Reportage : un tour vu de l’intérieur, sur la route avec Monsieur Saï, Arth ? et Dakota
La musique indépendante ne se résume pas aux artistes qui boudent les Majors pour préférer une distribution à taille humaine. C’est aussi des initiatives locales, des mélomanes passionnés, des activistes, des petites gens qui s’assemblent et organisent des événements pour faire bouger leur quartier de Terre. À l’heure où les intermittents peinent à préserver leurs droits à la création, en insistant sur l’importance de leur fonction pour la santé spirituelle du pays, voici un coup de projecteur sur ceux qui la maintiennent, dans l’ombre. Je veux parler du milieu associatif, bénévole et amateur sans qui la culture ne serait, du côté de la création comme de celui du public, qu’un objet inaccessible et nécessairement marchand. Des squats de Saint-Étienne aux cafés associatifs de l’Aveyron, j’ai suivi quelques jours dans leur tournée Arth ? et Monsieur Saï, deux galériens de l’underground, pour découvrir ces infatigables associés qui militent dans la marge afin que toujours existe, quelque part, une alternative.
8 mai 2014
Ça commence un jour de victoire ou de massacre. Faut rejoindre le duo au Mans. Faut se lever tôt, pour y être tôt, pour charger la bagnole tôt et arriver le plus tôt possible à Saint-Étienne. Faut être suffisamment frais pour tenir le guidon, faut même prêter la bagnole en fait et s’arranger pour qu’il y ait de la place pour le matos. Y a pas de batterie à transporter, au moins, mais y a quand même un synthé et un sax baryton. Vachement disproportionné un baryton pour une 206. Ça rentre juste. Faut pas déconner non plus, on m’a presque interdit le port des boules de pétanque avec ces conneries ! J’ai failli crier au scandale, mais heureusement, il y avait une petite place sous le siège conducteur...
Faut y aller maintenant. On a deux boites à chaussures pleines de CDs. Il y a essentiellement du hip hop et du bourrin, tout est ok. Le ventre creux, on part bouffer du bitume.
La Gueule Noire, Saint-Étienne (Loire) :
La Gueule Noire est grande ouverte. T’arrives, on te sert une bière, t’es bien. Pendant qu’un groupe balance on découvre l’espace, on se détend, y a des canapés, on lit les murs couverts d’affiches, d’annonces de soirées, de fanzines, de collectifs, d’ateliers, de tracts mal photocopiés. La Gueule Noire comme le drapeau s’ouvre sur une petite pièce ainsi décorée, tu avances et t’es dans une autre avec un babyfoot, à droite, il y a un ring, si tu veux on se tape. À chacun son sport, ici on est ouvert : l’uppercut ou le mini-but. Tout au fond, c’est la salle de concert. Une VRAIE salle de concert, avec une vraie scène, un vrai son, un vrai technicien dévoué, un vrai bar, un vrai public. Ça fait plaisir.
Ici on joue, mais partout autour aussi on répète. Dans des caves, des hangars, des anciennes usines. Ici c’est moche mais ça vit. On est tous moches de toute façon, on se regarde, on se marre. Ça s’empare de la friche ici, ça la domestique. Saint-Étienne est peut-être le haut lieu de l’autogestion en France, j’en sais rien, en tout cas, j’avais jamais vu ça. T’entends du punk à gauche, du hip hop à droite, du hardcore en dessous et même du reggae plus loin. « Investir », c’est pas forcément une affaire de placement financier... « investir », ici, c’est saturer la marge, l’occuper, quand elle s’ennuie, elle s’efface, l’investir c’est la faire exister. C’est ce qu’on fait ici, beaucoup, à Sainté. On en profite, parce que ça sera sans doute très vite rasé. Une usine va s’installer, faut faire du capital, autre culturel, il paraît...
Ce soir-là, il y avait 4 groupes, Monsieur Saï et Arth ? étaient prévus en dernier. Il est presque 2h quand ils montent sur scène. Il y avait plein de monde à un moment, ça dansait. Depuis, la salle s’est considérablement vidée. Forcément. Faire un si long trajet (7h de route), attendre son tour (5h), pour enfin jouer devant une salle épuisée, dans les effluves laissées par une moiteur éteinte, peut sembler pathétique et décourageant pour le musicien lambda. Mais (comme en l’occurrence ce sont des Alphas), pas pour nos deux héros qui s’installent sans dépit et malgré la fatigue. Les survivants sont tout de même bien chauds.
Saï et Arth ? leur donnent tout, comme s’il s’agissait du Parc des Princes. Leur set est quasi exclusivement fait des nouveaux morceaux de Monsieur Saï, tirés du EP Première Volte Digitale et de l’album produit avec Dakota, Libertés Nomades. Les passages a capella, balancés à l’unisson (On ira pas en Ukraine, etc.) collent des frissons. Personne n’a froid pourtant. Tout le monde en redemande. Ils veulent un vieux morceau, il y a des connaisseurs. Ce sera La Panne Optique.
