Massive Attack + Archive - Théâtre Antique (Vienne)
le 18/07/2006
Sociologie de concert, ou Lapinot au pays des nymphos
Intro : on the road again
J’en rêvais, ils l’ont fait : Massive Attack et Archive pour une même soirée, et qui plus est dans un cadre plutôt rafraîchissant en cette vague de chaleur qui n’en finit plus, le Théâtre antique de Vienne.
17h30 heures, il est temps de quitter mon sud étouffant, un pote est au volant, notre quatrième concert en commun il me semble (cf. Nada Surf au Transbordeur), compil’ 20 ans d’Inrocks dans le lecteur CD, je découvre Day One, lui Badly Drawn Boy, The Streets et Syd Matters, arrêt quelques kilomètres plus loin pour récupérer sa nouvelle amie, puis direction l’autoroute et c’est Archive et Massive Attack qui se succèderont dans les enceintes, petite compilation concoctée par mes soins en guise de préparation psychologique au choc annoncé. Sans doute les nymphos susurrent-elles déjà à tout va dans leur coin "Vienne... vienne..." avec l’accent italien d’une Monica Bellucci version porno cheap, mais heureusement je ne les entends pas encore.
Au Théâtre antique de Vienne
19h55, nous entrons tous les trois dans le fameux théâtre, déjà bien rempli en toute logique, le début du concert étant prévu dans 5 minutes. Bon timing donc, on avait pris notre temps, en-cas et boissons y sont passés, on est paré.
Alors que mes compagnons de soirée se dirigent vers les escaliers pour rejoindre le haut des gradins et s’installer confortablement loin des mouvements de foule et de la chaleur de la fosse, je me faufile au plus près de la scène au son un peu étouffé d’une playlist dark hip-hop de très bonne facture. Ainsi, au moment où s’estompe le grime de M.I.A. je suis au deuxième rang à environ 1 mètre 50 du bord de scène, juste derrière une toute petite demoiselle pas génante pour un sou et en face d’un clavier où vient bientôt s’installer, après présentation de la soirée par un Monsieur Loyal à l’air jovial et extinction momentanée des lumières dans la clarté tardive, Daniel Griffiths dit Danny-Gee, sorti des coulisses en toute humilité sous les applaudissements d’un public acquis, en compagnie de Darius Keeler et du bassiste habituel d’Archive, physique de garde du corps dissuadant, crâne rasé et énergie débordante. Tandis que le premier des deux piliers du groupe, assis au clavier donc, s’étire et bat du pied pour évacuer un stress palpable, le second, debout derrière un Fender Rhodes agrémenté d’une console à l’opposé de la scène, a déjà commencé. L’intro de Lights résonne, Danny-Gee se met à jouer, puis les autres musiciens entrent tour à tour, le batteur qui rejoint son set en milieu de scène et en hauteur puis photographie le public d’un air goguenard, un guitariste aux cheveux longs et à la barbe naissante, un second guitariste, cette fois un black sûr de sa force tranquille, et enfin Pollard Berrier. Ce dernier vient poser sa voix à mi-chemin de ce morceau de bravoure déjà culte, qui sur scène trouve enfin toute sa dimension, un psychédélisme déréglé venant s’ajouter à la mélancolie et à la frustration de cette épopée électro-rock de plus de 18 minutes. Tout le monde est en costard, c’est la grande classe.
L’attaque des nymphos de 50 pieds : préambule
Mais juste à ma gauche, c’est tout de suite moins la classe. Deux grandes perches toutes droit sorties d’une photo de flyer pour jet-setters, deux clichés ambulants, l’exhibitionniste, longs cheveux noirs et regard de vamp, et la fausse ingénue, cheveux châtains mi-longs et sourire amusé constamment affiché, ont visiblement pris la décision d’essayer de me pourrir sournoisement le concert. Ayant attendu le début pour allumer leur clope et m’enfumer, l’a-priori est fortement négatif, mais je suis encore loin du compte.
