IRM Expr6ss #11 - spécial OVNIS hip-hop, part 2/2 : E L U C I D ; Nonstop ; Collapsed Skull ; Sameer Ahmad ; Fat Tony, Fatboi Sharif & steel tipped dove ; M A R

Après un premier volet très abstract, on s’attaque à plus organique dans cette seconde partie toujours dédiée à ce que le hip-hop de l’ombre a à proposer de plus singulier cette année. Aucune sortie autoproduite cette fois mais le fait demeure : la plupart de ces disques sont et resteront malheureusement éclipsés par les canons commerciaux d’un genre où le fossé creusé entre mainstream racoleur et franges qualitatives depuis une grosse quinzaine d’années commence à ressembler à un puits sans fond, séparant deux publics désormais inconciliables qui n’écoutent plus depuis longtemps la même musique.




- E L U C I D - REVELATOR (Fat Possum, 11/10)

Décidément, depuis Horse Latitude il y a 7 ans, chaque nouvel opus d’E L U C I D semble en remontrer au précédent en matière d’inventivité dystopique et viscérale. Beaucoup plus proche dans l’esprit du superbe BLK LBL LP que du dernier album "officiel" d’Armand Hammer, We Buy Diabetic Test Strips qui se voulait plus accessible voire mélodique dans la foulée du célébré - et quelque peu décevant - Maps de son compère billy woods (avec lequel il livre d’ailleurs ici deux des titres les plus sages du disque), REVELATOR incarne tout ce que l’ADN de l’Américain - qui met régulièrement la main à la patte côté production - peut renfermer d’urgent (The World Is Dog, Kebana), d’anguleux (CCTV, Xolo), de baroque (Voice to Skull, ou Yottabyte dont l’instru compte déjà parmi les plus belles réussites de l’inégal Child Actor) et de déstructuré (Slum of a Disregard, RFID, 14.4), à la hauteur de son flow plus habité que jamais et d’un goût toujours affirmé pour les atmosphères d’anticipation crépusculaires, cf. notamment Skp composé par Andrew Broder (Fog) ou le sommet final ZigZagZig. Un sérieux prétendant au podium hip-hop de l’année !



- Nonstop - Alien au pays des ali​é​n​é​s (Petrol Chips, 27/09)

Presque aussi bon et encore plus fou, on part cette fois du côté de Toulouse pour ce qui constitue très probablement le choix le plus tangent de cette double sélection. Le trop rare Frédo Roman aka Nonstop est en effet au rap ce que le Diabologum de 3 fut au rock sous nos horizons, name-dropping absolument pas fortuit puisqu’entre des tournées avec d’anciens membres du groupe (à commencer par son propre frère le bassiste Richard Roman), la production signée Arnaud Michniak de l’increvable Road Movie en Béquilles il y a déjà presque 20 ans et un univers à la fois nihiliste et révolté, les liens entre les deux projets sont multiples. Trois ans après Zyklon Bio et sous la houlette bienveillante du label Petrol Chips auquel s’est déjà rattaché depuis quelques albums le tout aussi inclassable Gontard, Renan Guilcher remet le couvert aux productions synthétiques, écrins de futurisme dystopique assez parfaits pour le spoken word du bonhomme, tissant ainsi quelques atomes crochus avec le chef-d’oeuvre de Zippo. Toutefois, l’imagerie de Nonstop, volontiers absurde et morbide, demeure absolument unique dans le paysage français comme au-delà, déroulant ses visions d’effondrement social et autres associations d’idées qui se marchent sur la tête à coups de punchlines aussi jouissives ("Dans la confusion, un pédophile repart par erreur avec un nain" ; "Mars n’était en fait qu’une tranche de chorizo") que décalées ("Remake du Dernier Tango à Paris avec du beurre salé") si ce n’est carrément dérangeantes ("Un bébé trop cuit, un poulet dans une poussette : le train-train qui déraille"), comme autant de distorsions aberrantes de la réalité. À la croisée de l’introspection désabusée ("J’avais tout compris avant les autres, un sèche-cheveux devant un méga-feu, j’étais le plus malin du tas de cendres") et d’une lucidité sans concession sur notre condition ("Le berceau de l’humanité était trop près du mur"), rêveries cosmiques (Crocodile Gandhi, Un pyromane en hiver, Afterwork à l’aftershave), fables régressives (L’an 01, Autoportrait dans un miroir convexe) et hallucinations abrasives (Ambiance bon enfant, Alain Proust), une nouvelle dinguerie de storytelling de fin des temps, dont on n’aura pas assez de cette fin d’année pour faire le tour.



- Collapsed Skull - Truth Serum (Closed Casket Activities, 4/09)

Un groupe de grindcore qui se met au hip-hop, ça aurait pu être l’idée saugrenue de l’année et pourtant... Derrière le metal sauvage et larsenisant du trio Collapsed Skull inauguré en 2022 (et qui s’est d’ailleurs quelque peu assagi cette année avec le bien-nommé Your Father’s Rage Evaporated In The Sun lâché à peine deux jours après l’album qui nous occupe ici) se cache en effet Dylan Walker de Full of Hell et surtout Sightless Pit, dont le virage noise rap très marqué sur Lockstep Bloodwar l’an passé s’était avéré une totale réussite, révélant au passage le rappeur Crownovhornz qui sévit sur pas moins de trois morceaux ici. En partant de là, le beatmaking hip-hop du morceau Bone Fragments qui tombait comme un cheveu sur la soupe sur Eternity Maze il y a deux ans ne semble plus aussi déplacé que l’on pouvait l’imaginer, pas plus que l’excellence de ce Truth Serum qui n’a au final strictement rien à voir avec les musiques extrêmes chères aux Américains et à leur label d’élection Closed Casket Activities, au point qu’il ne s’est qualifié qu’à la photo finish pour ces OVNIS. Les beats tapent certes un peu plus fort que la moyenne et les atmosphères sombres et entêtantes télescopent nappes dissonantes et pianotages hantés, mais on est finalement dans la droite lignée d’un boom bap 90s du côté obscur borderline horrorcore, avec quelques tracks plus légers aux sonorités soulful (Golden Mandolin, Cell of my Own) ou psyché (Benjamin, Type of Time), en particulier en seconde moitié de disque. Ce qui compte surtout donc, c’est que l’exercice est très bien maîtrisé, avec côté guests de superbes flows féminins à creuser (Woo da Savage, 7xvethegenius, Backwood Sweetie), au milieu de valeurs sûres telles qu’al.divino ou Jae Skeese et d’efficaces révélations underground (Aljamar en tête).