Vers bientôt 3h, on se rentre parce que les corps réclament du repos. Notre hôte (Dimitri, pour ne pas le nommer) assure jusqu’au bout, même si, prévoyant, il se fait accompagner par une amie dévouée qui retrouve le chemin de chez lui à sa place... Au matin, après une courte mais confortable nuit, c’est elle qui prépare le café et nous apporte les croissants... Lui ne sera opérationnel qu’à l’heure de notre départ. Il est midi quand on se quitte, après un échange de CDs et d’embrassades. On reprend la route.
9 mai 2014
Le chemin n’est pas si long qui mène de Saint-Étienne à Marvejols, mais il est sinueux. La traversée des Cévennes est magnifique. Un putain de paysage plongeant s’ouvre sous nos roues lorsqu’on passe le Puy-en-Velay. Pas besoin de lentille pour admirer la vue. C’est beau en gros.
La Girafe Ronde, Marvejols (Lozère) :
Sur place, David nous accueille dans sa boutique improbable au milieu de nulle part, dans une ancienne tannerie dont seul un petit espace a été réhabilité. C’est là où s’est établie La Girafe Ronde, un disquaire associatif au bacs de bois élégants et au contenu non moins élégant (une sélection pointue de vinyles classés hardcore, metal, punk, expérimental, indie, jazz, funk, reggae, BO, le tout mêlant références incontournables et nouveautés underground).
La Girafe Ronde est un projet fou de passionnés raisonnables. Après des années de programmation de concerts dans diverses salles mal adaptées, David (ancien bassiste de Pord, soit dit en passant) et ses amis décident de créer un lieu pour ne plus avoir à louer des salles des fêtes sans âme et pour fidéliser un public déjà averti. De là découle cette boutique, café associatif, cosy, détendu, avec une terrasse pour emprunter du soleil, et, dans un coin, un espace surélevé prévu pour accueillir les groupes.
Quand les copains commencent la balance, j’en profite pour rendre visite à Marvejols. Une ville médiévale au centre charmant, aux ruelles pavées (quasi désertes en l’un de ces premiers après-midis de printemps ensoleillés) et aux toits de lauze qu’une hauteur, où s’élève l’église, permet de surplomber. Derrière, la montagne écrase ton existence comme ton pied maladroit une merde canine sur un trottoir. T’es rien. Mais comme il fait beau, ça va. La balade est plaisante mais partiellement gâchée par la soupe que crache, à chaque coin de rue, des hauts parleurs municipaux...
Quand je reviens dans la zone artisanale désaffectée où la Girafe paît, Dakota boit, attablé en terrasse. C’est un lecteur d’IRM et un auditeur fidèle d’IRM Radio, alors on s’entend tout de suite bien. Le courant passe en continu de sa casquette de B-boy à mon polo d’intello. Jusque devant nos assiettes, dans un bistrot du coin, avec les deux autres, la discussion roule entre musique, expériences de jeunesse, région, paysage, réseau, vannes...
Repus, on retourne sur les lieux du crime. Là, tous les témoins sont en présence. Beaucoup de gens, qui ne sont pas forcément là pour voir un concert, mais pour boire une bière, entre amis, à la fraîche. C’est un public qui n’a pas l’habitude du hip hop.
Quand Dakota commence son set, ça ne se bouscule pas trop pour être au premier rang. « Hé, les gens, c’est commencé là ! »... S’en foutent les gens, ils causent, restent dehors, profitent qu’il fait encore bon. Pour eux, l’abstract hip hop que propose Dakota fait une musique d’ambiance presque trop forte pour la parlote. En fait, la plupart est venue pour entendre du rap, alors là, comme il dit rien le gars, forcément, ça prend pas. En plus, l’ami Mathieu n’a pas essayé de faire sien l’auditoire. Trop stressé pour ça, trop concentré sur ses beats, sur son écran d’ordinateur, sur son pad... Il n’a pas fait de concert depuis des années. Celui-ci est le premier d’une nouvelle série, qu’on espère longue. Et il y a un fleuve entre produire des instrumentaux dans sa chambre et les interpréter seul devant un public... Il n’a pas tout prévu d’ailleurs. Venu défendre son EP Mandala, il ne propose en fait qu’une sélection de nouvelles compos, fraîchement agencées, et qui manquent parfois d’un ajustement de mixage. Visuellement, tout se passe au niveau des doigts, qui sont malheureusement cachés par l’ordinateur. Bref, une première quoi, rien de grave... et les nouveaux morceaux, conçus exprès pour le live, gavés de guitares et de disto, sont la promesse d’un avenir prospère.
