Merzbow/Balázs Pándi / MoHa ! - Ducks : Live In NYC / Meiningslaust Oppgulp (A Singles Compilation)
Deux albums pour une même chronique. Deux albums loin d’être évidents peut-être, mais deux albums absolument stupéfiants. Et s’il est vrai que l’on trouve beaucoup de moments pour écouter de la musique, il en est d’autres en revanche où l’envie de chaos devient irrésistible. Pour ces moments-là, il faudra désormais compter avec ces deux duo, Merzbow/Balázs Pándi d’un côté, MoHa ! de l’autre. Sensations.
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1. Naaljos Ljom
2. Eg Blei Sogen Av Ein Atterganger
3. Untitled (8 Tommer A)
4. Brikjande Glime
5. Sopp På Kugen [Premix]
6. Progorama [Premix]
7. Flisespikking/Lyd Med Tenner/Mjøl Di Eiga Kake
8. Untitled (8 Tommer B)
Pour une fois, on fera un peu différemment en ne chroniquant non pas un album mais deux. Alors pourquoi ces deux-là : parce que l‘écoute de l’un me renvoie systématiquement à celle de l’autre et que leurs nombreuses similitudes permettent de mettre en exergue leurs différences.
Mais soyons organisé et commençons par les similitudes : tout d’abord, ces deux disques appartiennent au même courant musical, un courant musical qui n’est vraiment pas facile en soi mais loin d’être mystérieux ou réservé aux initiés. En revanche, c’est vrai qu’il faut oser exposer ses oreilles à tout un arsenal de sons assez malaisés, progressant de déflagrations saccadées en stridences syncopées, mais qui peuvent dans le même temps se révéler être totalement fascinants. Je veux bien sûr parler de harsh noise.
Ensuite, il s’agit de deux duo, l’un hongro-japonais, l’autre norvégien. À chaque fois, un bidouilleur de machines/guitares/sons divers accompagné d’un batteur.
L’un est un live, l’autre une compilation, deux genres relativement sous-représentés dans mes étagères, il y a bien un groupe pour qui j’ai les deux, le Rank et le Hatful Of Hollow des Smiths, je possède d’autres live à mon avis fondamentaux (The Blow-Up de Television, The Complete 1961 Village Vanguard Recordings de Coltrane et quelques autres) plus deux ou trois compilations du même acabit, mais c’est bien tout. Et ces deux-là viennent rejoindre la liste.
Pour terminer dans les similitudes, ces deux albums sont sortis sur deux labels brillants (que je chéris particulièrement), Ohm Resistance et Rune Grammofon, et tranchent un peu avec leurs sorties habituelles même si, de toute façon, ces deux structures œuvrent en permanence dans l’éclectisme tout en ayant une couleur, une patte, dominante et forte.
Mais que peut donc bien cacher cet énigmatique Ducks : Live In NYC ? Bien sûr, comme son nom l’indique, il s’agit d’un live, fruit de la rencontre de Masami Akita et Balázs Pándi. On ne présente plus le premier, expérimentateur noise ultra-prolifique plus connu sous le nom de Merzbow et qui balance ici de belles stridences et des effets variés issus d’instruments qu’il a lui-même fabriqués (dont un engin franchement bizarre, rectangulaire, orné de bobines et amplifié par un câble de guitare qu’il porte en bandoulière et qu’il frotte frénétiquement avec un cylindre pour le faire hurler) et d’ordinateurs que l’on imagine au bord de l’explosion.
Difficile de faire le tour de la discographie de Merzbow – depuis plus de vingt ans qu’il pousse l’auditeur à s’interroger sur ce qui est harmonieux ou ne l’est pas, il a publié plus de deux cents références, explorant nombre de supports (cassettes trafiquées, CD-R, CD, LP, etc.), multipliant les labels (Tzadik, Release ou encore Lowest Music & Arts et ZSF Produkt qu’il a lui-même fondés, ...) et les collaborations (DJ Spooky, Pan Sonic, Jazzkammer, ...) et je ne connais personne qui a écouté TOUT Merzbow (en dehors peut-être de Merzbow lui-même), en particulier parce qu’il enregistre absolument tout ce qu’il joue et qu’il le sort ensuite ; en tout cas, ce n’est pas mon cas – mais on peut dire que celle-ci a eu plusieurs âges (de l’âge digital à l’âge numérique, du découpage/collage de bandes numériques qu’il enregistre sur cassettes au laptop qui élargit considérablement les possibilités d’amplification, déformation ou manipulation) et que si l’on doit rapprocher cet album d’un autre album de Merzbow, l’évidence pousse à citer Merzbeat (2002). Il est associé ici au batteur Balázs Pándi, un batteur bionique qui peut aller plus vite qu’une boite à rythme poussée à plein régime et capable d’enchaîner des riffs de caisse claire et cymbales à une vitesse proprement incroyable. Un batteur déjà rencontré sur l’éponyme de Blood Of Heroes mais aussi au sein de Wormskull en plus d’une pléthore de collaborations (Venetian Snares, The Kilimanjaro Darkjazz Ensemble, Submerged, liste bien entendu non exhaustive). Bref, un batteur hongrois des plus aguerris, à même d’épouser parfaitement le mycélium sonore disloqué charrié par l’arsenal du Japonais.
