Adieu Steve Albini

Héros du rock indé mais pas seulement, Steve Albini s’est éteint le 7 mai dernier à 61 ans. Depuis, les hommages sur la toile comme ailleurs se sont multipliés à juste titre et de notre côté on a pris notre temps, ou mis le temps c’est selon, pour revenir sur notre rapport personnel en tant qu’auditeurs (ou musicien pour notre invité Bruno De Bona) à cet ingé son (producteur ?) pas comme les autres. Pas de "discographie idéale" ni même de véritable sélection d’albums indispensables ici, il y en aurait bien trop et Wikipédia est votre ami de toute façon, mais nos impressions tout simplement, à chaud pour certaines, plus posées pour d’autres, assorties de quelques enregistrements symptomatiques de notre passion pour le bonhomme et d’une chronique du dernier opus de son groupe Shellac, sorti quelques jours à peine après sa disparition. RIP Steve...




Albini par Rabbit :


Ah Steve Albini, ses coups de gueule bien sentis sur le music business, sa méthode "less is more" qui continue d’inspirer les musiques électriques les plus DIY du monde entier, son éthique irréprochable, ses propres groupes à tendance noise rock/post-hardcore bien sûr (Shellac et surtout, me concernant, Big Black), un type tellement culte qu’il inspirait déjà de son vivant les tributes les plus improbables (cf. ici pour mon favori)... Que dire qui n’ait pas déjà été dit, sans vanter à nouveau son travail de "producteur" (une étiquette qu’il refusait à juste titre, lui préférant celle, plus modeste, d’ingénieur du son) sur quelques-uns de mes disques de chevet, mentionnés pour certains dans nombre d’hommages, du Surfer Rosa des Pixies à The Centre Cannot Hold de Ben Frost (l’une de ses rares incursions dans l’électronique) en passant par le Yanqui U.X.O. de GY !BE, toute la disco de Nina Nastasia ou Scout Niblett (dont mon album préféré étrangement est l’un des deux seuls qu’il n’a pas produits, bien qu’il en ait assurément retenu les leçons), la grande époque de Low (Secret Name et Things We Lost in the Fire en tête, période rêche et minimale non sans quelques enluminures du plus bel effet) ou encore du côté d’un jazz amplifié avec Fire ! ou Motorpsycho ?


J’ai donc décidé de laisser un peu le rock - ou même le jazz - de côté, et de me focaliser sur un autre chef-d’oeuvre, pierre angulaire même pour tout un pan de l’ambient à guitares moderne, célébré à juste titre par les amateurs du genre sans forcément que soit prêtée grande attention à la présence d’Albini, décidemment des plus polyvalents, aux manettes : le Fixed::Context de Labradford. Surprenant de la part d’un groupe qui avait davantage louvoyé par le passé aux abords du post-rock, de faire appel à Albini pour son disque le plus atmosphérique, le plus contemplatif et épuré... et pourtant, à l’écoute de cet ultime album du projet de Mark Nelson (Pan•American) et Robert Donne (Aix Em Klemm), l’apport du Chicagoan d’adoption est évident : pour la résonance de ces drums dans le background de Twenty, le minimalisme contrasté du ballet des guitares sur Up To Pizmo, le hiss organique et lo-fi à la fin de David ou encore cette vibration basse particulièrement physique sur Wien. De là à imaginer qu’Albini, pourtant plus réputé pour son influence sur le rock versant noisy, aurait contribué à forger le son d’un genre musical tout entier auquel il resta pourtant étranger par la suite, il n’y aurait qu’un pas... c’est dire encore une fois son importance dans l’Histoire de la musique, tout simplement.



Albini par Bruno De Bona (A Lucky Pilot, Lust) :


J’ai eu la chance d’enregistrer avec mon groupe Lust un album il y a presque 20 ans avec Steve Albini.
Tout a commencé fin 2003, début 2004, nous avions assez de titres pour enregistrer notre second album et nous voulions sortir un peu de notre belle ville de Besançon et faire cela dans un studio d’enregistrement plus renommé, nous avions donc fait une liste de studios en France en nous rendant vite compte qu’il fallait avoir un budget assez énorme pour pouvoir y enregistrer, de plus, nous n’avions l’aide d’aucun label pour financer l’enregistrement.
À la même époque nous faisions la connaissance d’un ancien assistant ingé son français de l’Electrical Audio, Lionel Darenne, qui nous a poussés à tenter notre chance et à contacter le studio.
Nous étions déjà tous très fans et très influencés par la musique et les productions de Steve Albini, mais nous ne pensions pas qu’il serait si facile de rentrer en contact avec lui.
Tout s’est passé un soir où nous avons décroché notre téléphone et après avoir frénétiquement composé le numéro du studio nous sommes tombés directement sur lui ! Avec notre anglais approximatif nous lui avons exprimé notre souhait d’enregistrer à l’Electrical, ce premier contact fut rapide et positif, je me rappelle encore de l’état d’excitation dans lequel nous étions à la fin du phone call.
Après l’envoi de notre démo nous n’avons par contre plus eu de nouvelles pendant un moment et avons commencé à nous inquiéter (avec le recul je pense que c’était une façon de tester la motivation de notre groupe) mais au final nous avons eu la confirmation que nous le ferions fin octobre/début novembre 2004 dans le studio B (un peu moins onéreux que le studio A et quasiment moitié moins cher qu’un gros studio parisien).


