Tir groupé : ils sont passés sur nos platines (23/03 - 5/04/2020)
Le dimanche après-midi sur IRM, une sélection d’albums récents écoutés par un ou plusieurs membres de l’équipe, avec du son et quelques impressions à chaud. Car si l’on a jamais assez de temps ou de motivation pour chroniquer à proprement parler toutes les sorties qu’on ingurgite quotidiennement, nombre d’entre elles n’en méritent pas moins un avis succinct ou une petite mise en avant.
On reprend doucement nos bonnes habitudes en profitant du temps qui nous est si gentiment accordé par les instances sanitaires (sic), avec cette sélection de sorties du début d’année aux accointances diverses, variées mais surtout libertaires.
Emilie Zoé & Christian Garcia-Gaucher - Pigeons : Soundtrack for the Birds on the Treetops Watching the Movie of our Lives (3/04/2020 - Hummus Records)
Rabbit : Elle en avait parlé (en concert), on en a rêvé, elle l’a fait ! Le successeur de The Very Start est donc un hommage au film Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l’existence du Suédois Roy Andersson, petit maître de la satire existentielle absurde et plombée. Il était temps, Emilie Zoé commençait à nous manquer et quel plaisir de retrouver dès l’entame de cette BO alternative coréalisée (et chantée en duo) par le compositeur et metteur en scène Christian Garcia-Gaucher, d’un quart de siècle son aîné, le tourmenté The Grand Scheme, bijou déjà classique des setlists de la Suissesse. Entre intensité dépouillée (The Painter, The Good Life) et chansons plus folk à deux voix (Next Time, People, Lotta), il y a quelque chose de feu Sparklehorse sur ce disque un brin trop court et donc frustrant mais qui recèle plus d’une merveille, à commencer par le désespéré We Age (Wars), qui délaisse joliment la guitare au profit d’un orgue lancinant et d’une boîte à rythme martiale à la mesure de son titre.
Le Crapaud : C’est vrai que depuis The Very Start, la pop lo-fi d’Emilie Zoé nous manquait. L’artiste suisse n’a pourtant pas chômé depuis la fin d’année 2018 puisqu’elle a multiplié les tournées et beaucoup de gens ont eu la chance d’assister à ses prestations intenses et habitées. Et c’est d’ailleurs lors d’une invitation à un festival de cinéma décalé que ce projet de BO a émergé. D’abord prévue pour un ciné-concert, cette bande-son a muri pour devenir un véritable album, à la hauteur du précédent. Des chansons toujours aussi sombres, une orchestration dépouillée, quelques accords de guitares, point de trop, quelques notes d’un clavier cheap, quelques rythmiques éparses au son industriel... c’est une musique pauvre matériellement et pourtant si riche dans son authenticité, sa chaleur, avec toujours cette énergie contenue qui lui donne la force d’une bombe. On reconnait dès le premier thème les mélodies tristes et attachantes d’Emilie Zoé. Accompagnée par la voix rauque de Christian Garcia-Gaucher, plus qu’à Sparklehorse c’est au ténébreux Matt Elliott (auteur d’un nouvel album somptueux en mars) que cette musique me fait penser. Quant au dernier titre, The Good Life, on le croirait tout droit sorti d’un album de David Lynch ! Une musique existentielle pour un solipsisme noir. Haut les cœurs ! Et vive les pigeons !
Sufjan Stevens - Aporia (24/03/2020 - Asthmatic Kitty Records)
Elnorton : Sufjan Stevens aime beaucoup son beau-père, au point d’avoir fondé avec lui le label Asthmatic Kitty et de lui avoir dédié - ainsi qu’à sa mère - l’album Carrie & Lowell. Il l’apprécie donc énormément, mais pas au point de lui réserver ses meilleures compositions. Aporia, collaboration new age entre l’Américain et son beau-père, permet à de (trop rares mais) très beaux moments tels que The Runaround et ses sublimes envolées graciles de côtoyer des passages assez insignifiants. Ce patchwork sonore de 21 morceaux concis ronronne trop souvent, Sufjan Stevens préférant ici les ambiances aux géniales mélodies qu’il a pourtant l’habitude de composer aisément. Mignon mais peu consistant.
Le Crapaud : Tout à fait d’accord avec cette critique. Sous les atours pompeux d’une ambiant intellectuello-vintage gavée de références aux concepts fondamentaux de la sagesse antique (Ousia, Agathon, Ataraxia, Eudaimonia, etc.) se cachent en fait des mélodies New Age en toc, qui amènent bien peu à la méditation rationnelle (tel que le titre de l’album le laissait entendre) et bien plus à la surface d’un rêve en plastique. On a trop souvent l’impression d’écouter la bande-son d’une soirée retro-gaming pour quadra (confinés ?), ce qui n’est pas désagréable, mais ne laisse pas de souvenir impérissable pour sa qualité musicale. Je suis d’accord pour dire que seul The Runaround (d’ailleurs très différent du reste) tire son épingle du jeu. Finalement, cet album porte bien son nom : l’aporia, en grec, est l’impasse devant laquelle on se trouve après avoir mûrement réfléchi un problème. M. Sufjan Stevens, revenez, ce chemin est sans issue !
