus étoffé que le précédent, et qui n’hésite pas à s’échapper tantôt vers une cacophonie noise cauchemardée (Kulay ng hinaharap sa bulwagan ng nakaraan) ou vers une ambient aux choeurs fantomatiques, aux basses inquiétantes (Sa kapatagan ng liwanag, pas loin du Morricone des BOs horrifiques pour Dario Argento) ou aux pianotages néoclassiques poussiéreux (Ang itak ng kamalayan - Isang Ritual). À ce degré d’accaparante étrangeté, on n’est même plus dans le doomjazz, et autant vous dire qu’en dépit des quelques noms cités, aucune comparaison ne vient véritablement à l’esprit pour rendre justice à ce projet aussi méconnu que fascinant."
12. The Sorcerers - I Too Am A Stranger
"En bon amateur d’éthio-jazz et des Heliocentrics, la grosse découverte de la sélection IRM de février 2024 me concernant, merci donc aux copains qui l’ont mentionnée. Cuivres capiteux, groove assassin et basses particulièrement bien senties (cf. l’énorme Moth pour n’en citer qu’un), le trio de Leeds connaît son sujet avec un beau sens de l’atmosphère et fait un peu pour le genre ce qu’Antibalas avait su faire pour l’afrobeat il y a une grosse quinzaine d’années à son meilleur (avec John McEntire de Tortoise aux manettes) : une remise au goût du jour à la fois respectueuse, inspirée et tout sauf passéiste."
13. Jeremiah Cymerman - Body of Light
"Presque 3 ans après le superbe Citadels & Sanctuaries, on renoue avec la facette la plus mystique et feutrée du clarinettiste new-yorkais, les incursions free et dissonantes en moins et la batterie en sus. Avec Body of Light, c’est à un jazz atmosphérique aux nappes presque ambient que nous convie ainsi le passionnant Jeremiah Cymerman, où circonvolutions flûtées et affleurements saturés sont d’abord seuls à surnager dans un océan de reverb et d’harmonies de synthés claires-obscures (Of the Body Subtle), bientôt rejoints néanmoins par des pulsations basses aux élans presque industriels et aux contrastes sismiques (Tongue of Fire) puis par un violoncelle et une guitare tirant sur le genre d’ambient/post-rock évocateur cher à Astrïd. L’auteur du doomesque Sky Burial vient peut-être de livrer son disque le plus accessible, mélodique et introspectif sans pour autant renier ce goût jamais démenti pour des textures incandescentes et angoissées."
14. The Messthetics & James Brandon Lewis - The Messthetics & James Brandon Lewis
"Découvert sur scène pour ma part peu après la sortie de l’excellent Anthropocosmic Nest, le trio semblait parti, au regard de ses concerts, pour privilégier la dimension post-rock et noise rock au jazz cher à son guitariste Anthony Pirog... et pourtant, soudain accoquinés avec le très inspiré saxophoniste James Brandon Lewis, les Messthetics font volte-face et nous gratifient d’un album certes tendu mais plutôt feutré dans ses sonorités, laissant de l’espace à la freeture du saxo et ménageant néanmoins quelques beaux crescendos électriques comme celui presque punk d’Emergence, celui du final Fourth Wall ou en clôture de la superbe ballade Boatly. Un disque d’une belle maturité dans le genre (jusque sur un morceau aussi méditatif qu’Aesthenia), qui évoque davantage ici The Bad Plus que Tortoise mais garde une petite porte ouverte sur le genre de métissages que laissait entrevoir le premier opus."
15. SML - Small Medium Large
Ce fut l’une des très belles confirmations de 2024, celle de la bassiste et compositrice Anna Butterss croisée ces dernières années chez Daniel Villarreal et Jeff Parker (cf. encore The Way Out of Easy juste en-dessous) et dont le deuxième album solo Mighty Vertebrate, autre indispensable jazz de ce cru décidément riche en la matière, est également mentionné dans la liste bonus en bas d’article. Associée ici à quatre musiciens et co-compositeurs dont le saxophoniste et multi-instrumentiste Josh Johnson du génial Chicago Underground Quartet de Rob Mazurek et l’excellent claviériste et percussionniste Jeremiah Chiu déjà bien connu des aficionados du label chicagoan International Anthem, la californienne invente un jazz du futur, impressionniste et percussif, capable de phagocyter aussi bien electronica onirique et kosmische musik que le groove avant-gardiste du Tortoise de Standards, entre liberté volatile et régression ludique. Une sorte de Chicago Undergorund Duo en moins déstructuré et plus rêveur en somme, dont on attendra désormais avec impatience les prochaines livraisons, quelle que soit leur planète d’origine.