- Sameer Ahmad - La vie est bien faite (Bad Cop Bad Cop, 15/03)

Un chouia moins emballé à titre personnel par Effendi et l’EP Tracy 168 que par les sommets qui avaient précédé (Apaches et surtout Un Amour Suprême), peut-être du fait d’un équilibrisme trop poussé sur les dernières sorties du MC montpelliérain entre sa singularité cinématographique à l’introspection imagée et des sonorités sur le fil d’un rap français plus mainstream disons (une dimension hybride qui a ceci dit toujours fait sa force et lui permet aujourd’hui d’être reconnu des gros médias tel une bouteille de bon vin dans un océan de médiocrité - "piquette" serait encore trop indulgent), je retrouve ici Sameer Ahmad au niveau qui est le sien, un pied dans l’atmosphère et la mélancolie à la mesure de ses punchlines à la fois poétiques, truculentes et désabusées, l’autre dans une élégante efficacité à l’ancienne (Cholos, Spud Webb). Il y a certes quelques "bas" sur La vie est bien faite (LVBF en particulier, avec son synthé funky un peu cheapos, ses choeurs pas folichons et le featuring pas vraiment inspiré d’Okis - le seul morceau de l’album à ne pas être produit par Skeez’Up soit dit en passant ; ou dans une moindre mesure Daddy Cool et son instru au romantisme 80s trop propret), mais entre le rétrofuturisme arien de Hmd, les élans soul et le beat bien posé de Mi Casa ou encore le lyrisme tristounet de Néron, les sommets ne manquent pas, références au 7e art à l’appui comme on en a désormais l’habitude avec ce rappeur particulièrement érudit en la matière, qu’on rêve de voir croiser le fer un de ces jours avec l’autre grand cinéphile de l’undergound hip-hop français, Maeki Maii.



- Fat Tony, Fatboi Sharif & steel tipped dove - Brain Candy EP (Fused Arrow, 26/09)

3e EP, 3e réussite d’affilée pour Fatboi Sharif en 2024. Après Duncecap et Roper Williams, c’est au producteur steel tipped dove (metteur en son ces dernières années pour Alaska de feu Atoms Family, Armand Hammer et Billy Woods, ShrapKnel ou encore les deux MCs de ces derniers PremRock et Curly Castro) et au rappeur Fat Tony que s’associe l’Américain pour un recueil de morceaux certes moins radical et barré que Something About Shirley mais non moins particulier avec ses instrus downtempo à la fois atmosphériques et percutants, mi-dystopiques mi-bariolés faisant ressortir les flows contrastés des deux rappeurs, l’un clair et volubile (Fat Tony), l’autre pesant et éraillé (Fatboi Sharif donc, surnommé par chez nous l’ogre du New Jersey). Un must !



- M A R - 10AM. Mono (BLWBCK, 1/03)

Il était grand temps que l’on vous touche un mot de cet album que l’on écoute depuis mars dernier, symptomatique de la curiosité du label toulousain BLWBCK que l’on connaît mieux pour ses sorties ambient, post-rock, expérimentales etc, le genre d’univers dont sont justement issus les multi-instrumentistes parisiens Grégoire Orio (As Human Pattern) et Julien Magot (Appalache), lesquels offrent au rappeur canadien Ira Lee (déjà croisé par chez nous il y a quelques années au côté de Rubin Steiner) ces écrins luxuriants et mélangeurs, entre musique tribale, folk mystique et post-rock. On pense pas mal aux défunts Numbers Not Names, et pas seulement pour la présence de Jean-Michel Pirès aux fûts (Stéphane Pigneul d’Oiseaux-Tempête et du Réveil des Tropiques intervenant également à la basse et aux synthés modulaires sur plusieurs titres) mais surtout pour cette dimension organique, fébrile, habitée, crépusculaire aussi car M A R n’est clairement pas un projet marqué du sceau de la légèreté. À découvrir d’urgence !




Bonus : d’autres OVNIS hip-hop déjà chroniqués dans nos pages cette année

- Beans - ZWAARD
- Dizraeli - Joy Machine
- Heems & Lapgan - Lafandar
- Armand Hammer - BLK LBL LP
- NightjaR - Mala Leche
- ShrapKnel - Nobody Planning To Leave
- AJ Suede & Wolftone - Permafrost Discoveries EP
- Billion O’Clock & Grosso Gadgetto - Astro Travail
- Blank Thought - Ghost in the Machine
- Angry Blackmen - The Legend of ABM
- Fatboi Sharif & Duncecap - Psychedelics Wrote The Bible EP
- ECID - Post Euphoria 4 : Same Team EP
- Dug Yuck - Ditch Hold EP


Articles - 13.10.2024 par RabbitInYourHeadlights
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