Initiatives Studio : requiem pour l’underground

À l’heure de la saturation de l’espace musical par un nombre incalculable de sorties, l’exigeant label parisien Initiatives Studio cultive une forme de rareté. En quatre ans, Robin, le patron, n’aura sorti que dix albums. Commencé dans les remous de la hard techno, Initiatives Studio n’a cessé d’évoluer, de gagner en ambition artistique pour finalement livrer, au crépuscule de son existence, ce troisième Various Artists intitulé Achluophobia et chroniqué dans nos colonnes. Apothéose du label, ce dernier volume de la série préfigurait des changements à venir. Il nous a donc paru du plus haut intérêt de rencontrer Robin et d’évoquer avec lui le dernier né de son laboratoire sonore riche en expérimentations.



- Indie Rock Mag : Salut Robin.

Robin : Salut Ben.

Initiatives Studio a quatre ans d’existence, c’est ta première sortie vinyle. Qu’est-ce qui t’a donné envie de passer le cap ?

Il s’agit en fait de la seconde sortie vinyle du label, la première était Hell EP d’Okkoto (avec remixes de 6EJOU et Métaraph). Ce que j’apprécie dans ce format c’est surtout sa symbolique, il s’agit d’un objet, onéreux à produire et donc cela montre le sérieux avec lequel la release est considérée. En 4 ans nous n’avons effectué que 10 releases et toutes ont nécessité beaucoup de temps et de réflexion.
Quand j’en ai eu l’occasion, j’ai donc opté pour ce format. Quand je n’en avais pas les moyens j’ai opté pour d’autres méthodes, comme me tatouer le numéro catalogue de notre second various artists et prendre en photo le tatouage pour l’utiliser en cover (c’était aussi parce que notre distributeur refusait que le numéro de catalogue soit indiqué sur la cover, ce qui était inenvisageable pour moi car j’ai je pense une sorte de fétichisme lié aux chiffres).


- La plupart des artistes qui figurent sur cette compilation n’ont rien sorti chez toi auparavant. Et certains historiques du label ne sont pas présents sur la compilation Peux-tu nous expliquer ces choix ?

Cette release ouvrait pour moi un nouveau chapitre de l’histoire d’Initiatives dans lequel je voulais que chaque release soit une œuvre totale.
J’avais déjà amorcé ce changement de cap avec la release précédente, l’EP Bloody Horror Tapes Vol.1 de Mhoax qui était accompagné d’une œuvre vidéo réalisée par Blühen.
Généralement j’utilise le format various artists pour partir à la recherche de nouveaux artistes, mais à la réflexion je pense que je voulais marquer ce changement de cycle en ne sélectionnant que des artistes qui n’avaient encore rien sorti chez Initiatives.

- Ce qui m’a particulièrement frappé dans cette compilation, c’est qu’elle s’écoute comme un véritable album. Comment as-tu réussi à obtenir cette cohérence, sachant que les artistes présents évoluent dans des genres certes cousins mais dans des styles tout de même différents ?

Je cherchais à sortir un nouveau various artists. J’aime ce format car je l’utilise pour faire découvrir des artistes et ainsi il me donne une bonne raison de passer des journées à digger sur SoundCloud ou Bandcamp.
Rapidement, après avoir récupéré les tracks de 00100 et Hålbå (et deux autres que je n’ai finalement pas gardées dans ce projet car je trouvais qu’elles n’y étaient pas totalement cohérentes) l’idée d’un court-métrage s’est imposée. Je voulais 9 tracks (fétichisme des chiffres toujours) et j’avais une idée globale de la trame du court-métrage. J’ai donc divisé cette trame en 9 chapitres et suis parti à la recherche des tracks qui accompagneraient bien ces chapitres.
De plus j’étais à la recherche d’une couleur globale pour cette release, quelque chose de froid, dur, mélancolique, peu mélodique.
Rassembler ces 9 tracks a été un long périple qui a duré près de 18 mois et cette release a d’ailleurs failli ne jamais voir le jour suite aux pertes que nous avons subies lors d’un événement en mai 2023. Mais je ne pouvais pas mettre un terme à Initiatives sans sortir ce various artists.
Pour moi c’est vraiment l’aboutissement d’une longue réflexion menée pendant 4 ans sur ce qu’est un label, sur ce qu’un label peut apporter à l’heure ou n’importe quel artiste peut très facilement sortir lui-même ses tracks et assurer sa promo.