Archive résiste
Toutefois Archive parvient encore à maintenir mon attention quasi-intacte. Après une transition du plus bel effet - tous les morceaux seront ainsi plus ou moins fondus les uns dans les autres, liés de façon très homogène par des litanies musicales du genre "I don’t want to stay alone..." - le groupe enchaîne avec Numb, que le public reconnaît immédiatement à la montée en puissance de sa boucle d’intro samplée. C’est le guitariste chevelu qui prend le chant cette fois, remplaçant l’ancien compagnon Craig Walker parti en solo il y a quelques mois. Mon pote m’expliquera à la fin qu’il le remplaçait déjà au pied levé après plaquage en tournée l’an dernier, lorsqu’il avait vu le groupe en concert pour la première fois. Pour ma part c’était au Nice Jazz Festival en juillet 2004, le chanteur-songwriter-guitariste des trois albums précédents était encore là, et je m’apprêtais à constater à quel point son absence pesait sur les performances scéniques du groupe. En effet, même les flots de distorsion lachés en couches successives par un Darius Keeler habité, mimant comme à son habitude le batteur lourdaud en tentant d’extérioriser la frustration rageuse rongeant jusqu’à la surface de son visage torturé, ne parviennent pas à rendre toute la puissance d’un morceau au chant certes propre mais pas assez habité, à l’inverse, pour éviter à l’ensemble de sonner creux, comme vidé d’un grande partie de sa substance.
Nympho number 1 strikes back
Ce qui n’a pas l’air de déranger outre mesure mes deux nymphos, celle juste à côté de moi, à savoir l’exhibitionniste, semblant même s’imaginer à un concert de David Guetta où elle prendrait pour elle et au pied de la lettre la philosophie toute en finesse des paroles de The World Is Mine. Marquant le rythme de savants mouvements des bras et des mains, clope au bout des doigts aux cendres menaçant à tout moment de transformer en devil’s haircut ma coupe de tifs toute neuve, tournoiements de chevelure, mouvements de bras vers l’arrière - visiblement oublieux qu’au bout des bras il y a des mains, puis des doigts et enfin des ongles taillés comme des couteaux, et donc insconsciente qu’à cinq centimètres à peine du bout de ses ongles il y a un lapin qui tient à sa vie, et qui du coup doit sans cesse osciller du regard entre la scène et la folle dangereuse pour éviter d’être charcuté (et heu... non-non, les lapins n’aiment pas particulièrement parler d’eux à la troisième personne...) - sans oublier bien sûr de passer régulièrement ses mains dans ses longs cheveux flottant au vent - tiens, y a pas d’vent, pourtant... ? - , "parce qu’elle le vaut bien", cela va sans dire. Escortées par deux gars juste derrière dont l’un semble être le copain de la fausse ingénue, les deux nymphos n’ont l’air de se préoccuper d’eux que très superficiellement, impression qui se vérifiera par la suite.
Archive entre deux eaux
Mais ne nous méprenons pas, ma concentration est tournée le plus possible vers le concert, qui continue avec Sane. Pollard Berrier reprend le chant, il assure très bien, visiblement les morceaux de Lights sont taillés pour la scène, et le chanteur sait à la fois endosser le rôle malheureusement nécessaire de "star" du groupe quand il le faut et l’abandonner totalement à la seconde d’après pour se mettre au service guitare à l’appui des compositions de Keeler et Griffiths, désormais à nouveau seuls maîtres à bord du navire Archive. Et il le montre en laissant humblement sa place au guitariste chevelu pour Fuck U, morceau là encore tout fait réussi musicalement, passant puissament du calme à la tempête, mais en donnant cette même impression de désincarnation constatée pour Numb. Et pour cause : ces chansons étaient plus qu’habitées par Craig Walker, elle étaient Craig Walker, sa frustration d’impuissance, sa souffrance, son déchirement intérieur pendant le coma de sa femme et après son décès.
Comment passer derrière ça ?... Je repense au concert du Nice Jazz Festival après The Divine Comedy et l’évidence s’impose : Archive ce soir ne retrouvera pas cette puissance émotionnelle capable de faire pleurer une montagne. Sans doute même ne la retrouveront-ils jamais... Mais Maria Q, déjà présente sur You All Look The Same To Me , entre en scène à son tour, bien décidée à raviver la flamme. Elle entonne We Will Fade, peut-être la plus belle chanson de Lights , et cette fois le groupe renoue avec la mélancolie de Londinium , son chef-d’oeuvre inaugural. Seul "problème" : ce n’est plus du gros son, alors forcément il y en a qui s’ennuient...
