Live Report : Jazz à la Villette 2014
Pour sa 13e édition, le festival Jazz à La Villette avait mis les petits plats dans les grands pour faire la lumière sur une sélection pointue et éclectique d’artistes venus de toute la planète afin d’en finir avec les fossoyeurs précoces et autres oracles du dimanche.
L’affiche de cette année portait fièrement un coq décapité dont le tatouage punk rendait lisible sur son flan ces quelques mots rageurs : "Jazz is not dead". Prouver ces quelques mots était donc l’enjeu de cette édition. Nous avons eu la chance d’assister à deux soirées exceptionnelles parmi la douzaine de dates investies par le festival, et nous pouvons sans crainte affirmer que non seulement le jazz n’est pas mort, mais il existe avec d’autant plus de vigueur qu’il traverse sans vergogne les frontières de son domaine, errant aussi loin que lui permet son amour de l’aventure et de la liberté, c’est-à-dire infiniment loin !
Avec son marathon consacré aux œuvres mythiques de 1959 (Time Out, Kind Of Blue, Giant Steps, The Shape Of Jazz To Come, etc), ses figures incontournables du jazz actuel (Archie Shepp, Médéric Colignon, Joshua Redman, Avishai Cohen, etc), ses représentants d’un funk indémodable (Nick Waterhouse, Charles Bradley, Maceo Parker, etc), son mélange de sonorités et de cultures (Melanie De Biasio, Mulatu Astatke, Marc Ribot Y Los Cubanos Postizos
, etc), son ouverture à la pop (Cascadeur) et ses jeunes pouces révélées par un radar infaillible (Coax Orchestra, Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp, Yes Is a Pleasant Country, etc.), Jazz à la Villette brasse large et provoque un mouvement efficace dont l’onde bouleversante a fait vibrer au-delà du parc parisien. Grâce à cette ouverture d’esprit, le festival a su toucher un public varié, d’amateurs, de passionnés et de curieux, dont la mixité et le nombre imposant dans les salles sont un gage de succès.
Nous nous sommes rendus au Cabaret sauvage et à la Grande Halle pour y voir des formations que nous connaissions et dont nos pages se sont déjà plusieurs fois faites l’écho. Mais c’était l’occasion de s’imprégner d’une ambiance originale, celle d’un festival de jazz, parisien et réparti sur plusieurs jours, et d’y croiser des têtes que les petites salles auxquelles nous nous rendons habituellement n’accueillent que trop rarement. C’est donc ce moment de rencontres éphémères et néanmoins chaleureuses que nous souhaitons partager ici, moins à travers les mots que les images, en espérant susciter bientôt des désirs encore inconnus...
Jeudi 4 Septembre - Cabaret Sauvage : Coax Orchestra + Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp
Revoilà donc nos joyeux lurons ! On ne présente plus le Collectif Coax ici, ce sont des habitués... enfin si, on les présente à nouveau, car en se montrant à chaque fois au sein de combinaisons nouvelles, les jeunes membres du collectif parisien peuvent perdre leurs amateurs. Et puis, il y en a encore peut-être qui ne les avaient pas vu passer ! Ce sont donc des jazzeux iconoclastes dont la production déjà pléthorique frappe par sa cohérence et son obstination à transgresser les règles de la musique (tout à fait représentative de la programmation du festival en cela). Jamais en reste quand il s’agit d’improviser, la bande au nom branché aime emprunter un peu partout des codes, ceux de la musique savante ou populaire, du jazz contemporain au rock le plus bourrin, pour les mixer dans un bouillon subtil et authentique.
Le dernier né du Collectif, le Coax Orchestra, a pondu il y a peu un œuf des plus goûtus ! Nous en avions déjà fait l’éloge, inutile de nous répéter. C’était pour eux ce soir là l’une des premières occasions de le défendre devant un public hautement attentif. La pression jouant, le groupe a produit un set très propre, mais plutôt froid. À respecter à la lettre les partitions, on les voyait bridés et le front ridé de concentration. Pour ces improvisateurs qu’on sait brillants, il est toujours frustrant de voir que la menace du couac peut encore avoir de l’impact. Pourtant, quand il s’agit de faire monter la sauce, comme sur le moment fiévreux de Rituel mené en trio, l’orchestre se montre fulgurant d’intensité.
Le set se termine sur une liberté noise qui fait plaisir à entendre après ce programme bien calibré. Encore une fois, les musiciens de Coax ont fait preuve d’un talent et d’une maîtrise incroyables. Décidément incontournables !
