IRM Expr6ss #10 - spécial OVNIS hip-hop, part 1/2 : Phiik & Lungs ; Spice Programmers ; Epic & Rob Crooks ; 7X3=21 + Antainale ; Previous Industries ; Ghost Low

Décidément, 2024 est non seulement un grand cru hip-hop mais aussi et surtout une année riche en albums atypiques en la matière, en témoigne cette sélection ovniesque que l’on a dû scinder en deux parties, chacune de ces propositions méritant d’être digérée comme il se doit. Des US à l’Angleterre en passant par la France et le Canada, notre première série fait la part belle à l’abstraction, avec notamment quelques disques qui ne sont pas sans évoquer les grandes heures du label Def Jux ou le futurisme radical d’Antipop Consortium.




- Phiik & Lungs - Carrot Season (POW Recordings, 10/09)

Après la saison du lapin (ou plutôt du "wapin") dixit Koreatown Oddity dans un précédent volet d’IRM Expr6ss, place à celle de la carotte pour les Américains Phiik et Lungs, une seconde collaboration pour les deux New-Yorkais qui ont su s’entourer (Zeroh au mix, et quelques favoris maison tels que Homeboy Sandman, Fatboi Sharif ou Akai Solo en guests au micro), révélant au passage un certain OLASEGUN qui produit l’ensemble du disque avec brio, dans une veine rappelant par moments la froideur menaçante de Company Flow (Daily Operation, Zombified) et les déstructurations d’Antipop Consortium (Amazon Breakfast). Portés sur le glitch (WHO / Eagle Eye) et les percus polyrythmiques (PSG Grip), entrecoupés de scratches subliminaux à la Buck 65 des débuts (Scratch Off, Shorty Broke My Heart At An Usher Concert In Winnipeg), les beats donnent le ton de l’ADN du projet, qu’il serait pourtant dommage de réduire à ces influences malgré les flows au diapason, véloces et presque désincarnés des deux rappeurs. Car du boom bap 90s (Gazpacho, Curb Melders) au jazz (Uber Dents, Abilify Robe, Paradigm Shift) en passant par le sampling rétro/psyché (Left The Game Dizzy, Kurt Mcburt) ou la lofi déglinguée (John Taffer, Stop Sleeping), Carrot Season fait en réalité feu de tout bois, y compris via des choix de production étranges ou autre tendance à virer de bord en plein track, et s’annonce d’ores et déjà comme un inépuisable de cette fin d’année.



- Spice Programmers - Transatlantic Shit 2 (Autoproduction, 26/08)

Normalement, les Spice Programmers, vous commencez à connaître. Après les instrus plus tôt dans l’année, retour au rap métissé pour le collectif français via une suite au déjà fort réussi Transatlantic Shit de 2023 dont les morceaux les plus jazzy incitaient à la comparaison avec les regrettés Jazz Liberatorz, avec toutefois une dimension nettement plus bricolo et rétro/80s dans le sampling. Au regard de la progression du crew en moins de deux ans et des échappées solo de ses membres toutes plus emballantes les unes que les autres, on attendait du lourd et le moins que l’on puisse dire c’est qu’on n’a pas été déçu : à la mesure des intervenants de ce nouvel opus (jugez plutôt : Mike Ladd, Guilty Simpson, Blu & Cashus King, Planet Asia, AJ Suede, Sleep Sinatra, Hus Kingpin... !), les Spice Programmers élèvent leur game et livrent tout simplement le meilleur album hip-hop de l’été, un disque débordant d’élégance et foisonnant d’idées, capable de briller aussi bien dans la mélancolie (Hidden Fruit, Morphine) que dans le glitch (Whole Wise World) ou le groove funky (RDU, Bread & butter), dans la légèreté rétro (Order taking, Universal Linguistics) voire le cool Daisy Age (Go to the store, All y’all) que dans l’abstraction hantée aux samples de soundtrack horrifique à l’image du formidable 150424 où l’inimitable Mike Ladd fait merveille. Qu’il soit épique (Saints and sinners) ou plus inquiétant (BRICK), le jazz n’est pas en reste, on pourrait vous spoiler les 26 tracks comme ça mais loin de nous l’idée de faire comme Gari Pi (qui avait déjà dévoilé son merveilleux Foreign Shipping aka Oxycodone en mars sur Unexpected Dig Pick, version néanmoins transcendée ici par le flow de Sleep Sinatra), on vous laisse plutôt explorer tout ça par vous-mêmes, rien de tel que le plaisir de la découverte, surtout quand il s’agit d’un groupe qui risque assurément de marquer l’indie rap ces prochaines années.



