Juin/juillet/août 2024 - les albums de la rédaction
Pas facile de se satisfaire d’un bilan collectif sur trois mois... déjà qu’en temps normal, nos tops albums ne sont représentatifs que d’un consensus plus ou moins aléatoire sur une poignée de disques résultant de quelques atomes crochus récurrents entre rédacteurs, il faut bien avouer que ce classement estival étiré à début juin ne reflète qu’assez peu la diversité de nos coups de coeur, du fait du nombre exponentiel de sorties écoutées. Pour l’éclectisme, on vous renvoie donc comme à l’accoutumée aux choix perso des membres de l’équipe en bas d’article, en espérant tout de même que vous ferez quelques belles découvertes parmi nos lauréats, partagés pour faire court entre musique électronique, hip-hop, metal et autres expérimentations radicales.
1. Batard Tonique & NLC - Turbulences
Elnorton : Ces trois mois ont été riches en sorties et, de fait, l’album du mois de la rédaction ne figure même pas dans mon top 10 personnel. Et pourtant, nous sommes ici en présence d’un disque majuscule. Aux nappes cotonneuses à tendance néoclassique de Julien Ash s’ajoutent les rythmiques trip-hop de Batard Tronique conférant un caractère intrigant mais néanmoins savoureux et addictif à l’ensemble. Le disque est présenté comme "un voyage de presque une heure au cœur des tempêtes de sables, là où s’égarent les valeureux bédouins habitués au climat hostile, menés par leur sens de l’orientation céleste". Certes, les sonorités orientales font écho à cette pochette issue du désert, mais l’ampleur et l’ambition de ce Turbulences ont également tout de l’odyssée. Très abouti !
Rabbit : Me concernant, ce Turbulences n’est pas loin d’être l’album de l’été, un disque dont l’ampleur est à la (dé)mesure de ses deux auteurs, capables de télescoper drum’n’bass futuriste et arrangements bucoliques, rythmiques rampantes à la Scorn et jazz enfumé, dub et psychédélisme ethnique ou encore polyrythmies tribales et orchestrations synthétiques. On pense pourquoi pas au Techno Animal atmosphérique des années 90, à la fois pour le beatmaking mélangeur et la dimension immersive, mais avec une identité composite propre aux deux larrons, d’un côté le néoclassique bricolé de Julien Ash, de l’autre les drums métissés de Batard Tronique/Slawowycz, une collaboration que l’on avait laissée sur d’étonnants soundtracks moyenâgeux (cf. ici), autant dire que cette fois ça n’a plus rien à voir et c’est tant mieux (même si l’on adore évidemment ces deux aspects de leur fructueuse association).
Ben : Dans un monde idéal, Mad Doctor aurait tourné tout l’été en rotation lourde sur Fun Radio et les chenilles de votre camping cévenol se seraient déroulées au son de Wanted. La France sans gouvernement de 2024 n’était pas prête. Tant pis. Gageons que nos descendants rendront à Turbulences la considération qu’il mérite. LA très grande réussite de cet été.
2. Endon - Fall of Spring
Rabbit : Arme de destruction massive sur album comme sur scène, c’est peu dire que le combo japonais du label Thrill Jockey était attendu dans l’équipe. Encore plus radical et mélangeur que son prédécesseur Boy Meets Girl, Fall of Spring gagne surtout une dimension profondément atmosphérique avec des morceaux plus longs aux crescendos accaparants. Prelude For the Hollow en particulier prend le temps pour installer sa chappe d’anxiété électrique pleine d’échardes noise et de synthés saturés, avant la claque du bien-nommé Hit Me, véritable déflagration morbide et toxique aux beuglantes torturées. Nettement plus noise que metal, l’album ne renoue véritablement avec la powerviolence que sur l’ultra-oppressant Escalation, véritable monolithe harsh qui ne vous laissera pas respirer un seul instant. Dément, dans tous les sens du terme.
leoluce : Pas grand chose à dire de plus que Rabbit. Endon, avec Fall Of Spring, mute l’air de rien. Oui, c’est un poil plus atmosphérique, oui aussi, ça se rapproche de plus en plus de la borne noise radicale mais au final, peu importe ces subtiles nuances puisqu’encore une fois, ce qui reste au bout du bout, c’est l’extrême sidération provoquée par leur vortex complètement barré, comme si on n’avait jamais écouté Endon auparavant. Définitif.