De la nympho à la chippie il n’y a qu’un pas
...vous voyez de qui je veux parler, bien sûr. Et comme sans neurone on peut difficilement penser aux autres, c’est parti pour un tour : et je parle avec ma copine dans le silence religieux des premiers rangs, et je me prends en photo avec mon copain, et j’appelle une copine restée à la maison pour lui raconter le début du concert d’Archive, et ma soeur m’appelle pour me demander où est passé le DVD de sa série préférée et je lui dis que je suis au concert d’Archive mais ça m’empêche pas de lui raconter ma vie, etc, etc... et à ce rythme là :
1) on en arrive à Pulse et je suis dégoûté ;
2) j’ai une envie soudaine de multiplier les pains.
Maria pleine de grâce
Mais miracle, si c’est bien Maria Q qui reste sur scène pour chanter Pulse, le morceau n’en conserve pas moins sa puissance originelle, qui parvient à détourner l’attention de nos deux écervelées de leurs préoccupations existentielles. Puis Maria s’en va, et c’est System qui résonne. Pollard Berrier, aussi à l’aise au chant que dans les effets vocaux, contribue autant que le groupe à la transposition scénique brillante et puissante de ce single assassin, pour lequel il appelle le public à taper dans ses mains, exercice auquel je me plie volontiers. Mais à la fin, le guitariste chevelu annonce un dernier morceau avant fermeture. Les fans s’en trouvent quelque peu refroidis, sentiment qui toutefois ne persistera pas au-delà des premières notes de Again.
Sans Craig Walker, la chanson-phare d’Archive démarre mollement, et peine à décoller. Du moins jusqu’au break médian : enfin soustraite à l’effet neutralisant du chant, la musique fait son effet, et lorsque le guitariste remplaçant reprend le micro, il est comme galvanisé, finalement habité par des sentiments qu’il parvient enfin à nous faire partager. Il commence à crier, et cette fois ça y est, on y croit. Le groupe sort de scène sous un tonnerre d’applaudissements, et reviendra pour un rappel, le robotique Programmed, dernier tour de chant de Pollard Berrier. Le morceau, un peu faible sur album, n’était peut-être pas le meilleur choix pour terminer, mais il contente le public, pour ma part je pense déjà à Massive Attack, le groupe nous dit au revoir pour de bon et sort de scène, les lumières se rallument et la tension retombe d’un coup, paradoxalement au son du dérangeant Soul Auctioneer de Death In Vegas - par la suite on aura droit à 50 minutes de musique en attente de l’entrée en scène de Massive Attack, playlist partant d’un électro-rock psychédélique pour se terminer en électro onirique - couvert il est vrai par le brouhaha d’un public en pleine saison des transferts, translations croisées commençant très fort avec un gars qui s’incruste à côté de moi et se fait péter la voix pendant près de cinq minutes pour avoir la setlist. Par chance pour mes oreilles, un roadie a pitié de lui et le boulet repart satisfait avec son bout de papier.
Deux jet-setteuses agitées contre une loque défoncée, ou "Mais au fait, pourquoi des nymphos ?"
Je vous avais épargné "l’épisode Again", durant lequel une petite brune à lunettes avait fait le forcing pour venir se caler juste entre moi et la petite demoiselle du premier rang, tout ça pour allumer une clope, m’enfumer, et tendre la main vers la scène pendant la moitié du morceau avant de repartir aussi sec comme si de rien n’était. Va comprendre, Charles. Mais finalement autant tout balancer d’un coup et en finir une bonne fois avec cette armada de gêneurs, dont aucun ne parviendra plus par la suite à détourner mon attention de ce qui est sur le point de devenir le meilleur concert de ma jeune vie.
Toutefois à ce stade je ne le sais pas encore. Ce que je sais par contre, c’est que si les deux nymphos se sont idéalement décalées vers la gauche et le milieu de scène, sympathisant déjà avec une gravure de mode torse-poil tatoué, la barbe taillée au nanomètre, et son collègue idem en plus grand et plus tatoué, je ne vais pas gagner au change pour autant. Car les deux jeunes filles qui débarquent de je ne sais trop où, s’installant à leur place et allumant des clopes à leur tour, ne sont pas seules à prendre le relais.