Je me souviens à notre arrivée au studio d’avoir été un peu intimidé par ma première rencontre avec lui, mais il a su tout de suite nous mettre à l’aise en nous proposant d’enregistrer finalement dans le studio A. Sa minutie sur le placement des micros, l’acoustique des pièces, le matos à disposition, les conditions étaient optimales et la première fois que nous avons entendu ce son de batterie Albini-esque sortir des enceintes de la control room, nous étions aux anges.
Il ne donnait généralement pas son opinion sur les compos mais il avait quand même une façon subtile de nous faire comprendre que tel ou tel plan devait être conservé ou supprimé, nous avions par exemple sur un de nos titres une sorte de solo/percée mélodique un peu tendancieuse et nous n’étions pas sûrs de la garder, en lui demandant conseil, il nous a répondu : "c’est votre choix, si vous décidez de la conserver, je ne m’y opposerai pas... c’est vrai que c’est intéressant, ça sonne comme un solo de Whitesnake", dès qu’il nous a dit cela nous savions que nous devions la supprimer !
Le 2 novembre 2004, le dernier jour de notre présence au studio, nous apprenions l’élection de Georges W. Bush Jr pour son second mandat, Steve était à la fois triste et furieux, il s’est excusé de ne pouvoir nous saluer pour notre départ, nous sommes rentrés en France avec des souvenirs qui resteront à jamais gravés dans nos mémoires.
Je dédie ce texte à mes acolytes de Lust, Ben, Yaya et Yann ainsi qu’à Lionel et Cyrille "Gros".

* Requiescat Steven Frank Albini *



Albini par Elnorton :


J’aime de nombreux albums produits par Steve Albini. Forcément, une quantité non négligeable d’artistes de chevet ayant eu recours à ses services. Pourtant, malgré le respect que j’ai pour la carrière et les positionnements de Steve Albini, je n’ai jamais cherché à creuser son (grand-)oeuvre en long et en large. Sans doute car ses incursions de l’autre côté du studio, avec Shellac par exemple, m’ont plu sans m’inciter à me réveiller la nuit.
Néanmoins, la mort d’Albini, aussi soudaine, ça fout un coup. De In Utero (Nirvana), découvert gamin, à Yanqui U.X.O. (Godspeed You ! Black Emperor), disque de chevet, en passant par Rid of Me (PJ Harvey), Tweez (Slint) ou Axes (Electrelane), l’Américain a apporté sa patte "less is more" à bien des albums majuscules. Et pourtant, à l’exception de Yanqui U.X.O., il est rare qu’Albini ait contribué à l’album que je considère comme le sommet du groupe. Rien de personnel, sans doute ne suis-je pas la cible de ce dépouillement abrasif. En faisant mes recherches, j’ai lu qu’il avait contribué au The Fragile de Nine Inch Nails, sans parvenir à réunir assez de sources fiables pour le confirmer. J’aurais aimé que ce soit le cas, ce disque étant mon favori de Trent Reznor, mais ce dernier ayant tenu des propos très négatifs vis-à-vis d’Albini, cela serait assez curieux.


En matière de propos négatifs, mon choix est assez paradoxal puisque l’album que je retiens le plus, au final (à l’exception de Yanqui U.X.O., je l’ai dit), c’est le Surfer Rosa des Pixies tandis que, à l’issue de son enregistrement, Albini avait indiqué : "Leur empressement à se laisser guider par leur maison de disques et leur manager est sans égale. Je n’ai jamais vu quatre vaches plus impatientes d’être tirées par les naseaux". Plus tard, l’ingénieur du son s’excusera et dira ne pas s’être rendu compte de l’importance qu’auront eu les Pixies. Et comment. Outre le mastodonte Where Is My Mind, l’énergie des Pixies apparaît plus brute que jamais, l’enregistrement quasi-live à l’image de l’interlude You Fuckin’ Die, qu’Albini aura eu l’idée de capter, et ces réverbérations massives qui influenceront plusieurs courants lors de la décennie suivante, du grunge au shoegaze. Bref, avec cet album sorti aux Etats-Unis en 1988, deux mois avant ma naissance, Steve Albini a contribué à dessiner un cap : celui des musiques indie rock alternatives que j’aime. Et tant pis si je ne suis pas le plus grand client de sa philosophie musicale.