L’Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp, c’est une autre histoire. Déjà croisée lors des prestations ensoleillées du dernier festival Jazz à la Défense, la formation helvético-franco-anglaise a le don de faire mouvoir les masses. Et aux vues de ce qui a eu lieu ce soir là, c’est pas peu dire...
À l’écoute de leur troisième et dernier album, Rotorotor, dont Leoluce nous avait fait la chronique, on sait d’emblée que la musique de cet orchestre foutraque n’est pas la plus adaptée à la relaxation totale du postérieur. Les polyrythmies menées par le batteur et l’excentrique joueuse de marimba, la guitare punk, la contrebasse au pas de course, le trombone rondouillard sont des armes de destruction massive. Ajoutez à cela le chant velouté de Liz Moscarol, et les chœurs gracieux et impeccables de l’ensemble du groupe et vous comprendrez que la situation ait pu dégénérer.
Voilà le tableau : le Cabaret Sauvage, c’est un chapiteau élégant, très chaleureux, au milieu duquel un parquet craquant accueille le piétinement du public. Organisées de façon circulaire et légèrement en gradin, quelques tables et des loges conviviales sont disposées tout autour d’un espace habituellement réservé au public debout. Là, parce que c’est du chazz et que c’est par conséquent forcément mou du genou, on avait mis partout des chaises, pour accueillir dignement le noble auditoire de cette musique d’avant-garde. Bien bonne idée ! Qui inspira au guitariste de l’OTPMD, en substance, les propos suivants : "on aime bien quand il se passe quelque chose dans nos concerts, que le public participe en produisant une œuvre d’art, par exemple une sculpture. En ce moment on est dans notre période chaise alors voyez ce que vous pouvez faire. Et puis après n’hésitez pas à danser ou vous coucher par terre"...
Bien souvent, quand un groupe demande la participation du public, selon la demande, le public y répond timidement, juste histoire de montrer qu’il est là... sans trop se montrer quand même. Faudrait voir à ne pas faire trop faire preuve de personnalité, surtout à Paris, où les yeux sont magistrats et les regards, des condamnations ! Et au début, la réaction fut typique : trois personnes se sont levées au cours du morceau qui a suivi la proposition, et ont placé leur chaise dans l’allée centrale, formant ainsi une mini-pyramide. Voilà. Était-ce tout ? Eh bien, non ! À la surprise générale, une dizaine de personnes ont imité les trois premières au morceau suivant. Enfin, lors du troisième, c’est l’intégralité de la fosse qui s’est levée, produisant au centre du chapiteau un monticule de chaises monumental. Bien sûr, cette émulation collective s’explique moins par l’affirmation d’une liberté existentielle que par celle d’un instinct grégaire indéfectible, mais ne boudons pas notre joie. Ce moment était tout bonne bonnement exceptionnel et nous étions conscients qu’y participer ajoutait quelque chose à notre existence. Peut-être bien une valeur, une raison, un mobile.
Les organisateurs de la soirée ne goûtaient pas le même plaisir, partagés qu’ils étaient entre le succès de l’évènement et la nécessité d’agir dans l’immédiat pour respecter les normes de sécurité. En quelques minutes, la sculpture fut démantelée, les chaises pliées, et l’acte créatif, censuré. Mais le public, sur ses pieds, s’était resserré. L’Orchestre Tout Puissant enchaînait les rythmes soutenus et l’ambiance n’en finissait pas de se réchauffer. Piochant dans son répertoire festif, le groupe vitaminait sa "world music" (à défaut d’une meilleure appellation) à grands renforts de pulsations intenses et de guitares saturées. C’est même sur un pogo inattendu que le public a salué le talent de l’orchestre, lors d’un dernier rappel, véritablement puissant !
Morale de l’histoire : L’Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp, à voir absolument !
Mardi 9 septembre - Grande Halle de la Villette : Joshua Redman & The Bad Plus + Kneebody
Nous dirons peu de choses de Kneebody, que nous découvrions, si ce n’est que le quintette californien sait produire un groove robuste dans une fusion de jazz, de rock, et de sonorités électroniques qui mérite le coup d’oreille. Moins originale que les précédents et moins truculente que les suivants, la bande du saxophoniste Ben Wendel, dont les solos avec utilisation d’effets (surtout des boucles et des delays) sont remarquables, garantit tout de même aux fans de jazz traditionnel et contemporain une mémorable satisfaction, grâce à des thèmes impeccablement écrits et une interprétation soignée.