En effet, elles sont suivies à quelques minutes près d’un petit blond limite défoncé, accompagné d’un grand blond idem, le "limite" en moins. Car lui il tient à peine debout... Du coup les trois quarts d’heure d’entracte vont se transformer en un cirque pas possible : le gars commence à taper sur l’épaule de la blonde à côté de moi, lui pose des questions à peine audibles qu’elle essaie d’abord d’éluder poliment mais auxquelles elle finit par répondre, réalisant sans doute que l’option silencieuse ne la mènera à rien avec un tel énergumène. Malgré les tentatives de modération de son collègue, la loque essaie alors de venir s’incruster à côté d’elle, autant dire à côté de moi, et comme évidemment il n’y a pas assez de place je lui jette un regard assassin mais il est bien trop défoncé pour relever et insiste. La fille, bonne poire, finit donc par lui laisser sa place, l’appelant à en profiter pour respirer un peu car les deux premiers rangs sont sur une grille surélevée. Le gars est totalement absent, il arrive à peine à parler et rien ne semble pouvoir capter son attention, il oscille d’un côté à l’autre, d’arrière en avant, menaçant de s’affaler tantôt sur moi tantôt sur la copine de la blonde à sa gauche. La fille lui redemande sa place, lui explique que ça n’était VRAIMENT que pour le laisser respirer, le gars met du temps à comprendre mais finit par repasser derrière. Et là je crois rêver : alors que le gars tapote toutes les cinq minutes sur l’épaule de la blonde pour lui promettre que non, il ne lui vomira pas dessus, elle lui demande si ça va mieux, et tandis qu’il commence à lui poser lourdement des questions plus perso tout en ayant l’air de s’en foutre, sa copine et elle se mettent à taper la discute avec lui, à lui raconter leur vie, elles sympathisent, quoi ! La blonde rougit à tout va dès que la loque ouvre son bec, je ne prends plus la peine d’écouter car l’installation du matériel de Massive Attack a l’air de toucher à sa fin, pendant ce temps les deux perches draguent innocemment les deux tatoués, le concert va reprendre, deux batteries sont installées en fond de scène de chaque côté d’un petit parc de claviers élevé juste derrière une console agrémentée de platines, le tout devant l’habituel mur de lumières qui en est à la phase des tests. Un type traverse le vide du milieu de scène, passant derrière la rangée de cinq micros sur pieds disposés à l’avant - dont un à très petite hauteur ne me met pas la puce à l’oreille, moi qui ai pourtant passé la moitié du trajet en voiture à me demander qui allait assurer les chants féminins ce soir - il s’apprête à scotcher une setlist sur laquelle j’entrevois que la dernière chanson du concert sera Group Four. Le gars défoncé derrière moi s’est rallumé un joint et commence à appuyer sa tête dans mon dos, je me retourne et lui fais un signe de la main agrémenté d’un regard censé signifier "calme-toi un peu mon gars sinon ça va mal finir", et par chance il a l’air de comprendre. Les lumières s’éteignent à nouveau, cette fois il fait presque nuit, la chaleur est toujours là mais elle s’est un peu amoindrie, les conditions sont donc optimales lorsque Robert "3D" Del Naja et ses musiciens prennent la scène d’assaut.
Sociologie de concert, ou Lapinot au pays des nymphos (Part 2)
Vers l’infini et au-delà
Celui qui a désormais bien en mains les rennes de Massive Attack salue le public en s’inclinant légèrement, paumes jointes, signe de tête et sourire confiant, pendant ce temps les deux batteurs s’assoient derrière leurs sets, le bassiste et le guitariste, toujours les mêmes depuis la tournée Mezzanine , prennent leurs marques en milieu de scène, et un type chauve et quelque peu corpulent vient s’installer au milieu des claviers, derrière un Korg, fameux synthétiseur analogique qui ne sera sans doute pas peu utile à la transposition scénique de l’unvivers sonore complexe du groupe. Je m’imagine alors qu’il doit s’agir de Neil Davidge, producteur et collaborateur privilégié de 3D depuis l’immense 100th Window et désormais membre à part entière de Massive Attack, même si la consultation de photos sur internet une fois rentré chez moi me fera plutôt penser le contraire a-posteriori.
