Live Report : Radiohead (Main Square Festival, 2 Juillet 2017)
Impossible d’utiliser autre chose que la première personne du singulier pour un live report aussi personnel. Fan de Radiohead devant l’éternel, je n’avais jamais eu l’occasion d’assister à une prestation du quintet d’Oxford. C’était donc dimanche, au Main Square Festival, que le combo, devenu sextet sur scène, se produisait pour la première fois sous mes yeux admiratifs.
Une prestation qui ravivait forcément de nombreux souvenirs. Ceux d’un adolescent s’étant épris d’une formation musicale à quinze ans - soit près de la moitié d’une vie - pour lui consacrer de nombreuses soirées, entre espoir et spleen, à décortiquer le contenu de Kid A ou Ok Computer. Ceux également d’un adulescent accompagné dans sa quête d’autonomie par la sortie d’un In Rainbows qui, non content de détruire les habitudes en termes de distribution avec l’émergence d’un « pay what you want » devenu la norme depuis une décennie, proposait ce qui constitue peut-être aujourd’hui encore le plus formidable recueil de chansons du groupe. Ceux enfin d’un adulte qui, après une relative impasse sur un The King Of Limbs adoré mais pas aussi déchiffré dans ses moindres recoins que les autres disques du combo, voyait en A Moon Shaped Pool un formidable compagnon pour apaiser ses tourments.
Radiohead, pour moi, c’est donc énorme, et même un petit peu plus que cela. Il s’agit-là des musiciens ayant composé la bande originale de ma vie. Rien de moins. Leurs prestations scéniques ont régulièrement été décortiquées, des premiers lives de l’époque The Bends (ceux de Pablo Honey sont quand même, il faut bien le reconnaître, parfois à la limite du ridicule) à la tournée de A Moon Shaped Pool l’an passé, en passant par les formidables expérimentations de l’époque Kid A (le mythique live Canal Plus en témoigne) ou le spleen de celle de Hail To The Thief.
Mais assister de visu à ce spectacle, c’était une occasion inédite de se confronter à la réalité. De voir Thom Yorke et ses acolytes pour la première fois. D’entendre la voix de l’idole. Le Main Square fut le premier terrain de jeu au sein duquel j’ai eu l’occasion de l’approcher. Une formidable opportunité. Mais auparavant, il fallait patienter avec la prestation de Savages et une Jehnny Beth déchaînée, consciente que la majorité du public attendait surtout Radiohead et qui a, de fait, usé d’autant de rage et de verve - les bains de foule en attestant - que ses acolytes utilisaient d’électricité, pour enthousiasmer un public initialement timide. Pour achever la petite parenthèse d’un concert qui ne pourra rester marquant au regard de son caractère introductif au grand œuvre, Jehnny Beth semble s’affirmer comme la Brian Molko des années 2010. Look gothique androgyne, mélange de verve et de dédain, francophonie assumée (la chanteuse étant native de Poitiers), les points communs ne manquent pas. Elle semble même déjà aborder la trajectoire déclinante - voir sa contribution désastreuse sur le dernier Gorillaz - qu’emprunta le leader de Placebo dès 2003. Mais en attendant, avec les Savages, elle fait le boulot.
Une fois le concert achevé et une place décente trouvée (à une quarantaine de mètres de la scène) en vue du concert de Radiohead, l’exaltation et l’impatience se mêlaient durant cette période d’attente. Jusqu’à l’apothèose, près de dix minutes après l’horaire prévu. Thom Yorke et ses cinq acolytes – Clive Deamer officiant également à la batterie - entrant sur scène, et ouvrant le feu avec un Daydreaming hypnotique et rassurant dès les premières émanations vocales de Thom Yorke : son organe tient clairement la route sur scène, là où tant d’artistes m’ont déçu par le passé en n’atteignant alors pas la grâce que les arrangements techniques permettent sur disque.
Après une ouverture faisant la part belle au dernier disque - Desert Island Disk et Ful Stop étant enchaînés - Thom Yorke propose le premier classique avec 15 Step et sa rythmique complexe et entêtante mise en valeur par la présence des deux batteurs, avant d’enchaîner avec un My Iron Lung de derrière les fagots qui suscite les premiers émois d’un public relativement timide jusqu’à présent, comme s’il était impressionné par l’enjeu.
Il ne s’agit pas de retracer tous les morceaux joués au cours de ce concert. Cela n’aurait aucun sens. Une prestation de Radiohead se vit plus qu’elle ne se déroule comme un fil linéaire. Malgré la richesse technique de l’ensemble et la majesté des compositions qui me poussent rapidement dans des rêveries délicieuses, quelques réserves m’apparaissent néanmoins sur le plan de la mise en scène. Si les quelques cabotinages de Thom Yorke sur les premiers morceaux cesseront rapidement - et c’est tant mieux -, l’absence d’osmose au sein du groupe est assez percutante. Thom est seul au milieu tandis que Ed O’Brien partage avec lui la lumière sur sa droite. Très éloigné à la gauche de l’artiste, Jonny Greenwood joue sa partition, évidemment avec justesse, mais souvent en solo. Les deux batteries sont tapies dans l’ombre en arrière-plan, et Colin Greenwood se place au milieu de celles-ci, partageant leur obscurité. On a parfois l’impression d’assister à un concert du Thom Yorke Band plutôt qu’à celui de Radiohead, et c’est un fan de l’oeuvre de Thom Yorke devant l’éternel qui l’affirme.
