Live Report : Deerhoof + Papaye + Bras-Man aux Cuizines (Chelles)
Voir Deerhoof en concert est nécessairement une expérience unique. Par la raison même de leur existence. Partis du noise-rock, pétris de savoirs universitaires sur la composition (en particulier Greg Saunier et John Dietrich), depuis près de 20 ans, les Californiens n’ont cessé de faire oublier qu’il existe des étiquettes qu’on colle sur les groupes pour savoir où les ranger dans les bacs des magasins. Ils décapent, soulèvent, bougent ce qui stagne. Leur musique est d’abord expérimentale, mais elle s’est tournée, surtout depuis Offend Maggie en 2008 vers quelque chose de plus "pop", les mélodies enfantines de Satomi Matsuzaki se reposant sur un rock plus conventionnel, mettant cependant ainsi en évidence leur sens aigu du riff tranchant et de la ritournelle décalée.
Avec le dernier album en date, Breaking Song, ils ont probablement atteint la forme la plus évidente de leur expression artistique. Greg Saunier le décrivait comme un album fait pour danser et faire la fête. Soit... si on pouvait regretter de n’y trouver que des "pop-songs" expéditives, on pouvait toutefois reconnaître en filigrane le grain de folie qui les anime. Mais là où l’album laissait au futur spectateur un abyme interrogatif c’est dans la façon dont il a été conçu, chaque musicien ayant apporté sa part à l’édifice de chez lui, en enregistrant son truc dans son coin et l’envoyant ensuite aux copains. Ainsi l’album résulte de ce cadavre exquis sonore, constitué de collages disparates qui forment finalement un tout homogène et facile. Mais qu’allait-il en être du live ? C’est avec cette question que nous nous sommes rendus à Chelles, où bon nombre de Parisiens avaient fait le déplacement pour voir le quatuor cosmopolite.
Quelques mots et des images sur cette soirée en tous points réussie.
Duo local venu faire un peu d’exercice devant les copains, Bras Man était une bonne entrée en matière. Pas manchots, les deux garçons déploient un raffinement de figures complexes au service de morceaux à tiroirs et à rallonge dont l’efficacité se perd malheureusement peu à peu dans les multiples ressorts de la composition. Après quelques coupes dans la touffe et l’affirmation d’une identité singulière Bras Man parviendra sûrement à se faire entendre par le public math-rock d’outre-Chelles.
Découvrez leur musique et leur élégant visuel par ici.
Pas la peine de refaire un topo sur Papaye, on a déjà eu l’occasion de parler de leur album, de leur EP tout frais ainsi que de leur concert. Rien à redire, tout est toujours aussi impeccable, si ce n’est qu’à la suite de ses interminables tournées, le trio a perdu un peu de sa fraîcheur. Ils n’ont même plus besoin de se regarder avant (et pendant) les morceaux, plus besoin de décompte, même plus trop de blagues. C’est quand même dommage, ça faisait toujours son petit effet. On a hâte de les retrouver chacun dans leurs différents groupes respectifs (d’ailleurs, Room 204, le groupe de Aymeric Chaslerie, un des deux guitaristes, s’avance déjà avec un Maximum Végétation prévu pour fin avril) pour qu’ils nous reviennent ensuite plus bouillants que jamais !
Arrivent enfin les stars, dont la simplicité est d’emblée manifeste.
Comment vont-ils donc s’en sortir avec leurs morceaux bricolés aux ciseaux et à la colle ? Eh bien, très bien ! Tout l’intérêt de les voir en concert est d’entendre se redéployer les morceaux dans des formes nouvelles, forcément inédites. Chaque titre est une porte ouverte vers l’aventure. Le contraste est mordant avec les groupes précédents. Deerhoof est un animal sauvage. Du collage épistolaire à la réunion vivante, ils inventent.
Satomi, danseuse robotique ("as a robot on the dancefloor"...), pose sa voix plus ou moins comme il faut. Son chant ingénu est placé devant, égrène par dessus la noise bancale ses comptines naïves, tout en faisant son tai-chi. L’histoire veut qu’elle ait touché sa première basse pour écrire l’album The Man, The King, The Girl, première sortie CD du groupe en 1997, alors en trio. Évidemment, son jeu n’est pas très technique et représente l’antithèse de ses compagnons viriles. Mais elle est l’âme de Deerhoof, le décalage humain, l’exotisme candide. Elle est Deerhoof et n’est pas Deerhoof. C’est leur dialectique, Deerhoof est hégélien !