Mais pour le moment je n’en suis pas là alors je ne me pose pas de questions. Car les premières notes de clavier de False Flags, sans doute le plus bel inédit "offert" par l’édition limitée du best-of Collected récemment sorti, emplissent déjà l’espace, s’insinuant dans l’air pour envelopper le public, et il ne faut pas plus de quelques secondes pour que la magie commence à opérer. Alors que 3D se met à chanter, la mélancolie est prégnante, et je me réjouis : cette fois, la clarté du son, si difficile à obtenir sur scène pour un groupe à l’entrelacement musical si complexe, est bel et bien au rendez-vous ! Je mets donc de côté mes souvenirs du concert aux Arènes de Nîmes en juillet 2003, où des basses assourdissantes n’avaient pas rendu justice à la transposition scénique pourtant parfaitement réussie des compos de Massive Attack, gâchant quelque peu un show son et lumières à l’ambiance néanmoins inoubliable.
False Flags s’étire et monte en puissance, 3D à la console triture la voix de Thom Yorke : "Where do we go from here ?..." Cette phrase de The Bends, hâchée et répétée encore et encore en crescendo, résonne derrière le mur du son qui s’élève pour engloutir cette ode impuissante à une jeunesse perdue, embrigadée au nom d’une liberté hypocrite, puis tout s’arrête net.
Alors que le public, retrouvant ses esprits, explose en applaudissements, le grand Grant "Daddy G" Marshall, officiellement de retour aux manettes pour le prochain album, fait son apparition, surgissant des coulisses en face de moi. Regards complices avec 3D tandis que les loups se font entendre au loin, suivis de près par la ligne de basse la plus inquiétante jamais composée. C’est Risingson. Les deux compères chantent tour à tour, et une lumière noire de plus en plus pénétrante irradie d’un empilement sans fin de couches sonores cosmiques et évanescentes. 3D joue avec une mini-console élevée à portée de main du côté droit de son micro. Je ferme les yeux, et j’ai l’impression d’être emporté par un trou noir. Quand je les rouvre Daddy G a quitté la scène, laissant son ami seul aux manettes. Il reviendra après le break final, moment d’égarement où j’applaudis avec les autres, pourtant conscient que la chanson n’est pas encore terminée. Un black de l’agence de sécurité, qui a passé la soirée à distribuer des bouteilles d’eau pour éviter le plus possible de malaises en ce énième jour de forte chaleur, me braque alors une mini-lampe torche en pleine figure et me fait "non-non" de la main ! L’égarement continue on dirait, car l’espace d’un instant je prends ça pour moi, un peu honteux sans vraiment comprendre, avant de réaliser que c’était un type juste derrière à droite qui était visé, repéré alors qu’il tentait de photographier la scène avec son portable top-fashion... Je jette un coup d’oeil vers la gauche, pour constater que les autres gorilles font régulièrement la même démarche. Un brin "control freaks", Massive Attack ? Le morceau se termine, et 3D annonce un miracle au micro : "Tonight we have Elizabeth Fraser on stage with us..."
Un tout petit bout de femme à la voix céleste
Les connaisseurs, soit une petite majorité du public à ce qu’il me semble, se réjouissent de la nouvelle et ça s’entend. D’autant plus quand la mythique chanteuse des Cocteau Twins surgit des coulisses, sous les applaudissements néanmoins timides d’une foule comme impressionnée qu’une voix si exceptionnelle puisse appartenir à un si petit bout de femme. Alors que 3D et Daddy G la croisent et lui adressent un petit signe de tête en quittant humblement la scène, la musique s’insinue déjà, sombre et inquiétante, mais personne ne reconnait le morceau avant que Liz Fraser ne commence à chanter, divinement bien sûr, derrière le fameux micro dont je parlais tout à l’heure, réglé sur-mesure : c’est Black Milk, dans une version totalement décadrée, aussi vénéneuse qu’étonnante, plus rythmée et encore plus troublante que l’originale. Le mur de lumières contribue pleinement à l’ambiance, et comme pour chacune des chansons du concert de ce soir le son est à la fois palpable et générateur d’abstraction, électronique et organique, à la croisée des chemins entre Mezzanine et 100th Window , et le surprenant final jazzy déviant de ce Black Milk d’anthologie n’y dérogera pas. Je me souviendrai plus tard qu’il s’agissait en réalité de Black Melt, la version remixée du best-of Collected .