16. B R A H J A - Nebulizer / EEG Coherence
Sur EEG Coherence, "deux ans après le superbe Watermelancholia (cf. #47 ici), on retrouve Janice Lowe à la flûte et aux harmonies vocales sur un morceau mais pour le reste le line-up de ce nouvel album diverge entièrement de celui de l’opus précédent, avec Sam Shalabi croisé sur le side project Kadef à la guitare, Liam O’Neill à la batterie et un certain Morgan Moore à la basse. En parlant de Kadef et de son blues-jazz saharien, on en trouve d’ailleurs de belles réminiscences sur le tendu Apollo-gy tout en fingerpicking du désert mais pour le reste, retour à cette intensité plus feutrée et volontiers hantée (la palme au très psyché Medicine Woman Meets Father Sky) qui doit toujours pas mal au Ornette Coleman de la grande époque (NOOO, dont le crescendo rythmique se fait néanmoins assez martial) et flirte à son meilleur avec la densité mélangeuse de big band expé contemporain, tantôt lyrique ou dissonante, du Fire ! Orchestra (Jitters)." Quant à Nebulizer, étonnamment publié par Devin Brahja Waldman à peine 7 mois plus tard avec un line-up totalement différent à l’exception de Janice Lowe, il voit le projet s’envoler vers des sphères beaucoup plus expérimentales et psychédéliques à l’image de son morceau d’ouverture de 18 minutes tout en tension enfumée et en synthés menaçants, quitte à s’éloigner du jazz pour flirter avec une ambient cinématographique aux choeurs élégiaques (le morceau-titre) ou une électronique abstraite (Bushido, Movements of the Mind), le saxophone du New-Yorkais servant tout de même de relatif "fil conducteur" à ce passionnant labyrinthe de limbes stellaires.
17. Jeff Parker ETA IVtet - The Way Out of Easy
Quand le guitariste et bidouilleur de Tortoise (depuis la grande époque TNT / Standards), d’Isotope 217 et du Chicago Underground de Rob Mazurek (Trio et Quartet) sort un nouvel album, c’est toujours un petit évènement, que l’on soit purement féru de jazz ou non d’ailleurs. Ici en quartette avec la bassiste Anna Butterss dont on parle juste au-dessus (pour l’occasion à la contrebasse amplifiée), le prolifique batteur de session Jay Bellerose aux fûts et aux percus et... Josh Johnson, son compère saxophoniste du Chicago Underground Quartet justement au line-up des susmentionnés SML, l’Américain livre un album finalement plus généreux qu’exigeant, hormis pour les victimes de déficit d’attention : 4 titres pour 80 minutes de circonvolutions mélodiques certes métamorphes et hypnotiques, avec des changements de tempo et autres contrepieds inattendus, mais toujours chaleureuses jusque dans leur utilisation parcimonieuse et jouissive de l’électronique. Lorsque les marimbas et gimmicks synthétiques entrent dans le jeu comme aux deux tiers de Freakadelic, on se croirait presque sur Standards avec ses rêveries martiennes, les élans psyché/dub du final Chrome Dome s’avérant encore plus accessibles et tout aussi enivrants, dans la foulée de deux longues ballades aux doux crescendos parsemés de discrets motifs dissonants et/ou entêtants. La force tranquille d’un maître du crossover et de l’expérimentation qui n’a désormais plus rien à prouver !
18. John Zorn - Ballades
"Pianiste récurrent pour Zorn, de Mount Analogue à Multiplicities : A Repository of Non-Existent Object en passant par plusieurs volumes du Book of Angels, le virevoltant Brian Marsella, à la tête par ailleurs d’un autre trio actif récemment chez Tzadik, fait un peu son Rob Burger (de l’Alhambra Trio zornien) meets McCoy Tyner (fidèle pianiste de Coltrane) sur ce disque de jazz un brin schizophrénique. À la fois ligne claire/chaloupé, méditatif et émaillé de fulgurances plus free (soutenues par les roulements de baguettes et les breaks de Ches Smith aux fûts), Ballades se révèle à l’équilibre entre mélodies au romantisme easy listening, velléités libertaires et digressions volontiers inquiétantes, la contrebasse de Jorge Roeder étant elle-même capable de se faire tantôt insidieuse ou ouatée. Un magnifique album d’équilibriste comme John Zorn en a le secret."
