Que dire de plus lorsque tous les cadors planétaires du genre paient déjà leur respect par médias interposés à l’une de figures les plus influentes de la scène new-yorkaise des 90s ?... si ce n’est bien sûr que l’on est triste comme rarement de voir s’envoler à seulement 42 ans l’un des pionniers du rap jeu, dont les premiers albums avec Mobb Deep ne sommeillent jamais loin de nos platines.
Albert Johnson aka Prodigy, moitié - au micro et souvent aussi à la production - de l’(in)fameux duo du Queens qui n’avait toujours pas raccroché les gants après 25 ans de carrière (moins une petite année de hiatus à coups de tweets et diss) dans un hip-hop majoritairement urbain, froid et désespéré, s’est en effet éteint avant-hier à Las Vegas, après plusieurs jours d’hospitalisation pour des complications liées à la drépanocytose dont il était atteint. La cité du jeu l’accueillait dans le cadre du Art of Rap Tour avec, outre son compère Havoc, d’autres mastodontes du hip-hop de l’époque demeurés tout aussi actifs tels que Ghostface Killah, KRS-One et Ice-T.
Pour l’occasion, plutôt qu’un grand discours, Spoutnik et Rabbit vous ont donc sélectionné quelques morceaux choyés ici à la rédaction d’IRM, comme autant d’épitaphes et de souvenirs émus.
Mobb Deep - Peer Pressure (1992)
Premier single du premier album Juvenile Hell (1993), lequel n’a sans doute pas la perfection du diamant noir The Infamous qui inscrira le groupe au panthéon deux ans plus tard mais conserve une place de choix dans mon cœur pour l’énergie voire la ferveur - forcément juvénile et pas encore complètement minée par la réalité sociale des banlieues new-yorkaises de l’époque - du duo au micro, Peer Pressure c’est la production fabuleuse de DJ Premier et ses basses coolissimes, qui s’adoucit (on ira pas jusqu’à dire "s’illumine" mais pas loin) sur les refrains et s’assombrit à la fin des couplets, modèle de clair-obscur et d’économie de moyens, et puis nos deux gamins dont un Albert Johnson d’à peine 17 balais en faucheuse du ghetto et leur storytelling déjà bien aiguisé, d’une impressionnante maturité, une morale sombre et sans concession pour une jeunesse sans repère ni espoir mais ici la musique donne encore cette impression d’envie de vivre et d’en découdre avec la fatalité qui finira pourtant par les rattraper, Prodigy ayant écopé en 2007 de trois ans et demi de prison pour possession illégale d’arme à feu.
(Rabbit)
Mobb Deep - Shook Ones (Part II) (1995)
A peine plus de deux ans ont passé, les jeunots se sont endurcis et le clip a encore un peu de couleurs mais c’est tout. Mètre-étalon d’un hip-hop urbain crépusculaire et lessivé, Shook Ones pose les bases de l’horrorcore sans l’imagerie grand-guignolesque et enterre surtout les dernières illusions de tout un pan du hip-hop des 90s qui va lui emboîter le pas vers le côté obscur de la rime. "I’m only 19, but my mind is older / When the things get for real, my warm heart turns cold /
Another nigga deceased, another story gets told", tout est là. Sans cet hymne funeste à l’inéluctabilité de la violence et de ses conséquences - qu’on soit un "player" ou un "shook one" - avec sa mélodie dissonante, son beat tendu sans fioriture et son inquiétante ligne de basse assourdie, qui sait à quoi ressemblerait le hip-hop aujourd’hui et où en seraient ces héritiers que l’on vénère ou qu’on a vénéré à IRM ces dernières années, de Hus Kingpin (Tha Connection) à Freddie Gibbs en passant par Deadverse Massive, Earl Sweatshirt, Ka ou les Doppelgangaz de Hark.
(Rabbit)
Mobb Deep - Hell on Earth (Front Lines) (1996)
Prodigy, c’est Mobb Deep et Mobb Deep, c’est The Infamous, la logique est froide et implacable, évidemment The Infamous est un chef-d’œuvre qu’on écoutera encore dans 100 ans, mais à l’heure des nécrologies (plus ou moins documentées), il serait dommage de passer à coté de l’immensité de l’œuvre du bonhomme. Bien sûr, elle est inégale, mais Hell On Earth, ce troisième album des Mobb Deep frôle la perfection. Et que dire de ce titre éponyme ! Dans la lignée de Shook Ones et Survival of the Fittest, l’instru est là aussi parfaite, poisseuse et pessimiste, l’imagerie du ghetto est maintenant bien rodée même s’il faut la mettre en relation avec le fait que Havoc et Prodigy se sont rencontrés à la Manhattan High School of Art and Design. Tout est réfléchi et épuré, le rap est calculé même s’il est fulgurant et arrogant, Hell On Earth en est le parfait exemple, un de ceux qui marquent à la première écoute et laissent une trace indélébile dans une vie.