Alors que Liz nous quitte - forcément momentanément puisque la setlist annonçait Group Four et que j’imagine mal Massive Attack ne pas profiter de l’occasion pour enfin réinterpréter Teardrop dans sa configuration originale, ce que j’attends avec impatience en réponse à la version chantée par Dot Allison à Nîmes en 2003 et par ailleurs tout à fait réussie - le duo 3D-Daddy G se reforme aux micros pour Karmacoma. Alors que la musique commence, les deux compères échangent un regard en souriant, et soudain ils se pointent mutuellement du doigt, jambes fléchies, tête rentrée dans les épaules et fausse mimique moqueuse, gimmick très hip-hop qu’ils cultivent depuis longtemps et qui les fait partir d’un rire d’adolescents. Je souris de les voir toujours aussi complices, et leurs yeux pétillent encore de candeur lorsqu’ils entament leur tour de chant. Même cette chanson issue de l’album Protection , immense mais à priori moins complexe que les autres productions du groupe, se transforme devant nos oreilles ébahies - ça se dit, ça ?... - en véritable cathédrale sonore. Une cathédrale hantée, tout comme son grand ordonnateur, 3D, qui reste ensuite seul au micro pour un Butterfly Caught totalement dans l’esprit de l’original, les couches de radiations sonores en plus. Les batteries au son électroniquement modifié claquent comme des fouets, 3D susurre d’une voix aussi inquiète qu’inquiétante, et le public, tel un papillon, est hypnotisé puis happé par cette lumière noire.
Horace Andy lutte dans la nuit
Une noirceur que ne contrebalancera pas Hymn Of The Big Wheel, revu et corrigé par 3D. Horace Andy, toujours fidèle au poste, vient prendre sa place sur scène et au micro, souriant et saluant le public avec l’humilité qu’on lui connait. Mais cette fois son hymne au cycle de la vie, chanson d’espoir pour le futur, se trouve transformé en véritable lutte contre l’engloutissement. Le timbre pur et candide du chanteur tente de s’opposer à une musique totalement en porte-à-faux, les infrabasses résonnant comme on imagine qu’elles le feraient au purgatoire... Peut-être l’âme paranoïaque et dépressive de 3D y est-elle condamnée ? Malgré les mouvements de danse reggae esquissés par Horace Andy, au top de sa forme, la chanson ne tranchera pas entre paradis et enfer.
Le Mezzanine qui va suivre sera du même acabit. Toujours aussi hypnotique, ce troisième et dernier duo 3D-Daddy G tient toutes ses promesses, notamment le temps d’un final mémorable où la chanson prend un virage mélodique inconnu, qui s’étire et monte en puissance au gré des nouvelles incantations de nos deux chamans.
Qui se retirent pour laisser officier à nouveau la fée Liz Fraser, de retour comme espéré pour Teardrop. Dès ses premiers beats, le morceau déchaîne les passions d’un public qui visiblement n’attendait que ça. En effet ce grand succès de Massive Attack demeure sans doute l’une des plus belles chansons du groupe, et sera l’un rares surgissements lumineux de ce concert, d’autant mieux mis en valeur entre deux diamants noirs. La voix de Liz Fraser, toujours aussi cristalline, n’a jamais été aussi vibrante de fragilité et me touche au coeur tel l’appel d’un ange.