Rabbit : Je ne vais pas (trop) contredire mes compères, sachant que Sufjan Stevens ne me fait plus d’effet depuis au moins 10 ans et l’EP All Delighted People, dernier coup d’éclat à mon sens d’une discographie qui, à l’instar de celle de Kanye West, n’a jamais autant emballé grand public et critiques que depuis qu’elle érige pompeusement une ambition de mélange des genres anti-naturelle au possible en cache-misère racoleur d’une inspiration aux abonnés absents. Cette fois donc, l’ex magicien de la folk baroque s’attaque à l’ambient et forcément, entre lyrisme pour hipsters, futurisme ultra-cliché et quelques passables rêveries pastichant l’univers de bien des musiciens moins connus, cette série de vignettes à synthés rentre par une oreille et ressort aussitôt par l’autre. Je n’aurai quant à moi guère plus d’indulgence pour The Runaround, plein de ces boursoufflures tape-à-l’œil avec lesquelles les faiseurs de mode confondent aujourd’hui - faute de vraiment s’y intéresser - la musique expérimentale.
Sillon Fermé - π (pi) (13/02/2020 - autoproduction)
Rabbit : Ode à la boucle, au vinyle qui tourne sur lui-même, à la circularité mathématique qui donne peut-être à l’existence elle-même ses schémas, aussi imprévisibles puissent-ils paraître à l’œil non avisé (c’était en tout cas le propos de Pi, le film culte d’Aronofsky), ce projet formé autour du rappeur Noventa est surtout un formidable laboratoire de poésie des sonorités, sonorités des mots du spoken word improvisé par ce dernier et par sa Folle Alliée (qui interprète notamment, en arabe, le superbe et mystique Your Mom), sonorités des chœurs capiteux et sonorités fantasmagoriques avant l’heure des loops de musique concrète de Pierre Schaeffer, grand-père du sampling dont les travaux texturés servent ici d’assise à des morceaux zébrés de guitare noise (Sherzo, Dynamique). Il n’y a plus grand chose de hip-hop sur ce disque, un peu comme chez Programme, et Arnaud Michniak à l’époque, l’expérimentation prend le dessus dans une abstraction intrigante sans pour autant tomber dans l’abscons, où le verbe sonne tout en faisant sens dans l’existentiel (Qui voyez-vous ?), le vertige de la passion (La fin du monde) et la confusion des sentiments (Ame Hourdie) pour peu de creuser un peu sous la surface des allitérations.
The Guru Guru - Point Fingers (31/01/2020 - Luik Music)
Baron Nichts : Nouvelle référence de Grabuge Records, label formé l’année dernière par Lysistrata, également listé chez Luik Records, The Guru Guru marque des points avec la sortie de son second album Point Fingers. Pas vraiment grunge et noise malgré des instruments crasseux, ni math-rock malgré quelques césures rythmiques efficientes et encore moins pop malgré des structurations simples, Point Fingers s’avère à la croisée des chemins sans vraiment vouloir en choisir un. C’est là tout le génie malicieux de The Guru Guru, capable de produire un LP aussi accessible que foisonnant.
Rabbit : Ce nouvel album des Belges est effectivement d’une belle efficacité, peut-être moins matheux et plus franc du collier à coups de gros fuzz qui éclabousse mais ne tache pas ! Toujours ces mélodies pop parfois assez irrésistibles (Chramer) qui se frottent aux changements de tempo brutaux et autres contrepieds guitaristiques malicieux, mais cette fois c’est bien dans l’indie rock canal historique que The Guru Guru fait ouvertement trempette avec quelques titres aux riffs plus classiques et aux mélodies plus carrées qui n’enlèvent rien pour autant à la belle énergie du quintette.
The OST - The OST (18/02/2020 - autoproduction)
Elnorton : Les bons filons s’échangent volontiers dans les couloirs de la rédaction et c’est au lapin que je dois la découverte de The OST, sans être pour l’heure en mesure de déterminer qui se cache derrière ce projet, son (ou ses) auteur(s) faisant preuve d’une grande discrétion à ce sujet, ne laissant filtrer pour seule information que son (leur ?) origine britannique.