- Epic & Rob Crooks - Nassau Manor (Hand’Solo Records, 26/07)

On n’a pas encore beaucoup parlé du label canadien Hand’Solo Records cette année, faute de vrai coup de coeur à la hauteur de leur pedigree (et en attendant bien sûr la nouvelle beat tape de The Dirty Sample dont les premiers extraits augurent le meilleur). Toutefois, Nassau Manor est une exception de taille : premier album en 15 ans pour l’excellent Epic - sorte de proto Homeboy Sandman branleur originaire de Saskatchewan et adepte comme le susnommé d’un rap iconoclaste au storytelling décalé -, le LP associe son flow presque je-m’en-foutiste aux productions baroques et bariolées riches en arrangements atypiques de l’excellent Rob Crooks, qui fit les belles heures de l’écurie belge Marathon of Dope. En résulte l’une des sorties les plus mélodiques, chamarrées et discrètement virtuoses qu’ait connu le genre ces derniers mois, à savourer sans modération.



- 7X3=21 + Antainale - Know Purpose (3Wisemen Entertainment, 20/04)

Organisateur jusqu’en 2009 du Scribble Jam (sorte de Woodstock hip-hop co-fondé par Mr Dibbs dont les battles furent notamment remportées par Sage Francis, Eyedea ou Adeem), ancien animateur de radio indie rap et fondateur du label 3Wisemen Entertainment après avoir un temps contribué au management de Rhymesayers, Kevin Beacham aka 7X3​=​21 est également un rappeur/producteur underground plutôt productif, à l’univers réminiscent du rap de backpackers du tournant des années 2000. Avec Antainale à la production, soit un certain K. Von Bezold basé à Chicago, le shift est néanmoins assez radical pour le MC de Minneapolis : on est toujours dans un hip-hop indé minimaliste voire un brin sous-produit mais cette fois les atmosphères flirtent avec l’horrorcore (What It Is Not, Animal-Like, More Good People) ou a minima un boom bap plutôt crépusculaire (Broadcasting Live, The 21 Step Method), le beatmaking tantôt hypnotique (Universal Design, Dream State Method), narcotique (Shapes of Grey, The Type of Writer) ou d’une raideur pesante (le morceau-titre) va jusqu’à lorgner sur la noise voire le noise-jazz (Down The Drain) entre deux incursions plus old school... autant dire que Know Purpose a de la personnalité et s’avère rapidement attachant pour les allergiques au rap de bisounours et autres productions aux angles arrondis.



- Previous Industries - Service Merchandise (Merge, 28/06)

C’est étonnamment du côté du label indie rock Merge Records que l’on retrouve le toujours singulier Open Mike Eagle associé cette fois à STILL RIFT et à Video Dave (dont on avait bien apprécié l’an passé l’album produit par Controller 7 de feu Anticon avec, déjà, une apparition de ses deux nouveaux compères de chambrée), pour un premier opus signé Previous Industries, produit pour l’essentiel par le désormais très coté et pourtant souvent inégal Max Heath aka Child Actor, moitié du duo électro-pop/r’n’b du même nom. Beaucoup plus sobre ici que chez Armand Hammer par exemple, avec des instrus downtempo vaguement psyché aux textures lo-fi, il faut bien avouer que le Bostonien fait le job cette fois, laissant les flows décontractés et le storytelling introspectif des trois rappeurs s’imposer sur des atmosphères presque ambient de rêve éveillé. C’est néanmoins Quelle Chris, signant deux tracks à l’étrangeté virevoltante et rétro, qui emporte le morceau, aussi bien avec le jazzy Braids qu’avec un Dominick’s tout en flûte patchouli et en guitare 60s sur lequel Open Mike Eagle commence un peu à s’embraser, un changement de dynamique dans lequel il excelle.



- Ghost Low - Dead Bird Fly (Autoproduction, 9/02)

On termine sur un oiseau mort et une paire de producteurs basés à Brighton, UK, Harry Flay et Ben Jackson, dont le premier opus Apex Nephilim sorti début 2022 nous avait déjà fait très belle impression, featurings de MC hors des clous et habitués de nos colonnes à l’appui - Walter Gross et Pavleisdead en particulier, à nouveau de la partie ici. Auteurs par ailleurs cette année d’un chouette EP avec notre Crabe national, bizarrerie électro/spoken word du côté obscur aux relents industriels, les Britanniques confirment surtout avec le noise rap de ce Dead Bird Fly où les flows tantôt vénères (Pavleisdead), insidieux (Walter Gross), groovesques (Brokk Landahs, Empuls) ou étrangement zen (Sensational) se frottent aux beats post-indus d’une raideur martiale et aux nappes volontiers abrasives et saturées du duo, quelque part entre Techno Animal circa 2001 et un Moodie Black en grande forme.


Articles - 11.10.2024 par RabbitInYourHeadlights
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