2. Mamaleek - Vida Blue
Le Crapaud : Le groupe Mamaleek a perdu un de ses membres (Eric Alan Livingston) en mars 2023 et depuis, le quintette qui s’était aggloméré autour de deux frères anonymes a continué à faire de la musique, à chercher, à inventer. Se produisant sur scène malgré l’absence, le quatuor involontaire engendre dans la douleur l’album de la résilience. Pensé comme la célébration de leur ami disparu, Vida Blue est morbide et grandiose. Toujours insaisissables, toujours aussi foutraques, les Californiens vous emportent dans leur cabaret black metal. En effet, la musique de Mamaleek prend sa source dans le black metal, mais ne ressemble jamais à du black metal. Non, c’est un groupe de black metal qui veut faire de la pop. Un Frankenstein stylistique dont le charme et la sincérité rayonnent partout. Dans ce carrefour musical, Mamaleek croise le chemin de Tom Waits ou de Nick Cave (d’il y a longtemps), salue de loin Mr Bungle, mais ne se fourvoie jamais dans l’imitation ou la répétition d’une recette, et creuse un sillon improbable et jouissif. Ce Vida Blue en est un beau jaillissement. Plus on l’écoute et plus son émotion se révèle. Plus on sent dans cette interprétation inspirée le désir de vivre, en dépit des blessures. Longue vie à ceux qui vivent !
leoluce : "La perte, l’effacement, l’absence, ce sont les grands trucs de Vida Blue. Oublions le peu que nous connaissions de Mamaleek jusqu’ici ; encore une fois, ça n’a plus rien à voir. Le black metal des débuts est irrémédiablement dilué, les envolées jazzy, noisy, drone, folk, ambient et j’en passe perdurent mais restent désarticulées et le groupe creuse un sillon singulier, ne ressemblant à rien d’autre. Esseulé et mystérieux. Il est toujours aussi difficile de décrire ce que l’on entend. Le parterre est en charpie, les instruments interviennent quand ils y pensent ou qu’ils trouvent une place, poursuivent une trajectoire qui leur est propre et parfois, vont dans le même sens mais la plupart du temps, pas du tout. La batterie tapote, la guitare charrie un solo incongru, quelqu’un, quelque part, siffle, un saxophone remplit l’espace, nonchalant, mille autres trucs résonnent et par-dessus, la voix beugle ou se calme, va n’importe où et pourtant, alors que tout ce petit monde se fout complètement de tous les autres, des morceaux adviennent. Beaux et ridicules. Sans queue ni tête mais très structurés.
Les harmonies doo-wop, les chœurs célestes, les éclats de blues, le jazz crémeux, les bribes de castagnettes et les poussières de xylophones, de flutes, de piano ou de quoi que ce soit d’autre apparaissent somme toute plutôt classiques mais leur agencement dans le mix, lui, ne l’est pas du tout. Ce sont vraiment les arrangements qui rendent les choses si boueuses, si étranges et alors que les éléments les plus agressifs semblent en net recul, la musique de Mamaleek reste – quelque part – très extrême. Voire même déchirante quand la voix balance des cris de pure tristesse au-dessus d’un tapis par ailleurs élégant (Vileness Slim par exemple)."
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4. Chef Mike - Happiness
Rabbit : Chef Mike est l’incarnation hip-hop de Mike Hanlon, musicien de Detroit rompu à l’IDM 8bit avec ses alias chiptune Tangible et Mesu Kasumai, tous deux inactifs depuis quelques années. En tant que Chef Mike toutefois, l’Américain est plutôt aux antipodes de ce genre d’électro régressive aux sonorités très retrogaming : avec Happiness, petit chef-d’oeuvre de hip-hop instru fantasmagorique et insidieux au sampling cinématographique en diable, on est plutôt sur le terrain d’un Ill Clinton (les inquiétants Gutter Tactics et Robin Kill) ou pourquoi pas du mystérieux Bummed Owl. La dimension lo-fi-mais-pas-trop autorise pleinement le rapprochement, de même que les incursions funky sombres et minimalistes de Sexy N Fun et Tantrums, ou surtout ce goût des samples ésotériques et intrigants, des carillons de Vision Quest à la flûte narcotique de Thoughts and Prayers en passant par les choeurs étranges de Theater Goons... sans parler tout simplement du format et de la qualité en tous points comparables de ce mini-album, futur classique en puissance assurément pour les amateurs de beatmaking underground stimulant le subconscient primal et les recoins ambivalents de l’imagination.
Ben : Excellent album que ce Happiness déjà très bien décrit par mon compère Rabbit. Onze titres en forme de plongée en kodachrome dans une Amérique seventies, entre polar poisseux (Laughing Deer), dérapages hitchcockiens (Here We Go Again) et Blaxploitation (Steak Juice, Robin Kill). Happiness relève de ce que l’on pourrait qualifier d’"album de genre", le genre de série B que l’on chérit parfois bien plus que les chefs-d’œuvre établis. L’album à écouter à fond dans sa Chevrolet Impala en dévalant les boulevards accidentés de San Francisco.