Cependant, alors que le set se termine, David angoisse. Il se demande si ça marche. Le public n’étant pas vraiment à l’écoute... a-t-il eu tort de programmer du hip hop ? Il revient à Monsieur Saï de le détromper. Il n’en faut pas plus pour motiver le duo, qui s’exécute sans pression (à part dans les verres...). En même temps, avec un micro et un sax, tu es tout de suite plus persuasif que derrière un laptop. Saï invite les bavards à se rapprocher. Et rapidement, au rythme du poum-clac et du verbe engagé, ça se rassemble autour de la scène.
Plus tard, Saï faisant le show, il ne reste plus beaucoup de marginaux à se désintéresser du spectacle. Faut dire que le gars va les voir, les interpelle, traverse la foule, rappe au nez du plus flegmatique, monte sur des chaises, gueule ! Arth ? n’est pas moins spectaculaire avec son jeu free, toujours habité, toujours inspiré, ses bonds pour exploser du plat du pied son looper, envoyer comme ça une nappe de piaillements pincés, sa façon de prendre (plus qu’avant) le micro pour doubler son leader, son bras levé parce que c’est hip hop, et parce que c’est comme ça qu’on fait quand on veut se faire entendre, sa façon de se faire entendre...
Le public est conquis. Au final, David sera, semble-t-il, très content de sa soirée, et agréablement surpris, à la fois par la prestation de ses invités, et la population attirée. Tant mieux.
10 mai 2014
On a bien dormi...
On se presse pas trop pour reprendre la route, on traîne. Il faut aller à Villefranche-de-Rouergue aujourd’hui, on en a pour quoi ? 2h, grand max ! Tranquille. Alors on traîne, on cause encore avec nos hôtes, on va voir le paysage. On nous amène voir un coin de falaise immanquable. C’est à deux pas de notre logement éphémère, un détour touristique qui nous renvoie encore à notre existence misérable. Non seulement parce qu’on s’y sent petit, mais parce que là aussi, dans cette trouée naturelle retirée de tout, le capitalisme dresse son ombre menaçante. On la perçoit dans un resto douteux, sur une dalle de béton, à travers les vitres d’un car de touristes qu’on subodore de loin. Le Point Sublime, ça s’appelle. Un nom parlant. Un panorama effrayant au creux duquel coule le Tarn. Inutile de te faire un dessin, je te mets une photo.
Les Hauts Parleurs, Villefranche-de-Rouergue (Aveyron) :
Fini les conneries, faut rouler. On suit tant bien que mal Dakota sur ces chemins sinueux qu’il connaît par cœur et prend à 100 à l’heure. Villef, c’est chez lui. Ce sont ses potes qui invitent. Alors, tout de suite, quand on arrive, on est pas perdus, y a une ambiance, on nous accueille, on nous sert à boire, on nous restaure. Comme ailleurs, tu me diras, mais on sent que la bande de copains qui a fondé les Hauts Parleurs se tient par le cœur. Ils ont vécu ensemble, dans une ferme perdue et délabrée, un squat marécageux d’une étonnante hospitalité (je parle à partir de témoignages, j’arrive après, on me raconte le passé). Ils ont vécu ensemble donc, fait de la musique ensemble, écouté de la musique ensemble, organisé des soirées ensemble, pris des trucs ensemble et finalement, galéré ensemble, perdu pied ensemble...
Les Hauts Parleurs, ce bar associatif qu’ils ont établi au cœur du Villefranche historique, est la dernière émanation de leur esprit maintenant clair et disponible. Un projet sérieux qui s’ouvre à toutes les démarches créatives, associatives et non-lucratives qui veulent bien s’ancrer chez eux. Qui a besoin d’un lieu ? En voilà un ! Projections de vieux films dégueux, docus qui parlent, débats qui bougent, réu sans fil, couture avec, marcheurs, boulistes, décors mobiles, anciens combattants de la rue... qui que vous soyez, vous êtes les bienvenus.
Il y a une petite salle avec un bar, un petit couloir et derrière, les concerts. Entre les deux, tu dois mettre une petite pièce dans une boite, si tu veux voir les musiciens. Tu mets ce que tu veux, mais tu mets, c’est nécessaire. À côté du bar, une autre salle, avec des tables par terre et des photos sur les murs. Là tu peux manger, bien, pour pas cher. Là par exemple, c’est soirée galette. Bien loin de la Bretagne, il y a quand même des savoir-faire qui se baladent...