- C’est un album très intense, parfois éprouvant. Qu’est-ce qui te plaît dans ces sonorités ?

J’aime la pureté et le froid des sonorités industrielles et de la distorsion. Je pense qu’avec le temps et l’énorme gain de popularité qu’a connu la scène hardtechno, j’ai essayé de m’éloigner le plus possible des tracks dansantes, entertainantes (sic) et de proposer des tracks de plus en plus épurées de mélodies au sound design plus recherché, qui créent plutôt que du plaisir une émotion forte, voire une gêne.


- Il y a une progression dans ces morceaux, il me semble.

A travers ce projet j’ai voulu proposer une sorte de quête initiatique, de l’ombre vers la lumière. D’ailleurs, à l’origine, je souhaitais faire l’inverse : le projet peut donc se lire dans les deux sens. ça aurait d’ailleurs pu donner lieu à une édition spéciale de cette release et du court-métrage.

- Ah oui ? Etonnant ! C’est étrange car j’ai trouvé le dernier titre extrêmement mélancolique et assez peu "lumineux" finalement. Comment expliques-tu ce paradoxe ?

La track de Willix est effectivement plutôt mélancolique et à vrai dire je ne pouvais pas trouver meilleure conclusion.
Je trouve que les happy-ends sonnent faux. La tragédie m’inspire énormément et dans la tragédie la résolution qui apporte le mieux passe par la mort du héros, une fin douce-amère.

- Cette compilation se présente comme la bande originale d’un film / ballet en cours de réalisation. Peux-tu nous en dire plus sur ce projet ?

Comme je te disais je voulais que cette release soit une œuvre totale liant plusieurs disciplines artistiques. L’idée de se servir des tracks comme d’une bande originale me plaisait sur plusieurs plans : ça permettait de donner une cohérence à l’ensemble et de lier les tracks entre elles, mais également de s’éloigner de l’aspect consommable de la musique électronique (c’est-à-dire faite pour danser).
En réalité je n’avais pas vraiment idée de la direction dans laquelle aller et ce sont plutôt les tracks qui m’ont inspiré l’idée du scénario.
L’idée était donc simplement d’adosser un court-métrage à cette release mais petit à petit j’ai voulu ajouter à ce projet d’autres formes d’expressions artistiques : la danse, le stage design (suite à la découverte du travail de Paolo Fantin, un stage designer d’opéra dont je trouve le travail bouleversant), la poésie (en intégrant les poèmes de Shams Alles dans lesquels le thème de la nuit est omniprésent et travaillé de façon brute, crue, vraie).
En y réfléchissant, c’est peut-être ici encore l’inspiration de la tragédie grecque.
Je suis encore en train de rédiger le scénario mais il s’agira d’une quête initiatique d’un personnage au sein d’un monde dystopique.
La narration sera très déstructurée a priori avec une forte inspiration du cinéma expressionniste.

- Ça promet ! Évoquons un peu l’artwork à présent. Le visuel de cette compilation fait assez explicitement référence à la culture queer. Pourquoi ce choix ?

Alors oui et non. Le visuel devait renvoyer au court-métrage qui était au départ centré autour des deux faces d’un même personnage. J’avais fait une maquette avec deux fois le même personnage féminin.
A la réflexion j’ai eu le sentiment que cette approche faisait mauvais film de genre.
J’en ai discuté avec Isma (IFS) qui m’a convaincu d’utiliser deux modèles visuellement opposés mais qui se réconcilient à travers un baiser.
Il fallait aussi que les deux modèles soient danseurs, pour les besoins du court-métrage.
Isma m’a proposé Lust et ça a tout de suite été une évidence. Je précise que sa tenue, maquillage, coiffure sont propres à Lust et n’ont pas été mis au point pour ce projet.
Lust incarne vraiment à mes yeux ce personnage de reine absolument libre d’un univers dystopique tout en ayant cette douceur qui permettra la réconciliation des deux personnages à la fin du court-métrage.
Pour le personnage incarné par Ramsès nous avons un peu tâtonné car nous cherchions un physique en opposition à celui de Lust, masculin et qui ait suffisamment d’aura pour ne pas se retrouver effacé par celle de Lust.
Isma m’a finalement proposé Ramsès donc, et ce duo nous a encore une fois paru être une évidence.