J’aurais pour ma part donné beaucoup pour faire partie du public présent au Poisson Rouge (fameux club de « jazz » de New-York pour faire vite, car il est bien plus que cela) ce jour-là, d’ailleurs, ce public on ne l’entend pas, probablement trop bouche-bée devant le spectacle donné par ces deux musiciens pour ne serait-ce que songer à applaudir, certainement pris dans les filets de leur musique, il ne se fait entendre qu’à la toute fin et encore, c’est extrêmement bref. Et je parle bien de musique même s’il faut s’attendre ici à une décharge de sons en rafale, qui avancent sans jamais s’arrêter, s’empilent, se complètent, vous crachent de minuscules stylets soniques directement dans la substance grise et finissent par vous envelopper, comme au creux d’une vague, largement submergé, rebondissant ici et là à la manière d’une pauvre poupée désarticulée qui ne maîtrise rien et ne fait que subir. Il n’y a bien que la batterie pour mettre un peu de structure dans tout cela, même si, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, l’ensemble est justement très largement structuré.
L’album est découpé en cinq mouvements que l’on ne peut pas décrire, c’est absolument impossible, je ne suis même pas sûr que les deux compères puissent faire le même concert deux fois de suite. Tout au plus dira-t-on que le second mouvement par exemple est plutôt du côté de Merzbow quand le quatrième voit Pándi conduire brillamment les hostilités. Il doit y avoir une grande part d’improvisation là-derrière même si une telle musique fracassée ne peut être que préméditée et on sent très bien que Merzbow, au même titre que Balázs Pándi, sait très bien ce qu’il fait.
L’association et le disque fonctionnent, à fort volume et même en sourdine. On se laisse prendre par les entrelacs furieux, on se précipite sans réfléchir dans l’œil du cyclone et même si on en prend plein la poire, on s’accroche aux séquences, à la répétition de certains motifs, de certaines stridences et ce bloc monolithique si peu musical devient, on ne sait trop comment, musical. Des mélodies fracassées apparaissent, des séquences mélodiques poignent dans ce maelström furieux et disloqué à base d’infra-basses, de succession d’équations aléatoires ou partielles, de données chiffrées. Une certaine poésie s’en dégage. Pas de titres, il faut mettre le CD dans la platine pour voir que celui-ci est découpé en cinq plages et la transition de l’une à l’autre n’existe de toute façon pas. Quelle que soit la source de ces sons, générés par les peaux de la batterie ou issus des microprocesseurs ou de l’instrument fabriqué par Merzbow, le concert sonne comme un avion à réaction au décollage. Et plus on s’approche du final évidemment paroxystique et plus l’évidence point : la sidération est encore présente même si on a déjà écouté Merzbow. D’aucuns diront que le maître s’essouffle après nombre d’années d’expérimentations tous azimuts, que ses disciples font aujourd’hui mieux mais ce disque existe pourtant et montre à quel point le Japonais possède encore quantité d’atouts majeurs dans sa manche, surtout quand il se trouve être épaulé d’une telle manière : l’un pousse l’autre et chacun s’adapte tout en gardant sa créativité.
Cet opus est le premier d’une série inspirée par Sun Ra et les multiples variantes de son Arkestra, intitulée Space Jazz, ce qui colle parfaitement au disque. D’autres opus vont voir le jour et étant donné la qualité de cette première livraison, autant dire que l’impatience est grande. Ohm Resistance montre une nouvelle facette de son agrégat sonique atavique et ce n’est pas la moins intéressante, on notera d’ailleurs le remarquable travail de Submerged au mix (lui qui vient de devenir membre permanent du Studio G aux côtés de Joel Hamilton, Tony Maimone et Francisco Botero, ce qui n’est pas rien). Et le label d’annoncer un retour à l’électronique dont on devrait reparler très rapidement.
L’un est donc un bloc furieux et dense qui laisse bien peu de répit, son écoute s’apparente à une immersion totale et apnéique, l’autre est exactement la même chose mais ménage de nombreuses respirations constituées de blocs de silence qui apparaissent ça et là, de manière un peu aléatoire. Pour les deux, le grand bordel, pour les deux, une étonnante construction. Leur écoute demande une certaine préparation : éloigner compagne et enfants, être seul car leur écoute ne peut s’envisager à plus d’une personne, ils sont exclusifs et ne se partagent pas. Même si, paradoxalement, le Ducks : Live In NYC est un live et que par définition, plusieurs personnes y ont assisté. Mais probablement côte à côte, seul dans leur tête dans un triangle exclusif corps, bruits, batterie. On l’a déjà dit, les points communs sont nombreux, pointons donc les différences.