(Spoutnik)
Nas feat. Mobb Deep - Live Nigga Rap (1996)
En cette fin des années 90 (et avant certaines choses plus discutables durant les années 2000, 50Cent en tête), Prodigy en jeune patron du rap jeu n’aura pas été avare en featurings de luxe et quelques-uns sont immenses ! Vite fait, citons Tha Game avec Ghostface Killah, Raekwon et Pete Rock à la prod’ (1998), Tres Leches avec Big Pun, Inspectah Deck et RZA à la prod’ (1998), It’s the Pee ’97 avec PMD et avec Havoc à la prod’ (1997) ou la pépite que vous a dénichée Rabbit juste en dessous. Mais c’est ce Live Nigga Rap qui marque les esprits ! Nas vient de sortir Illmatic mais c’est It Was Written qui lui amènera le succès. Prodigy embarque avec cette autre légende du Queens et Live Nigga Rap se pose là. Prodigy détruit littéralement la piste dès le début et son arrivée sur l’instru est juste un chef-d’œuvre du genre, un classic (encore un) comme on dit !
(Spoutnik)
DJ Muggs feat. Mobb Deep - It Could Happen To You (1997)
DJ Muggs rebondit sur les atmosphères de The Infamous pour offrir au duo ce beat baroque et angoissant sur lequel le flow de Prodigy, déjà légèrement éraillé, a quelque chose de prémonitoire des Necro, Non Phixion et autres Jedi Mind Tricks (qui ont tous samplé le duo new-yorkais à un moment ou à un autre soit dit en passant). Un bijou, extrait du quasi parfait Soul Assassins Chapter I qui mit Muggs en orbite solo il y a tout juste 20 ans dans la foulée des trois meilleurs opus de Cypress Hill.
(Rabbit)
Prodigy - Genesis (2000)
En 2000 lorsque Prodigy lâche H.N.I.C. (Head Nigga In Charge, son premier album solo), les attentes sont immenses. Le gars du Queens sort du succès de Mobb Deep, Murda Muzik avait ralenti le tempo et les routes se séparent avec Havoc. Ces même routes le rapprochent d’autres artistes et producteurs, notamment d’une pointure naissante du rap jeu, The Alchemist, dont nous parleront plus tard. Prodigy dira plus tard qu’il faut voir sa série de trois H.N.I.C. comme un ensemble et Hegelian Dialectic comme une conclusion. Ici avec ce chef-d’œuvre qu’est Genesis, l’arrogance laisse place au doute, Prodigy bombe toujours le torse, mais cette boucle de piano cramée laisse entrevoir quelques failles qui rendent ce titre et ce premier H.N.I.C. (où sa maladie commence à être évoquée) passionnants.
(Spoutnik)
Gangrene feat. Prodigy - Dump Truck (2012)
Au rayon des featurings millésimés post-90, il y aura du bon comme du moins bon, pêle-mêle citons Uncut Raw avec le de-nouveau-pote Havoc, Confessions of a Cash Register avec un Mac Miller qui monte ou Till The Angels Come avec Domo Genesis, Freddie Gibbs et The Alchemist à la prod’. The Alchemist justement, c’est lui que l’on retrouve au sein de Gangrene, son duo avec Oh No. Sur Vodka & Ayahuasca, le binôme de producteurs west-coast mélange un hip-hop indé plus cérébral et inventif avec une street credibility au taquet, et pour agrémenter ce cocktail, Prodigy pose son flow froid, droit et vindicatif sur ce Dump Truck, sorte de monument vicelard de l’album.
(Spoutnik)
Prodigy & The Alchemist - IMDKV (2013)
Pour finir, Albert Einstein, le meilleur album de Prodigy et The Alchemist ! Bien sûr il y a eu Return of the Mac, mais cet opus de 2013 est un ton au dessus et arrive même à nous faire toucher du doigt les paysages sonores menaçants des vieux Mobb Deep. Pourquoi ? Une certaine luxuriance trap dans le minimalisme 90s de The Alchemist et surtout le flow teinté de réalisme rugueux de Prodigy. Évidemment le leitmotiv est toujours là, l’emcee passe la majeure partie de l’album se vantant de sa capacité à tuer : tuer au sens figuré avec le micro, mais aussi tuer au sens littéral du terme, c’est à dire l’arme à la main dans la rue. Cette violence, 20 ans après Juvenile Hell, est toujours aussi fascinante. Prodigy nous dit juste que rien n’a changé depuis les années 90 et Albert Einstein en est la démonstration brutale. Car oui, les plus de 25 ans passés dans le rap jeu n’avaient pas abîmé Prodigy, il crachait encore le feu sacré et il va nous manquer... RIP.
(Spoutnik)