Nick Drake : le magicien n’est plus seul

En trois albums d’exception célébrés sur le tard, le génie anglais trop tôt disparu a ouvert à la musique folk des horizons qu’on n’a toujours pas fini d’explorer.

Depuis quelques années, le nom de Nick Drake est sur toutes les lèvres. Panthifié par la presse spécialisée, admiré par des artistes d’horizons aussi différents que Radiohead et Beth Gibbons (d’où le titre Drake sur Out Of Season  ?), Animal Collective et Dominique A, il est désormais reconnu comme une influence majeure sur la musique de ces 10 dernières années, en particulier sur tout le folk américain, de Beck (sur son magnifique Sea Change) à Devendra Banhart en passant par Elliott Smith. Même Tom Barman, leader de dEUS, a repris 2 de ses classiques sur son album live acoustique.

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Nick Drake - Five Leaves Left (lien amazon)

En 1969, le jeune anglais, alors âgé d’à peine 21 ans, sort de nulle part avec un des premiers albums les plus marquants jamais réalisés, Five Leaves Left, qui demeurera son chef-d’oeuvre. "Plus que cinq départs", clin d’oeil à une inscription sur les paquets anglais de feuilles à rouler et jeu de mots sur les neuf vies attribuées au chat... plus que cinq déceptions amoureuses possibles à supporter ?... avant la mort ? A chacun d’imaginer ce qu’il veut, mais ça paraît plausible dès le premier morceau, Time Has Told Me, où s’impose déjà la voix d’exception du jeune songwriter surdoué, ses compositions et son jeu de guitare acoustique extraterrestres, et surtout la magie d’un sens mélodique jamais égalé. Une sagesse millénaire irradie de chaque mot, maturité que reflète tout autant la musique de l’anglais, d’une pureté céleste. Vient ensuite River Man, aujourd’hui classique folk entre tous, que chacun rêve de reprendre sans oser s’y frotter tellement la chanson est parfaite. Comme d’ailleurs chacune des perles enfilées à la suite sur cet album, des bouleversantes complaintes Way To Blue, Day Is Done, aux arrangements à pleurer, et Fruit Tree et sa mélancolie du temps qui passe, ne réservant aux malchanceux que d’éphémères moments de grâce auxquels il passeront leur vie à se raccrocher, jusqu’aux enchanteurs et apaisants Thoughts Of Mary Jane, Man In A Shed et Saturday Sun, capables de soigner au moins momentanément les blessures les plus profondes de leurs auditeurs les plus attentifs et passionnés.

Meilleure preuve du niveau d’excellence rarement atteint de ce coup d’essai en forme de coup de maître, la chanson Magic, pourtant chef-d’oeuvre absolu qui vient carrément débouter le grand Scott Walker de son trône de roi de la pop baroque, se trouve reléguée en face-B !... sans doute pour une question de léger décalage de style qui aurait pu nuire à l’équilibre harmonique d’un album à la construction parfaite . Dans cette chanson bouleversante en forme de profession de foi, Nick Drake passe de la candeur la plus enchanteresse au désespoir le plus profond en l’espace d’un refrain où il chante qu’il était fait pour aimer la magie, mais que tout le monde a perdu cette magie il y a déjà bien longtemps... La folle et généreuse ambition de Nick Drake aura été d’essayer à sa manière de réenchanter ce monde éteint, qui malheureusement resta de son vivant totalement hermétique à la magie dont il ne cessa pourtant de faire preuve.

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Nick Drake - Bryter Layter (lien amazon)

Car dès l’année suivante, c’est la beauté chamarrée de Bryter Layter qui vient chambouler le paysage musical de ce début de décennie 70. Un album toujours qualifiable de folk, mais où cuivres et instruments à vents viennent rejoindre les cordes pour donner lieu à des arrangements complexes, tantôt jazzy, tantôt soul, mais toujours au service des mélodies de ces chansons à la fois mélancoliques et enchanteresses. De l’étrange At The Chime Of A City Clock, entraînant mais hanté, au magnifique One Of These Things First en passant par les joyeux Hazey Jane I et II, le chant moins posé de Nick Drake, et un son moins travaillé donnent le sentiment qu’il est plus abordable, plus fragile.

Et de fait, si l’album pert en pureté (malgré la pure beauté de l’instrumental d’ouverture et de son pendant de clotûre, troublant de désespoir), il n’en demeure pas moins touchant que son illustre et inatteignable prédécesseur.

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Nick Drake - Pink Moon (lien amazon)

En 1972, nouveau virage, mais vers l’épure complète cette fois, avec Pink Moon. Guitare acoustique et soupçon de piano (toutefois bien moins présent que sur Five Leaves Left et Bryter Layter) pour un album de folk parfois bluesy aux mélodies inoubliables, alternant chansons et instrumentaux. Les amoureux de Radiohead pourront s’amuser à écouter Parasite, puis Subterranean Homesick Alien sur OK Computer , et Horn, puis Hunting Bears sur Amnesiac. Et comprendre comment le génie de Nick Drake, par la magie céleste de ses mélodies bien plus que par la science des arrangements qu’il déployait sur ses chefs-d’oeuvre précédents, est appelé à continuer d’irradier sans fin des générations de songwriters autant que de bidouilleurs électroniques. Un exemple parfait sur cet album : Things Behind The Sun, l’un des morceaux les plus bouleversants jamais composés par l’anglais (donc jamais composés tout court...), parfaitement direct et limpide, et pourtant totalement hors de portée.

Pink Moon, album doux amer, se termine néanmoins sur un From The Morning ouvert sur un futur plein de possibilités. Et pourtant...

Deux ans plus tard, celui à qui un choeur féminin chantait sur Bryter Layter « Oh poor boy, so sorry for himself, oh poor boy, so worried for his health » disparaît sans faire de vagues, d’une overdose de médicaments. Il avait seulement 26 ans.


Articles - 06.05.2006 par RabbitInYourHeadlights
... et plus si affinités ...
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