- Élargissons un peu le débat, maintenant. Quel est ton regard de patron de label sur le paysage musical underground actuel ?

Ta question amène celle de ce qu’est l’underground.
Pour moi l’underground est dans l’intention. Créer des projets qui ne soient pas commerciaux, essayer d’apporter de nouvelles choses, d’être en quelque sorte un laboratoire.
Dans ce sens pour moi Initiatives n‘était pas underground mais l’est devenu.
Créativement je pense que nous vivons un âge d’or grâce à la démocratisation des logiciels MAO et à la diffusion des connaissances via internet.
Je découvre chaque jour de nouveaux artistes, labels qui proposent des choses exceptionnelles.
Je trouve en revanche qu’il y a un vrai souci concernant certains médias et associations liées aux musiques électroniques. Beaucoup de copinage, d’autopromo, de sponsoring ; peu d’expertise ou de curiosité.
Mais je reste persuadé qu’à la fin seul le talent, la créativité, la passion parlent. Je ne pense pas que les artistes aient besoin de ces acteurs.

- Qu’est-ce que tu projettes pour Initiatives Studio ?

Je suis enfin prêt à dire au revoir à Initiatives. Je savais depuis des mois que la fin du label était proche, ce qui était un déchirement.
La fin est liée aux difficultés financières du label mais pas que.
J’ai toujours eu beaucoup de soutien dans ce projet, ce qui m’a permis de sortir Initiatives de pas mal de coups durs et j’aurais pu m’en sortir de nouveau.
Non, je pense que j’ai dit tout ce que j’avais à dire à travers Initiatives et que ce dernier projet m’a fait comprendre que pour aller plus loin dans ce que je souhaite réaliser il fallait que l’artiste prenne le pas sur le label manager.
Cependant le court-métrage verra bien le jour courant 2025, je le dois aux artistes et à ceux qui ont soutenu ce projet.
Dans tous les cas je ne pouvais pas rêver meilleur requiem pour Initiatives que cette release.

- Ça c’est une sacrée annonce ! Et tu peux nous en dire plus sur ton projet solo ? À quoi devons-nous nous attendre ?

Ermoh sera un projet multidisciplinaire dans la continuité de ce qui a été amorcé avec cette release.
Musicalement j’expérimente depuis de nombreuses années au croisement entre drone, noise, techno industrielle, hardcore, post-club (même si c’est une catégorie un peu fourre-tout).


- Maintenant qu’Initiatives Studio s’arrête, quel regard portes-tu sur cette aventure ?

Je pense qu’il va me falloir malgré tout encore un peu de temps pour réaliser que c’est fini. Initiatives a été presque ma seule préoccupation pendant 4 ans.
J’ai été absolument, obsessivement passionné par ce projet quitte à y laisser ma vie entre parenthèses et à y sacrifier beaucoup.
Je ne regrette rien car je pense que ces 4 ans étaient une étape nécessaire à mon évolution en tant qu’artiste et en tant qu’être humain.
J’ai vécu les plus belles années de ma vie, réalisé des choses que je pensais impossibles plusieurs fois, organisé des évènements à Paris, Berlin, Leipzig, Wrocław…
Pour tous ceux qui ont fait partie de cette aventure et m’ont soutenu j’aurais aimé continuer, aller plus loin, mais je sens que ça n’a plus de sens et que ça ne pourrait que nuire à ce qui a déjà été accompli.
Merci à Mimo, Mehdi, Gaulthier, isma, Tim, Brigitte, Timothé, Cécilia, Gaulthier, Manuel, Filipe, Jean, Françoise, Geneviève, Antoine, Nelson, Hamza, Michèle, Christèle, Michel, Mehdi, Mimo, Shams, Gab, Cécile, Miguel Angel, Chris, Magali, Sarah, Victor, Camille encore, Ji-Hye, Anthony, Ismael, Weronika, Barbara, Jessica, Lust, Ramsès, Jodie, Raphaël, Antoine, Natalie, Chris, Alex, Aly, Maximilien et tous ceux qui ont fait partie de cette aventure.
Qu’Initiatives Studio repose en paix.

- Belle conclusion. Merci pour ton temps.


Interviews - 03.07.2024 par Ben