5. Akhlys - House of the Black Geminus
Rabbit : Depuis qu’Ævangelist a splitté, donnant naissance à un ersatz sans saveur (ceci dit un nouvel opus sorti il y a quelques jours vient nous rendre quelque peu espoir), ou que Terra Tenebrosa se fait discret, Akhlys fait partie tout comme Knoll, Rorcal ou encore Oranssi Pazuzu de ces rares groupes dont le degré de sauvagerie, de magnétisme vicié et d’écrasante densité de production ont été capables de soutenir la comparaison sans ciller. Digne successeur de Melinoë, House of the Black Geminus les voit une fois de plus à leur meilleur avec des morceaux toujours aussi ambitieux, malaisants et suintants de radiations obscures, les Américains se permettant même entre deux embardées épiques et brutales de flirter avec un dark ambient tempétueux (Black Geminus) pour mieux mettre en exergue l’implacable vélocité de leur black metal des enfers.
6. Kiasmos - II
Elnorton : Dix ans après un premier album homonyme, Ólafur Arnalds reprend les choses là où il les avait laissées avec Janus Rasmussen dans le cadre du projet Kiasmos. Et pourtant, la genèse des deux disques n’a rien à voir puisque le premier avait été composé en une quinzaine de jours, tandis que celui-ci découle d’un long travail. Sans doute n’est-il pas exagéré d’avancer que cela se ressent à l’écoute. Les textures se font plus denses et, surtout affluent les détails essentiels à ce type de musique électronique possiblement répétitive. Plus encore, la fusion opère comme rarement entre les arrangements orchestraux (alto, violon, violoncelle) et les productions synthétiques. Loin de ronronner (comme Ólafur Arnalds peut parfois le faire en solo), II est un disque à la fois dynamique et aérien. On en redemande !
Rabbit : Très attendu en ces pages depuis la sortie de l’EP Flown, dont ce second long-format reprend en intégralité dans son dernier tiers les trois merveilleux titres, II avait fort à faire pour ne pas décevoir. Alors certes, l’album n’est pas aussi parfait dans son ensemble que l’étaient ces trois avant-goûts, Burst s’avère ainsi plus classique avec ses montées et ses breaks orchestrés, et Sailed flirte d’un peu trop près avec l’hédonisme au détriment du spleen en dépit d’un très bel interlude intimiste au piano. Quant à Laced et Sworn avec leurs distos évoquant par moments une sorte d’autotune et leurs beats plus en avant, nous pourrions avancer pour pinailler qu’ils sacrifient légèrement à l’air du temps. Mais tout cela n’en demeure pas moins plutôt réussi, et que dire alors de l’élégance aux élans parfaitement mesurés et aux nappes finement texturées de Grown avec ses cordes désarmantes de mélancolie tristounette et ses basses saisissantes, du crescendo terrassant des violons de Bound ou de la mélodie synthétique de Spun qui tirerait des larmes à un caillou ? Décidément l’un des derniers représentants médiatisés de cette musique électronique trop organique, trop humaine pour l’époque.
Nos EPs de l’été
1. AJ Suede & Wolftone - Permafrost Discoveries
Rabbit : Autant être clair d’emblée, Permafrost Discoveries n’est pas là pour caresser dans le sens du poil les adeptes du rap-jeu, même s’il sait leur lâcher un os ici ou là (comme avec la trap atypique, uptempo et colorée, de Limited Edition, ou le boom bap aux atmosphères insidieuses de Funhouse Mirror). Par ailleurs plutôt avare en beats si ce n’est de manière presque effacée (Off Track Betting, Doctor Evol) ou pour mieux s’éloigner des canons du hip-hop ricain (cf. Prove Me Wrong et son trip-hop à la Tricky, ou les déstructurés et planants No Loss et Grimace), l’EP est un écrin pour le flow halluciné d’AJ Suede et son intensité feutrée, mais aussi un petit bijou pour ses seuls instrumentaux hypnotiques et intrigants signés Wolftone, à la croisée d’un sampling bien rétro (Square Root of Two, Lost My Bag) et d’un psychédélisme presque ambient aux boucles malmenées à coups d’effets drogués (Rent’s Dew).