"You are my angel"
Et justement Horace Andy est déjà de retour sur scène, et cette fois c’est le crescendo de la ligne de basse martiale d’Angel qui s’élève vers les étoiles. Je pourrais dire qu’alors j’ai pensé à mon Ange, à des milliers de kilomètres de moi pour une poignée de semaines encore, mais c’est faux : elle n’avait jamais quitté mes pensées. Car bien entendu quand je parlais de l’appel d’un ange la comparaison était tout sauf abstraite... Alors lorsque Horace Andy chante, je communie. "You... are my angel... come from way above... to bring me love..." Un fakir pourrait sans doute marcher sur le son de Massive Attack, ce soir. Oui... et peut-être pourrait-il marcher tout aussi sûrement sur les ondes cérébrales que j’essaie d’envoyer d’un continent à l’autre, qui sait ?... "Love you, love you, love you, love you..." Je pense à toi très fort.
La tête (et le reste) dans les étoiles
Lorsque 3D réapparaît et que les arpèges du guitariste viennent remplacer une partie de la trame électro qui compose la mélodie complexe de Future Proof, je suis tiré de ma rêverie pour être surpris à nouveau. Et c’est loin d’être fini : ce chef-d’oeuvre qui ouvre 100th Window , album aux voix mélancoliques perdues dans un univers cérébral synthétique, parvient lui aussi, contre toute attente, à gagner encore en amplitude, et sait même se teinter de quelques accords acoustiques du plus bel effet... qui l’eut cru ? Et pourtant cette transposition sonne comme une évidence : Massive Attack avait atteint une dimension mentale inouïe avec 100th Window , caisse de résonnance des états de l’âme de son auteur et de sa confusion, entre inquiétude et résignation, paranoïa et sagesse, espoir fragile et dépression abyssale, mais désormais les maux de l’âme infectent aussi l’organisme, comme une drogue dont l’effet se répandrait et s’intensifierait jusqu’à vaporisation dans l’espace infini. C’est cette impression que me donne le final cosmique du morceau, si bien qu’à un moment, alors que 3D, dos au public, joue avec la console, de modulations en amplifications, je me dis, pour la première fois depuis la sortie du Vespertine de Björk il y a 5 ans : "Personne ne pourra jamais dépasser ça." Evidemment l’ambiance d’un concert exacerbe toujours ce genre de sentiment, mais pourtant j’ai déjà la certitude que peu d’expériences sonores me feront vibrer ainsi à l’avenir. Le leader de Massive Attack n’a jamais aussi bien porté son pseudo...
Mais pas le temps de me remettre du choc, il annonce Debra Miller, qui le rejoint sur scène. La chanteuse, qui officiait déjà sur la tournée précédente, y était la remplaçante de Shara Nelson, la voix féminine de Blue Lines bien connue des fans de la première heure. C’est donc logiquement la ligne de basse de Safe From Harm qui se fait entendre, morceau qui va se transformer lui aussi en véritable odyssée de l’espace. Debbie assure bien au chant, et même s’il ne sera jamais question de retrouver l’émotion à fleur de peau de son modèle elle n’aura pas à rougir de la comparaison. 3D, quant à lui, prend plaisir à reproduire au micro le scratch de voix du morceau, et nous à l’écouter. Une nouvelle fois, on ne s’aperçoit de l’envolée cosmique qu’une fois dans les étoiles. La puissance du final est telle qu’il me faut du temps pour réaliser, alors que les dernières radiations s’évanouissent, que le groupe salue et quitte la scène.
Mais évidemment le public en redemande, et c’est uniquement pour la forme que 3D et ses musiciens se font prier avant de revenir nous asséner le morceau le plus rock de la discographie du groupe anglais, Inertia Creeps. Un mur du son dévastateur qui ferait passer Archive pour Simon & Garfunkel, et où le guitariste s’en donne à coeur-joie... jusqu’au solo de trop, pendant le second break qui normalement devait être une rupture de guitare ! Mais 3D, en chef d’orchestre minutieux et expérimenté, l’arrête au bon moment d’un signe de la main, permettant au morceau de conserver tout son relief. Sentant sur lui le regard sévère de son leader, le guitariste sautille vers l’arrière, sourire crispé sur un visage où l’on peut lire comme dans un livre ouvert "oh putain la boulette !..." ou quelque chose comme ça. Une boulette que 3D l’encouragera à rattraper quelques minutes plus tard, lui adressant un vif signe de tête pour le galvaniser. Sous son regard pénétrant, le fautif se donne alors à fond, et nous gratifie d’un final proche de l’implosion. Tout simplement énorme.