Les deux guitaristes sont époustouflants. Ed Rodriguez, les cheveux dans les yeux, tourné vers son batteur, chemise de cowboy, ouvert. John Dietrich, grimaçant, fermé, crispé sur sa guitare. Ils sautent de l’efficacité funky d’un riff extra à la dissonance difficile d’un arpège inexistant. Ils jettent des ponts impossibles vers des nations sans domaine. Tu y habites un moment, la politique est bonne.
ils piochent un peu partout dans leur discographie, sans contrainte. à chaque fois, ce qui vient est une surprise. Du déjà connu revenu nouveau.
Pause : Greg Saunier traverse la scène pour aller rejoindre le micro de Dietrich (qui sinon n’aurait que peu d’utilité), annonce un petit break dans un français difficile. Mais il tient apparemment à parler français quand même. Son prof de langue est dans la salle, il est un peu inquiet. On se marre. Il n’a pas grand chose a raconter, si n’est que c’est la première fois qu’ils jouent à Chelles. Tiens donc. Il fait passer le temps. Très fier des lumières projetées en fond de scène, il fait remarquer qu’elles forment un coeur rose. Il veut signifier l’amour. Il dit que c’est beau l’amour, et évoque La vie en rose d’une certaine chanteuse française. Il n’a manifestement pas prévu ce qu’il allait dire. On attend la suite, impatients, on n’est pas si sûrs que l’amour soit beau, même s’il le dit. Surtout si ça doit être rose. Peut-être même que c’est pas toujours rose... Bref, ça reprend !
L’occasion de parler un peu de lui, tiens, justement. Greg Saunier est la matrice de Deerhoof. Il en est à l’origine avec un certain Rob Fisk qui a préféré partir. On le retrouve parfois ailleurs, dès que c’est un peu fou, il a produit Xiu Xiu par exemple.
C’est un batteur-singe. Il a des gestes simiesques qui n’ont pas toujours de rapport avec le fait de jouer de la batterie. Ça t’étonne et moi aussi. Mais c’est beau à voir. C’est avec lui que les morceaux se trouvent le plus profondément bouleversés. En fait, les autres respectent à peu près une grille d’accords, des moments écrits, des notes prévues ensemble. Lui n’a pas l’air d’être tout à fait au courant. Complètement libre. Free si t’es bilingue. Très visuel, il fait le spectacle pendant que les autres essaient de se concentrer. Avec très peu de moyen (une grosse caisse, une cymbale, une caisse claire montée sur un petit tom, une cloche et pas de tom), il fait un potin du tonnerre. Il fait ostensiblement exprès de ne pas être dedans parfois, pour mettre ses copains en déroute. Tout le monde est en déroute. Nous pareil. Il donne aussi des coups dans le vide alors que le vide ne lui avait rien fait. Y avait des témoins.
A chaque fois, le vide perd. On peut lire quelque part que Deerhoof ne pourra jamais sauver le monde, même en sortant l’album Deerhoof vs Evil. Ils espèrent, à la rigueur, pouvoir faire taire le silence. A chaque fois, le vide perd. Deerhoof fait du bruit, nie le silence. Greg a la banane et la patate et joue de la batterie avec. Il jouit et nous réjouit. Mais c’est fini maintenant, on s’en rend compte parce que tout le monde applaudit.
Il y a un rappel, quand même. Changement d’instrument, qu’est-ce qu’ils font ? Satomi va à la batterie, Greg prend la basse. Il dit : "next song, first time ever..." En effet, ça paraît vraiment très nouveau, même pour eux. Satomi, à la batterie, se défend. Greg, à la basse, la défend. Mais le morceau n’est pas franchement convaincant. Plus une blague qu’autre chose ce truc.
Ils en font un dernier, c’est génial ! Une excellente interprétation de Breakup Songs. Ça donne. Ils finissent sur autre chose, avec participation du public : you say "come" I say "come see the duck". On se marre. On repart, contents. Hyper contents, on a même chanté !
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