2. Psykoxxx - Incantation
Rabbit : Avant d’enfoncer le clou (rouillé) avec le superbe Diableries & Sortilèges publié début septembre et qui en reprend les trois titres en intégralité assortis de quatre soundscapes supplémentaires à la croisée du doom, du dark ambient et de la musique industrielle, Psykoxxx aka Batard Tronique, déjà tout en haut du présent classement avec Turbulences, livrait ce court EP aux atmosphères bien viciées comme on aime, incursion aux confins du metal ésotérique (Incantation) et d’un downtempo électrique martial et déglingué (Espérance Morbide). Et comme on ne se refait pas, Suicide vient clore la marche (funèbre) en insufflant dans tout ça le genre de beats breakcore épileptiques et saturés chers au patron du label Paris Zombie, sans pour autant dénoter dans la menace et le malaise.
Ben : S’il est communément admis que Saint Pierre détient les clés du Paradis, celles de l’enfer sont assurément accrochées à la ceinture de Psykoxxx. En trois morceaux, le sorcier de Saint-Malo concocte un brouet à l’amertume savamment étudiée et aux émanations dangereusement toxiques. Jamais à court d’idées, Psykoxxx fait dans la noirceur, mais sans négliger les nuances, mélangeant textures chaotiques et guitares tranchantes, hurlements gutturaux et cymbales ride - qu’il fait sonner comme la cloche du Jugement Dernier. Commencé dans une langueur énigmatique et lancinante, Incantation s’achève dans un doom plombé, foudroyé par un déluge de blastbeats, prouvant à celles et ceux qui n’auraient pas encore compris que Fabien Maksymowycz est l’homme en forme du moment.
Les classements albums des rédacteurs pour juin/juillet/août 2024
Rabbit :
1. Frank Riggio - QU4
2. Batard Tonique & NLC - Turbulences
3. Endon - Fall of Spring
4. Chef Mike - Happiness
5. Chuck Johnson - Sun Glories
6. Akhlys - House of the Black Geminus
7. NightjaR - Mala Leche
8. The Oscillation - The Start Of The End
9. Dakota Suite & Quentin Sirjacq - Forever Breathes the Lonely Word
10. Kiasmos - II
Elnorton :
1. Cigarettes After Sex - X’s
2. Fontaines D.C. - Romance
3. Fields Ohio - Some Melodies Are Memories You Never Really Leave Behind Volume Two
4. Starflyer 59 - Lust For Gold
5. Skee Mask - Resort
6. Kiasmos - II
7. µ-Ziq - Grush
8. Zelienople - Everything Is Simple
9. Loma - How Will I Live Without a Body ?
10. Mono - Oath
Le Crapaud :
Happy Apple – New York CD
Mamaleek – Vida Blue
Homeboy Sandman – Rich II
Pascagoula – For Self Defense
Brycon – The Shape Of Things That Went
Spice Programmers - Transatlantic Shit 2
Why ? - The Well I Fell Into
Your Old Droog – Movie
RJD2 – Visions Out Of Limelight
JJ Whitefield & Forced Meditation - The Infinity of Nothingness
leoluce :
1. Upright Forms - Blurred Wires
2. The Drin - Elude The Torch
3. Mamaleek - Vida Blue
4. Kaliyuga Express - Occult Future
5. Sala Bestia - Plenty Of Nothing
Ben
1. Color Green - Fool’s Parade
2. Batard Tronique & NLC - Turbulences
3. Nebula & Black Rainbows - In Search of the Cosmic Tale : Crossing the Galactic Portal
4. Aline Piboule - Fauré : Nocturnes & Barcarolles
5. James Plotkin & Jon Mueller - The Injured Healer
Riton :
1. Amps Kill - Wretched Inheritance
2. Endon - Fall of Spring
3. Uniform - American Standard
4. AJ Suede & Wolftone - Permafrost Discoveries
5. Akhlys - House of the Black Geminus
6. Chef Mike - Happiness
7. Defacement - Duality
8. Batard Tonique & NLC - Turbulences
- Sulfure Session #1 : Aidan Baker (Canada) - Le Vent Se Lève, 3/02/2019
- Sulfure Session #2 : The Eye of Time (France) - Le Vent Se Lève, 3/02/2019
- Aidan Baker + The Eye of Time (concert IRM / Dcalc - intro du Sulfure Festival) - Le Vent Se Lève (Paris)
- TVAŃ - Каюсь ?!...
- Mantris - I'm So Many People
- NLC & Wolf City - Turning shadow into transient beauty
- Nala Sinephro - Endlessness
- Félicia Atkinson - Space As An Instrument
- Jlin - Akoma
- Squarepusher - Dostrotime
- Tomin - Flores para Verene / Cantos para Caramina
- 2 Tones - No answer from Retrograd
- Spice Programmers - U.S.S.R.
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