Cette fois on le sent bien, c’est la dernière ligne droite. 3D croise Debra Miller et Daddy G sur le chemin des coulisses, et ce dernier va s’installer sur un petit siège à ras de terre, derrière les platines de la console située en contrebas du parc de claviers. Il scratchera à foison sur Unfinished Sympathy, autre sommet de la discographie de Massive Attack mais qui peinera pour sa part à atteindre l’amplitude des autres morceaux joués ce soir, révélant des limites toutes relatives dûes à une construction musicale très fermée. Evidemment, chanté par Shara Nelson il en eut tout de même été autrement, mais compte-tenu de la difficulté à passer derrière une interprétation aussi bouleversante la performance de Debra Miller n’en demeurera pas moins tout à fait honorable.
La chanson terminée, cette dernière fait ses adieux au public en compagnie de Daddy G, et un autre duo mixte prend leur place pour le final. 3D et Liz Fraser s’installent aux micros tandis que se fait entendre la guitare "en pales d’hélicoptère" qui marque l’intro de Group Four. Entre le chant inquiétant de 3D et la voix d’ange déchu de Liz, la musique se densifie encore et encore, jusqu’au crescendo final qui fait de ce morceau une clôture de concert idéale. Cette montée en puissance est comme toujours sur scène étirée et accélérée jusqu’à l’implosion, mais cette fois l’intensité en est démultipliée, le rythme dérape en jungle - la musique, pas la forêt, hein, bien sûr... - déviante, ce soir Massive Attack, entre mur de nappes électriques et enveloppe sonore électro-organique, aura convoqué les plus beaux fantômes de Bristol, Flying Saucer Attack et The Third Eye Foundation en tête, mais pour en magnifier encore les réminiscences, rendant obsolètes toutes les attentes du public. Chapeau les artistes, bravo et merci. N’en déplaise aux nombreux détracteurs - qu’on imagine sourds ou malentendants - des dernières productions du groupe, le Massive Attack de 3D, bien qu’entré depuis déjà longtemps dans l’histoire de la musique moderne au grand dam de son leader, s’impose plus que jamais comme LE groupe du futur.
Retour à la vie
Paradoxalement - ou pas ?... - la noirceur de la musique de plus en plus torturée de Massive Attack exhorte à la vie. Surtout lorsqu’on a connu ce même abîme avant d’avoir la chance d’en être tiré par la plus douce des lumières. Alors que la dernière note de Group Four finit de s’estomper dans l’air, je croise les doigts, songeant à quelques voeux qui j’en suis sûr se réaliseront. Car c’est le genre de voeux qui se réalisent toujours quand on le veut vraiment, du moment que le destin de nous joue pas de tour. Et c’est tout ce que je lui demande : pour le reste, l’avenir nous appartient.
Archive : début à 20h15
1 Lights (Lights)
2 Numb (You All Look The Same To Me)
3 Sane (Lights)
4 Fuck U (Noise)
5 We Will Fade (Lights)
6 Pulse (Noise)
7 System (Lights)
8 Again (You All Look The Same To Me)
Rappel :
9 Programmed (Lights) : fin à 21h25
— > Myspace
Massive Attack : début à 22h15
1 False Flags (Collected)
2 Risingson (Mezzanine)
3 Black Melt (Collected, remix du Black Milk de Mezzanine)
4 Karmacoma (Protection)
5 Butterfly Caught (100th Window)
6 Hymn Of The Big Wheel (Blue Lines)
7 Mezzanine (Mezzanine)
8 Teardrop (Mezzanine)
9 Angel (Mezzanine)
10 Future Proof (100th Window)
11 Safe From Harm (Blue Lines)
Rappel :
12 Inertia Creeps (Mezzanine)
13 Unfinished Sympathy (Blue Lines)
14 Group Four (Mezzanine) : fin à 23h50
— > Myspace
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Les spoilers du prochain album des Bristoliens se font enfin plus alléchants sur ce deux-titres gracile et asthénique, meilleur sortie de Massive Attack depuis l’OST de Danny The Dog en 2004.
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