Meiningslaust Oppgulp (A Singles Compilation) est quant à lui une compilation de morceaux rares du duo norvégien MoHa !, sortis entre 2008 et aujourd’hui sous divers formats et labels et re-masterisés ici. Il est intéressant d’ailleurs de voir l’évolution du duo depuis 2008 : elle est infime ou en tout cas, immergée et on a bien du mal à la déceler. Pourtant elle existe et semble se traduire par un silence de plus en plus présent dans les compositions. MoHa ! délivre dans le même mouvement énergie brutale et précision extrême, quelque chose comme une hystérie canalisée même si, au final, le duo semble bien plus intéressé par l’exploitation du chaos que par son contrôle. Anders Hana (guitare et machines) et Morten J. Olsen (batterie) ont, eux aussi, un passé musical des plus riches et ont prêté leurs instruments à plusieurs formations que l’on qualifiera d’inspiration jazz (pêle-mêle pour l’un ou l’autre, Fred Frith, Axel Dörner, Arve Henriksen, Noxagt ou encore Ingebrigt Flaten Quintet et pour les deux Ultralyd, un groupe free/jazz/core stupéfiant). MoHa ! a déjà trois disques derrière lui, tous parus chez l’intransigeant Rune Grammofon. Un parcours qui explique leur grande maîtrise car, comme pour Merzbow et Pándi, même si leur musique part dans tous les sens, le duo est loin, très loin de faire n’importe quoi : le dialogue batterie/machines/guitares est bien en place et leur utilisation du silence ne laisse aucun doute à ce sujet.
Ici, les sommets sont nombreux : à commencer par le terrible Eg Blei Sogen Av Ein Atterganger, second titre de la compilation proprement sidérant, attaquant littéralement les résistances de l’auditeur et jouant au chat et à la souris avec lui onze minutes durant. Plus d’une fois, on a l’impression que le morceau s’arrête et pourtant il repart contre toute attente, les plages de silence sont de plus en plus longues, on se dit que c’est terminé et non, chaque fois ça recommence : une construction alambiquée et incroyable. Plus loin, les plus directs et compressés Brikjande Glime, Progorama ou l’incroyable Flisespikking/Lyd Med Tenner/Mjøl Di Eiga Kake voient le groupe nous enfermer patiemment mais sans le moindre ménagement dans ses filets sonores pour finir par les treize minutes rampantes de Untitled (8 Tommer B), version comprimée d’Untitled (8 Tommer A) sur ses premières minutes, laissant la place à un long silence de cinq minutes en son milieu avant de reprendre au son du mythique Making Time des fabuleux The Creation mais évidemment altéré et déformé, parcouru de bruits annexes, comme si on avait passé le morceau au dissolvant.
Anguleux et violent. La batterie pose une trame de rythmes malmenés et rudoyés. Ces circonvolutions sont déjà en soi magnifiques et impressionnent, de breaks en roulements, de peaux tabassées en cymbales giflées et tutti quanti. Mais il y a aussi tout le reste, les bruits, les sons, les attaques et les stridences charriées par la guitare, l’électronique « obsolète », l’armée de pédales d’effets et les synthétiseurs. Il en résulte, là-aussi, un agrégat furieux dont la brutalité se trouve être démultipliée par une utilisation démoniaque des silences. Une véritable arme supplémentaire à l’arsenal déjà important du duo. D’autant plus que le re-mastering privilégie un son incroyablement brut, très proche du live, apportant une réelle dynamique à ces morceaux déjà largement abrasifs, mélangeant à la fois free jazz, rock et musique électronique dans un élan fortement abstrait.
Bref, pour ceux qui connaissent déjà MoHa !, cette compilation est indispensable puisqu’elle permet de poser l’oreille sur des morceaux aujourd’hui difficilement trouvables dans la version où ils apparaissent ici (et cela même si on n’est absolument pas complétiste) et pour ceux qui ne connaissent pas MoHa !, cette compilation est indispensable car elle constitue une excellent introduction à l’art singulier de ce très fougueux duo.
Deux disques saisissants donc, certains diront épuisants, n’empêche qu’un vrai souffle de liberté secoue les microsillons à la manière du free jazz justement… A l’issue de leur écoute, on reste complètement sidéré, longtemps, intensément.
Remarquables.
Pour se faire une petite idée de ce que peut donner la musique de ces deux duo en live, une première vidéo de Merzbow/Balázs Pándi et une autre de MoHa ! interprétant Brikjande Glime avec un jeu de stroboscopes qui décuple l’impact de la composition... À vos bouchons d’oreille !
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