Dès le Where Is It initial, l’influence d’autres musiciens du royaume apparaît de manière évidente. Trop ? Peut-être, mais rien de rédhibitoire tant The OST s’approprie les nappes sonores façon Boards of Canada - puisqu’il s’agit d’eux, le titre Buckie High apparaissant d’ailleurs étonnamment sur la page Youtube de l’artiste - avec suffisamment de personnalité pour se projeter vers d’autres structures émotionnelles.
Two Steps To The Left ou 1972 auraient donc pu figurer sur Music Has The Right To Children, mais c’est également l’ombre d’un ancien membre du combo écossais, en l’occurrence Christ., qui apparaît sur Circa 1984, Tempst ou Degrade, autant de titres plus abstraits et teintées d’une mélancolie plus crépusculaire. On ne peut que vous recommander de poser une oreille sur ce projet encore très confidentiel, mais qui apparaît comme l’un des plus dignes représentants du lourd héritage de trois membres fondateurs de Boards of Canada.
Rabbit : Pas grand chose de plus à vous dire concernant cette fort belle découverte dont les pianotages psyché de synthés analogiques, sur des morceaux tels que Tempst ou Degrade, m’évoquent également davantage les rêveries rétro-futuristes du toujours bien trop sous-estimé Christ. que celles, plus subconscientes, de son ancien groupe dont The OST retrouve néanmoins les atmosphères hantologiques et l’influence hip-hop plus marquée des débuts. Entre les accents industriels de The Undoing, la drum’n’bass de souvenir d’écolier d’Everything ou les gimmicks presque Madchester du bien-nommé Circa 1984, on sent pourtant que celui ou celle qui se cache dernière ce mystérieux pseudonyme a grandi avec la beat music anglaise autant qu’avec les fantasmagories nostalgiques de BoC, ce qui allié à une sincérité palpable de bout en bout lui permet d’éviter brillamment le piège du pastiche, du revival sans âme ou du simple tribute.
OOIOO - nijimusi (17/01/2020 - Thrill Jockey)
Rabbit : Difficile de passer après l’énorme Gamel et ses transes polyrythmiques et psyché qui détournaient les sonorités mystiques du gamelan dans une grand-messe régressive et barrée. Guitare wah-wah, basse rondelette et batterie en liberté dominent ainsi ce nijimusi au psychédélisme tout aussi free mais plus rétro, moins surprenant. L’ensemble n’en est pas moins de fort belle tenue, et culmine tardivement, après le décollage space-rock du métamorphe walk for "345" minutes, while saying "Ah Yeah !" with a "Mountain Book" in one hand, until a shower of light pours down, sur un final ébouriffant, ce kawasemi Ah tendu et hypnotique à souhait. Grand moment de groove épuré aux subtiles variations de motifs sur fond d’atmosphère enfumée aux incursions cuivrées, cet hymne improbable entre krautrock, blaxploitation et soundtrack d’animé japonais, moins répétitif qu’il n’y paraît, fait montre d’une économie de moyens qui n’empêche pas de dodeliner de la tête en tapant du pied comme sur un bon vieux Beck circa Odelay.
Robin Foster - Electronic Postcards From The Dark Side Vol.2 (20/03/2020 - autoproduction)
Elnorton : Alors qu’il n’avait rien publié l’an passé, Robin Foster se montre plus productif en 2020, lui qui avait déjà partagé l’EP Kerbonn Shogun en janvier dernier. Le second volet de ces Electronic Postcards From The Dark Side, deux ans et demi après le premier, n’était pas destiné à paraître si tôt mais, en bon samaritain, le Camarétois d’adoption a offert un certain réconfort auditif à ceux qui suivent de près sa discographie.
Si l’ensemble ne révolutionne pas son style désormais bien reconnaissable, ces neuf compositions instrumentales prennent leur ancrage dans la veine la plus cinématographique du Britannique. Denses, les guitares et nappes oniriques (Neu ! Man, We Are Dust) voire mélancoliques (S U S P E C T) sont à peine soutenues par quelques rythmiques minimalistes et confèrent au disque un caractère aussi libertaire qu’aérien dont nous avons particulièrement besoin en ces temps verrouillés.
Rabbit : L’opus précédent m’avait agréablement surpris avec des beats électroniques et synthés plus présents qui renouvelaient joliment, sans pour autant s’aventurer trop loin dans ce côté obscur évoqué par le titre, l’univers du Breton d’adoption. Ce n’est malheureusement pas vraiment le cas de ce volume 2, qui malgré un clin d’œil appréciable à Neu ! renoue peu à peu, au fil des morceaux, avec un post-rock plus classique aux penchants contemplatifs, qui manque un peu de relief et de puissance pour vraiment embarquer.