Albini par Riton :


Longtemps avant le musicien, c’est avant tout (et comme beaucoup d’entre nous) avec la casquette d’ingénieur du son, façonneur de dingueries auditives à l’exigence légendaire, que je découvris l’homme. En guise de premier disque de chevet estampillé Albini : le fameux A Sun That Never Sets de Neurosis sorti en 2001 venait me donner un aperçu du talent de cet équipier de l’ombre capable de faire résonner une batterie (cette caisse claire !) et des guitares jusque sous les poils. C’est ensuite devenu un jeu, le ‘’Où est Stevie ?’’ ou comment allier l’agréable à… l’agréable et enchaîner les écoutes toutes plus réjouissantes les unes que les autres : Dirty Three, Nina Nastasia, Scout Niblett, Shannon Wright, Melt Banana et j’en passe… puis la découverte de Rapeman, de Big Black et de Shellac (avec en point d’orgue un excellent concert à Courtrai en 2017). Et si je ne devais garder qu’un album, ce serait probablement Maximum Implosion (2018), la violente collaboration avec les Japonais de Zeni Geva, qui se présente comme une somme de tout ce que j’aime chez l’artiste.



Shellac - To All Trains par Le Crapaud :


Quand tout a été dit sur un sujet, il vaut mieux se taire ou parler d’autre chose. J’envisageais la première option jusqu’à ce que le devoir impérieux et le sens de la responsabilité du journaliste musical que je… ne suis pas du tout, me rattrape. Parler d’autre chose donc, que du défunt. De son œuvre posthume, à savoir (pour le moment c’est la seule), le dernier album de Shellac : To All Trains. Avec le grain classieux de l’argentique, la pochette réalisée par Bob Weston (le bassiste) évoque la nostalgie et le voyage. Elle plonge déjà le futur auditeur dans un univers singulier, authentique, sans concession. C’est l’univers de Shellac dans lequel la personnalité d’Albini se reflète à l’identique : brute de décoffrage.
Ce qui frappe ensuite, aux premières notes entendues de ce nouvel album, c’est qu’il pourrait s’agir du premier. Depuis le séminal At Action Park en 1994, les années ont passé, les albums se sont succédé, sans se presser (le dernier a dix ans !), 30 ans après, le son est quasiment le même. Bien sûr, des choses ont changé. Le son a gagné en puissance, il a pris de l’ampleur. Des auxiliaires techniques se sont invités, avec discrétion et parcimonie. Mais l’indifférence du trio relativement aux modes et à l’actualité le garde intact, toujours à l’os, dépouillé, radical. Une batterie raide comme une trique. Toujours rigide, presque martiale. La basse brille et gratte des riffs pas vraiment lourds, mais plutôt ossus, anguleux, pointus. Et la guitare d’Albini se pose, avec ce son, toujours le même, reconnaissable entre tous. Un son sans fard, creux, métallique sans être froid, rugueux sans être irritant, coupant sans être aiguisé. Non, c’est une lame élimée sur laquelle les riffs s’alignent et se ressemblent, glorieux, intemporels.
Manque plus que la voix. Celle d’Albini bien sûr. Déclamée, façon post-punk. Assez bavarde sur cet opus, et même étonnamment chantante sur How I Wrote How I Wrote Elastic Man. Morceau qui par ailleurs cumule les surprises avec une mélodie de basse qui joue le rôle d’hymne final, une accélération de dernière minute déroutante… Tout est là. le punk retors de Chick New Wave. Le noise rock tortueux de Tattoos. Wednesday et ses roulements de toms autoritaires qui déroulent dans la lenteur un morceau presque metal. Les caustiques et très efficaces Scrappers, Days Are Dogs et Scabby The Rat. Et le mystère d’un dernier morceau aux détours post-rock qui peu à peu se désagrège en évoquant la posture inébranlable du stoïcien devant la mort : I Don’t Fear Hell.
En rédigeant cet avis, j’ai l’impression qu’on pourrait écrire tout cela de n’importe quel album de Shellac, finalement. Et c’est normal. Plus homogène, tu meurs. Enfin, tu meurs… façon de parler. Bref, pour finir, s’il fallait n’utiliser qu’un mot pour cerner le travail du son qui caractérise ce groupe (grâce à Steve Albini en particulier, mais aussi Bob Weston, pour le master) c’est le mot « texture ». Shellac, c’est une texture, comme si on pouvait le sentir sur la pulpe du doigt. Comme une étoffe de laine rêche sur le corps, la peau ridée d’un agrume sur la langue, la rugosité d’un crépis sur la joue ! Shellac, cela ne s’écoute pas, ça se sent, ça se prend dans la gueule, ça se touche. Une musique qui touche, tout simplement.


Articles - 17.07.2024 par La rédaction
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