19. Błoto - Grzybnia
Je découvre tardivement ce projet parallèle de 4 des membres du génial combo polonais EABS mentionné un peu plus haut, déjà auteur de plusieurs albums et EPs depuis 2020. Sérénade psyché (Łysiczka), jazz-funk hanté aux beats percutants (Kozak), hip-hop instru tout aussi ténébreux, impactant et insidieux (Shiitake, Muchomor), batucadas de purgatoire (Boczniak) et crescendos free jazz incandescents (Prawdziwek, Podostroma) : le groupe va peut-être encore plus loin dans la fusion ici que son incarnation en sextette, avec la même liberté et un goût du malaise nettement plus prononcé, tout en rendant un hommage avoué au "son des 90s", via des productions à la fois compactes et détaillées et une vibration cinématographique en diable (l’un des morceaux du disque s’appelant d’ailleurs Szatan). Claque instantanée !
20. Patricia Brennan - Breaking Stretch
Remarquée dans divers ensembles et comme instrumentiste chez d’autres jazzmen/women new-yorkais, la vibraphoniste de Brooklyn Patricia Brennan explose hors du cercle fermé de l’avant-garde jazz de la Grosse Pomme avec ce troisième opus sous son patronyme, célébré à juste titre en 2024 dans les milieux autorisés comme on dit. À la tête d’un septette faisant la part belle aux cuivres (les saxophones de Jon Irabagon et Mark Shim, la trompette d’Adam O’Farrill), Breaking Stretch, qui se fait remarquer par ses titres de morceaux en espagnol, brille dans le télescopage de polyphonies schizophrènes à la Ornette Coleman avec le background cristallin quoique parfois tout aussi hanté du vibraphone et des marimbas de l’Américaine, alternant au filtre d’une production résolument moderne teintée d’effets électroniques (Los Otros Yo), pics de tension implacables (Palo de Oros, Manufacturers Trust Company Building), fugues anxieuses (555, Five Suns) et introspection tourmentée (Mudanza, Earendel). Comme quoi on a parfois raison de faire confiance à la hype... surtout en jazz.
21. Dirk Serries/Rodrigo Amado/Andrew Lisle - The Invisible
Connu pour ses alias Fear Falls Burning et Vidna Obmana (et particulièrement apprécié de votre serviteur pour l’association de ce dernier avec Bass Communion aka Steven Wilson le temps des deux fabuleux longs-formats doomesques de Continuum entre 2005 et 2007), le pionnier belge du dark ambient nous a une nouvelle fois gâtés cette année, de l’onirisme contemplatif à l’élégie opaque et abrasive. Et le jazz dans tout ça ? Eh bien suite au plus que fameux Density Dots de son Impetus Group en 2023, on attendait le musicien, de nouveau à la guitare électrique, sur un terrain free des plus chaotiques et dissonants, autant dire que The Invisible nous a relativement surpris avec son jazz en trio sax/guitare/batterie certes toujours un brin déglingué et largement improvisé mais beaucoup plus construit voire par moments posé, sur trois longs serpentins aux durées comprises entre 16 et 23 minutes évoquant aussi bien les mélodies tourmentées d’Ornette Coleman que les intenses fulgurances électrifiées de Fire ! ou certains travaux en formation jazz du guitariste Marc Ribot.
22. Amalie Dahl’s Dafnie - Står Op Med Solen
Deuxième album d’un quintette belge que l’on découvre pour l’occasion, Står Op Med Solen proclame jusque dans les liner notes ses atomes crochus avec le jazz norvégien du label Rune Grammofon et consorts, et à vrai dire les correspondances avec le Fire ! Orchestra de Mats Gustafsson ne nous avaient pas échappé, en particulier pour cet équilibre entre mélopées élégiaques (mais sans chant contrairement aux susnommés scandinaves), celles par exemple d’Eco-echoes ou Står op med solen II, et tension free de (presque) big band schizophrène sur des titres où les musiciens donnent l’impression d’être plus nombreux qu’ils ne le sont réellement (Algorythm, We don’t want your stupid war), et tout ça parfois au sein d’une seule et même progression (cf. Can’t you see (me) par exemple)... ce qui n’empêche pas le groupe d’avoir sa singularité, à l’image du très percussif et épuré Står op med solen aux affleurements de cuivres solaires. Autant de subtilité et d’atmosphère que de mélancolie et de chaos canalisé en somme pour ce disque habité que défend l’excellent label Aguirre, malheureusement passé sous les radars de nombre d’amateurs du genre en 2024.