Grim Moses x Beatahoe - Drugas Lordini EP (1/01/2020 - autoproduction)
Rabbit : De retour ces jours-ci en mode régression schizo de confiné sur ce nouveau long-format du projet janusien et un peu pété (mais juste ce qu’il faut) de l’excellent Boxguts, on avait déjà pu croiser l’Américain exilé au Québec à la production de son prédécesseur ou encore de ce très bon petit EP du même New-Yorkais. De l’angoissant Lord of the Vibe au sépulcral Black Magic Retro en passant par le gothique King Air avec son gimmick de basse rampant à la Company Flow, le soundtrack d’horreur morriconien d’Ochoas sent a Heroe ou le déliquescent Golden Crown of the Unholy, on retrouve ici le goût de Beatahoe pour les productions dystopiques et heurtées à la Def Jux et c’est un autre MC au flow rugueux qui s’en fait le porte-voix, un certain Grim Moses qui entre deux samples évoquant la dimension politique du trafic de stupéfiants, incarne Lordini, baron de la drogue symbolisant la corruption et le chaos qu’elle répand comme une traînée de poudre des campagnes colombiennes aux cartels mexicains jusqu’aux plus hauts échelons de la société américaine.
Arbouretum - Let It All In (20/03/2020 - Thrill Jockey)
Rabbit : Autant la sauce n’avait pas pris, pour moi, sur l’album précédent, trop doucereux, autant le combo de Baltimore renoue ici avec ce qu’il sait faire de mieux, ce folk-rock à l’ancienne délicatement psychédélique aux mélodies taillées dans le rock, dès le parfait How Deep It Goes qui n’est pas sans évoquer la grande époque de Midlake. Ni vraiment dans l’atmosphère, ni complètement dans l’efficacité, le romantisme des pensionnaires de Thrill Jockey y retrouve une sorte d’équilibre perdu, à l’image de ce Headwaters II qui pourrait s’avérer parfaitement dégueulasse avec ces riffs alambiquées et le lyrisme de Dave Heumann au chant, sauf que tout y est retenu, épuré, parfaitement contenu et dosé, la mixture - qui doit également beaucoup au country rock classieux et habité de The Band (High Water Song) - laissant même place au moment opportun à une vraie petite odyssée psyché, ce morceau-titre de 12 minutes au crescendo fuzzy à souhait.
Adrian Younge & Ali Shaheed Muhammad - Jazz is Dead 001 EP (20/03/2020 - Jazz is Dead)
Le Crapaud : Depuis son excellente collaboration avec Ghostface Killah en 2013, on n’arrête plus Adrian Younge. Le producteur de Los Angeles multiplie les coopérations, toutes aussi prestigieuses les unes que les autres. Cet EP justement, apparemment premier d’une série qu’on espère longue, met ironiquement en lumière (déterre ?) des grands musiciens de jazz ou des ténors de la soul : Roy Ayers, Brian Jackson, Gary Bartz, et bien d’autres. Orchestré avec le DJ Ali Shaheed Muhammad, de A Tribe Called Quest, ces 8 titres sont 8 perles groovy, au son impeccable et à la classe incontestable. Les deux compères sortent en même temps une bande-son suave et psychédélique qui sera sûrement dans notre top du mois de mars. Décidément, nous avons là affaire à des musiciens incontournables du moment !
Rabbit : Comblé par la suite sus-mentionnée de leur géniale BO de la série Luke Cage, le fameux Run This Town dont on reparlera effectivement bientôt, c’est avec tout autant de plaisir que je découvre ce nouveau projet des Californiens qui s’inscrit quant à lui dans la continuité de leur avatar orchestral The Midnight Hour : invités au chant et aux arrangements, hommage à l’esprit du jazz des 70s et volonté de rénover un genre tombé pour beaucoup en désuétude, hormis bien sûr dans ses sphères les plus expérimentales et mélangeuses. Plutôt que de ces dernières, c’est de la nébuleuse Heliocentrics que se rapprochent en partie ici les deux producteurs, par l’entremise peut-être d’une passion commune pour David Axelrod qui du groove à la dimension cinématographique (Hey Lover), n’a pas tout à fait déserté, dans un cas comme dans l’autre, au moment de passer du tout instrumental à l’alternance de chansons et d’instrus. Un très bel EP, qui explore beaucoup en l’espace d’une poignée de titres, du jazz fusion (Distant Mode, Conexão) à la soul luxuriante de Curtis Mayfield (Jazz Is Dead), en passant par l’héritage du tropicalisme et de la bossa nova (Apocalíptico, et Não Saia Da Praça avec Marcos Valle) ou celui du grand Gil Scott-Heron (Nancy Wilson, avec le flûtiste emblématique de ce dernier, Brian Jackson).
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