Soyons honnête, c’est clairement pour voir The Bad Plus et Joshua Redman que nous avions fait le déplacement. Et si nous inversons ainsi l’ordre des noms qui constituent cette éphémère formation, c’est volontairement. D’une parce que c’est exclusivement le répertoire du trio de Minneapolis que le quatuor était venu exécuter, et d’autre part, parce que c’est cet incomparable trio qui vaut tous les détours possibles, tant qu’ils mènent à leur "power jazz" jubilatoire ! Non pas que Joshua Redman soit un médiocre, loin de là, ni même une seconde main dans la hiérarchie des partenaires de jeu. Bien au contraire, The Bad Plus fait figure de représentant de l’underground à côté de ce ténor (dans tous les sens du terme, puisqu’il s’agit de son instrument de prédilection et que ce diplômé d’Harvard pourrait l’être du barreau...) du jazz actuel (d’où l’affiche : Joshua Redman & The Bad Plus, en dépit de la réelle nature du projet qui relève plutôt du "featuring" de la part du premier). Mais le trio minnesotan est si original, si imprévisible, et si spectaculaire que nous n’aurions manqué leur venue sous aucun prétexte.
"Power trio", c’est souvent ainsi qu’on qualifie The Bad Plus. Cela renvoie à l’esprit rock qui anime depuis toujours ces trois iconoclastes, que les reprises de Nirvana, de Black Sabbath et d’Aphex Twin ont rendus célèbres. Pourtant, The Bad Plus, ce n’est pas seulement des petits rigolos qui s’amusent à bousculer les hymnes de la musique binaire en les réinterprétant dans la formule piano-batterie-contrebasse. Brad Mehldau en fait tout autant et il n’a pas l’aura rock’n’roll de The Bad Plus. Ce qui fait leur particularité, c’est la manière dont ils déconstruisent les œuvres des autres en y infusant une dose ironique de dissonance, de citations absconses et de respect désinvolte. Ce mélange de dissonance, de binarité et de déconstruction du rythme est également une marque de leurs compositions. Mais il faut ajouter un sens implacable du swing, la beauté universelle de leurs thèmes romantiques, la puissance de leurs crescendos, sans oublier un goût irrémédiable pour la liberté afin de dresser un tableau représentatif de la musique de The Bad Plus.
Depuis 2000, ce trio a constitué un répertoire dont l’ensemble est aujourd’hui, à l’heure où sort un nouvel album, Inevitable Western, et à la suite d’une réinterprétation déconcertante du Sacre du Printemps, d’une intransigeante cohérence. C’est en septembre dernier qu’ils entament leur aventure avec Joshua Redman, avec sans doute au départ, la seule volonté d’ajouter une nouvelle couleur de timbre à leur sonorité désormais accomplie. C’est ainsi que se crée cette formation éphémère qui tourne aujourd’hui pour une durée indéterminée.
Joshua Redman est un saxophoniste classieux dont le costard anthracite forme une carapace impeccable. Sous ses airs de gendre idéal ou de Président des États-Unis, il amène mine de rien des phrases mélodiques sans début ni fin, des éruptions cuivrées le genou fléchi, un timbre de velours dans une tuyauterie étincelante. Joshua Redman est un as. Mais il ne partage pas avec les membres de The Bad Plus leur passion pour le délire. Par conséquent, sa prestation, bien que sublime, par contraste, manque de piquant. À côté du charisme indubitable de David King (qui ne laisse personne indifférent, le nombre impressionnant de spectateurs commentant son jeu à la sortie du concert en atteste), de la personnalité singulière de Ethan Iverson et de l’imprégnation méditative de Reid Anderson, on a parfois le sentiment que Redman se contente de faire le boulot. Il suit systématiquement la mélodie du piano avant de s’envoler sur des solos, certes de haute tenue, mais toujours exécutés dans un langage propre et poli. Ce choix de doubler la ligne mélodique fut sans doute pour le groupe une façon de limiter l’aspect cacophonique de la multiplication des harmonies dont le trio est déjà adepte, mais il frustre d’emblée celui qui s’attendait à une alchimie vraiment nouvelle.
Mais ne boudons pas notre bonheur : Joshua Redman est tout de même un virtuose et il apporte à la formule une réelle plus-value. C’est notamment sur le crescendo de Silence Is The Question (un des nombreux titres du set empruntés à These Are The Vistas, le second album de The Bad Plus), lorsque chaque musicien a permis au morceau d’atteindre le point culminant de son intensité que l’intérêt de cette collaboration s’est faite à nos peaux ressentir, par un tressaillement intégral et continu.
Pour ce frisson jouissif et pour ceux qui le précèdent, nous devons beaucoup à Jazz à la Villette et à sa programmation émouvante. À ne pas perdre de vue !
Kneebody sur IRM
Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp sur IRM
Collectif Coax sur IRM - Site Officiel
The Bad Plus sur IRM
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