23. Jahari Massamba Unit - YHWH is LOVE
4 ans après Pardon My French, on retrouve l’un des projets jazz du producteur Madlib (remember Young Jazz Rebels ?), une nouvelle fois associé au batteur Karriem Riggins et toujours lui-même derrière le reste des instruments. Carillonnant de marimba et autres idiophones en apesanteur, porté par un groove redoutable et des synthés au psychédélisme onirique sur fond d’arrangements de cuivres ou de flûte tout aussi liquides, YHWH is LOVE c’est un peu la rencontre du jazz afro-cubain et de la fusion au filtre des boîtes à effets, en quelque sorte du Tribe (l’héritage Detroit de Riggins forcément) à la sauce Madlib matiné de revival spiritual jazz et saupoudré de hip-hop instru (Seven Mile to Oxnard) ou même de Tortoise (Six 8ight), autant dire du bonheur en barre pour les amateurs d’expérimentation light.
24. Svaneborg Kardyb - Superkilen
"Nikolaj Svaneborg au piano et claviers divers, Jonas Kardyb à la batterie et autres percussions, on ne change pas une équipe qui gagne et si ce nouvel opus, dont le titre s’inspire d’un parc du district de Nørrebro à Copenhague devenu symbole de tolérance et de diversité, voit encore évoluer avec subtilité la musique des deux Scandinaves, le charme hors du temps et des canons de l’époque fait toujours son office. Superkilen cultive ainsi la même douceur rêveuse que son prédécesseur Over Tage, le même équilibre délicat entre easy listening et futurisme, tel un lointain cousin de Tortoise biberonné aux nuages et à la poussière d’étoile - voire pourquoi pas au jazz ligne claire de Vince Guaraldi ou du John Zorn de l’Alhambra Trio (St. Pancras, Udsigten)... mais avec quelque chose de plus pur encore, de plus irréel dans les textures de claviers et synthés, qui contribue véritablement à plonger l’auditeur 40 minutes durant dans une bulle cotonneuse et chaleureuse dont il n’a plus envie de s’extraire. Enchanteur !"
Bonus - 26 albums, compils & live de plus :
John Zorn - Ou Phrontis
Oren Ambarchi / Johan Berthling / Andreas Werliin - Ghosted II
Jaubi - A Sound Heart
Spice Programmers - E131
Kessoncoda - Outerstate
Anna Butterss - Mighty Vertebrate
Happy Apple - New York CD
Jasmine Myra - Rising
Karin Nakagawa & Arve Henriksen - Unrehearsed dialogue
Kjetil Husebø - Emerging Narratives
Oliver Patrice Weder - The Shoe Factory
Janko Nilovic / JJ Whitefield / Igor Zhukovsky - Cosmos Giants
Asher Gamedze & The Black Lungs - Constitution
Erik Honoré - Triage
Mulatu Astatke & Hoodna Orchestra - Tension
Fire ! - Testament
Vijay Iyer - Compassion
Tomin - A Willed and Conscious Balance
Exploding Star Orchestra - Live at the Adler Planetarium
Nala Sinephro - Endlessness
GUSH - Afro Blue
Adrian Younge - Linear Labs : São Paulo (compilation)
Tomin - Flores para Verene / Cantos para Caramina (compilation)
Tom Skinner - Voices of Bishara - Live at "mu"
Oskar Hahn - Kolorit
Frank London - Brass Conspiracy
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- Sulfure Session #1 : Aidan Baker (Canada) - Le Vent Se Lève, 3/02/2019
- Sulfure Session #2 : The Eye of Time (France) - Le Vent Se Lève, 3/02/2019
- Aidan Baker + The Eye of Time (concert IRM / Dcalc - intro du Sulfure Festival) - Le Vent Se Lève (Paris)
- Błoto - Grzybnia
- Lee Scott & Tom Caruana - There Is A Reason For Everything (Live In The Living Room) EP, remixed by Tom Caruana
- Bobby Craves, Fazeonerok & Chef Mike - Frog Brothers III EP
- Sleep Sinatra & August Fanon - Hero's Journey EP
- doseone & Steel Tipped Dove - Restaurant Not
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