Ces quelques réserves correspondent au regard du fan de Radiohead devenu adulte. Celui qui craint que, sans nuances, ses dithyrambes ne puissent être prises au sérieux. Car il n’y a pas grand chose à jeter de cette prestation et même l’échec de Thom Yorke lorsqu’il peine à chanter The Gloaming avant de demander au combo d’interrompre le morceau constitue une réussite. Une réussite en ce sens que ce concert est vivant. Malgré la justesse du propos et la capacité du groupe à faire voyager le public dans ses rêveries les plus majestueuses, il reste de la place à la déroute et à l’imprévu. Thom Yorke expliquera que cette chanson lui procure trop de mauvaises ondes, et il semble même à deux doigts de quitter la scène avant d’occuper de nouveau l’espace avec un "fuck it". Légèrement à côté de son propos sur la première partie du The Numbers suivant, Thom Yorke semble d’abord perturbé par l’échec de ce morceau raté. Peut-être cet agacement est-il décuplé par le fait que l’homme se rend compte que sa voix, aussi belle soit-elle, n’est plus tout à fait aussi ample qu’auparavant. Plus The Numbers avance, plus il reprend confiance et il finit par accompagner l’explosion captivante proposé par ses musiciens sur ce morceau qui, comme beaucoup de ceux qui figurent sur A Moon Shaped Pool, voit son pouvoir de captation augmenter de manière exponentielle au cours de sa progression.
L’imprévu, donc, est de la partie, avec de nombreux morceaux qui avaient été peu joués lors des prestations précédentes. My Iron Lung est donc ressorti des cartons, et sera d’ailleurs le seul titre de The Bends joué ce soir-là, mais également Videotape, extrait d’un In Rainbows à l’honneur puisque sept des dix morceaux du disque seront joués - ceci inclue un Bodysnatchers dont on appréciera la fougue et un All I Need onirique à souhait, en plus des valeurs sûres que sont les sommets 15 Step, Nude et Reckoner - confirmant que cet album est le plus formidable recueil de chansons du groupe. Mais c’est surtout Climbing Up The Walls qui constitue la plus belle surprise de ce set. Sommet mélodramatique souterrain que le groupe explore dans une version mystique, cet extrait de Ok Computer était à l’époque celui qui annonçait le mieux le virage à venir vers l’électro de Kid A. Sur cette version live, les émanations de Thom Yorke et les effluves digressifs planants et oppressants restent en tête après de multiples écoutes.
Climbing Up The Walls s’offre une place de choix au milieu d’un premier rappel saisissant, puisqu’il suit un No Surprises qui fait frémir la foule – la meilleure jauge étant le nombre de téléphones portables sortis pour masquer la vue des autres spectateurs, bien que celui-ci n’ait jamais figuré parmi mes titres préférés du quintet d’Oxford sur sa valeur intrinsèque (il est associé à beaucoup de souvenirs mais c’est une autre histoire) – et l’incontournable sommet Nude, avant de précéder Everything In Its Right Place et Idioteque, diptyque enchanté autant que tourmenté de Kid A.
Après une courte disparition de scène, le groupe revient avec You And Whose Army, morceau que j’ai (re-)découvert (c’est-à-dire que j’ai commencé à apprécier à sa juste valeur) il y a seulement un an, et qui voit le groupe se rassembler autour d’un Thom Yorke au piano pour la première fois de la soirée. Les écrans géants fixés sur l’œil le plus ouvert – désolé de le dire ainsi – de Thom Yorke accentuent la majesté de l’instant, suivi de Weird Fishes/Arpeggi, dernier extrait de In Rainbows de la soirée. Cette setlist relativement atypique en comparaison des précédentes dates aurait même pu être encore plus étonnante puisqu’il était à la base prévu que soient joués Give Up The Ghost et I Promise, chute de la période Ok Computer exhumée récemment à l’occasion de la réédition du disque pour ses vingt ans. Le concert s’achèvera avec un Paranoid Android dantesque – et ce bien que je croyais m’en être lassé à force de l’avoir trop écouté – sur lequel chacun des changements de partie est accompagné de riffs d’anthologie. Jonny Greenwood fait saigner sa six cordes, et cela fait du bien.
Un concert ne peut s’achever ainsi, et c’est pourtant le cas. Les six musiciens quittent la scène en saluant à peine le public. Je crois qu’ils vont revenir, étant entendu que Karma Police n’a pas été joué et que le titre faisait incessamment partie du dernier rappel. Et ce d’autant plus qu’entre les dix minutes de retard au démarrage, et les cinq minutes d’avance sur l’horaire final, il manque quinze minutes de concert. Mais Thom Yorke et ses copains ne reviendront pas.
Qu’importe. Même s’il me manque, au minimum, Pyramid Song et Karma Police voire Decks Dark (bien que la version en live n’ait jamais semblé égaler les brillants arrangements de l’originale) et que l’absence de complicité m’aura perturbée (je suis très mauvais parieur, mais quelque chose me dit que le LP 10 ne sortira pas avant très longtemps), la qualité aura primé sur la quantité (deux heures et quart de concert, tout de même, mais lorsque l’on ampute un quart d’heure d’étoiles dans les yeux à un fan, il reste forcément sur sa faim). Le son du désormais sextet (au moins sur scène) est fabuleux. La voix de Thom Yorke l’est au moins autant. Le répertoire est plus riche que jamais, ce qui fait que n’importe quel suiveur du groupe ne pourra qu’être déçu par des « oublis » qui n’en sont pas (enfin, Pyramid Song et Karma Police, quand même… je le dis avec toute la mauvaise foi du monde, évidemment). Il ne me reste plus qu’à revivre cette soirée, écouter les neuf disques (dont huit indispensables) des Oxfordiens, toutes leurs faces B et les dizaines de lives disponibles ici et là. Je suis plus jamais convaincu que la bande originale de ma vie ne pourrait être illustrée que par des titres de Radiohead. Je serais en revanche bien ennuyé pour choisir lesquels…
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