Derrière le bar, il y a Igor ou Loulou. Ce sont eux deux qui reçoivent les musiciens, qui leur donnent ce dont ils ont besoin, qui gèrent le son (le volume surtout, pour les voisins...). Ce sont eux aussi, sans doute, qui ont le plus d’intérêt pour la musique actuelle. Ce sont eux, sans doute, qui programment les groupes aux Hauts Parleurs. Cette semaine là, ayant sollicité beaucoup de demandes, ils ont calé des concerts quasiment tous les soirs. Dakota, Monsieur Saï et Arth ? concluent la série. Un honneur et en même temps, pas vraiment la meilleure place pour se faire entendre. Les amateurs aveyronnais ont les oreilles fatiguées et ne se déplacent pas en masse pour apprécier le son des Manceaux. Pas grave, les heureux vaillants auront droit au même show que s’il y avait eu trop-plein. Non, pas exactement le même, puisque les espaces laissés libres par les absents permettent aux artistes de se déplacer dans le lieu, de déployer plus large les mouvements relatifs aux vibrations émises.
Lors de cette seconde prestation, le son de Dakota est mieux mis en valeur. Il y a des vraies basses pour transmettre ses boucles vrombissantes au tempo lent mais soutenu. Il a décalé le pad de derrière son écran et il apparait au public avec ses multiples carrés luminescents, clignotant de façon anarchique. On voit alors Dakota dompter l’animal numérique de son son doigté incompréhensible et le spectacle s’en fait d’autant plus complet et prenant.
Je raconte pas tout le concert à nouveau. Ce serait inutile, comme le reste. Mais je précise que lors de cette dernière date, les Manceaux n’ont pas faibli et ont su captiver un auditoire composé d’êtres humains âgés de 4 à 64 ans (à vue de nez...).
J’ai également eu le plaisir de voir les ficelles du set, les liens qui unissent les morceaux, les déplacements, les mises en place. C’est l’intérêt de voir la chose trois fois de suite, on repère ce qui, à la première approche, semble spontané. Cela prend, par ce regard averti, une dimension plus intense encore, où traversent les heures de boulot qu’il faut réunir pour mettre au point un live efficace. On voit que vivre de sa musique, ou non, en tout cas, vivre pour la musique, pour l’honorer, la faire exister, ça demande un dévouement incommensurable.
Dans ce travail que je vois enfin à nu, c’est l’ensemble des gestes effectués pour qu’il puisse être rendu public qui transparait. C’est les visages aperçus à Saint-Étienne, les discussions passionnées de Marvejols, la camaraderie de Villefranche qui ressurgissent en un moment étrange, mêlé d’espoir et de nostalgie. C’est l’odeur de pied dans la bagnole, c’est la gueule de bois du matin, c’est un CD quasi donné parce que la meuf n’avait pas de thune, c’est un T-shirt offert à un pote, c’est des acouphènes qu’on a tenté d’empêcher, c’est de la bière renversée... C’est du passé, du présent et un avenir peut-être pire. L’alcool fort qu’on ingurgite pour finir alors que Les Hauts Parleurs ont baissé les rideaux ne suffit pas. On va en face, dans un appart que Loulou loue. On boit encore, on fume des trucs, on écoute une musique bizarre. On s’endort là, à 4 ou 5, ou la moité de 9, dans un salon bourré d’amplis, de guitares, de bouts de batterie, et de musiciens bourrés tout court.
11 mai 2014
Au réveil, c’est plus pareil. On n’est plus le même nombre déjà, il y a comme une absence. C’est la moitié de nous-mêmes portée vers l’avant qui est restée en sommeil, ou au fond du verre de la veille. Je vois pas vraiment ce que tu veux dire. On sait qu’il faut reprendre la route et qu’on en a pour une dizaine d’heures... C’est peut-être ça que tu veux dire. J’ai envie de repartir. Je me dis que c’est con une habitation, on peut bien vivre dans un camion. Il reste des salles à Toulouse, à Lille, à Rennes, à Strasbourg, à Clermont-Ferrand... Comment ça, c’est pas prévu au programme ? Le programme, c’est ce qu’on fait dans le temps qui nous est imparti. Tu peux mettre dedans que t’iras bosser demain, et après-demain et après-après-demain... Mais après ? Le programme, c’est toi qui le fais. Tu peux mettre que t’iras bosser, tu peux aussi mettre que t’iras t’associer. T’es pas tout seul, y a ton quartier. Qui vit dans ton quartier ? Qu’est-ce qui se passe dans ton patelin ? Si y a rien, c’est que tu n’as rien fait. Le programme, c’est toi qui le fais. Nous, il faut qu’on rentre, là, on a une journée pour s’en remettre avant de retourner bosser. C’est prévu au programme...
Allez découvrir ces salles, leur philosophie, leur programme :
La Gueule Noire : http://www.lagueulenoire.org/
La Girafe Ronde : http://lagiraferonde.fr/
Les Hauts Parleurs : http://leshautsparleurs.com/
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