Luggage - Shift
Un disque inscrit dans son territoire. Un disque tout pelé mais extrêmement dense. Un disque minimaliste qui renferme un maelström d’émotions. Shift de Luggage est en tout point remarquable.
1. Cam
2. Shift
3. Rain
4. Every Day
5. Blurred
6. Watching
7. July
8. Rest
Shift est le troisième album de Luggage. Il s’inscrit tout entier dans la lignée de Three (2017) sans être complètement le même comme Three s’inscrivait dans la lignée de SUN (2016) sans être non plus complètement le même. Luggage se rapproche de plus en plus d’une forme d’épure qui décuple toujours plus l’envergure de ses morceaux : la batterie (Luca Cimarusti) tchak-poume avec précision sans jamais trop se presser, la guitare (Michael Vallera) affute ses lames de rasoir et cisaille, lacère, écorche quand la basse (Michael John Grant) fournit un parterre capitonné et extrêmement sec à même de contenir le tout. Coincée là-dedans, la voix (Michael Vallera encore) sonne de plus en plus délavée, mi-parlée mi-chantée mais plus parlée quand même. Tout est toujours plus décharné, tout est toujours plus froid, tout est toujours plus lent et le groupe donne l’impression de vouloir araser ses reliefs pour ne garder qu’une morne plaine.
Le paysage campé par Shift est ainsi extrêmement répétitif. Dans ces conditions, la moindre micro-variation est tout de suite mise en exergue et procure un effet bœuf, excluant définitivement la monotonie de l’équation. Il ne décline qu’une seule couleur, le gris, mais en explore toutes les nuances : gris fumée, plomb, poussière, muraille, gris brouillard, bruine, brume, cyclone et même nuage. La palette est infinie et tout entière contenue dans Shift ce qui en fait tout de même un drôle de truc. Idem du côté de ce qu’il convoque, toujours coincé entre Slint et Shellac, de plus en plus Shellac - sa clarté caractéristique, sa netteté systématique même lorsque tout devient bruyant ou déformé, la patte de l’Electrical Audio où le disque a été capté - et pour tout dire, de plus en plus Chicago. L’architecture des morceaux coïncide exactement avec celle de la ville : les longues avenues symétriques, les blocs qui grignotent lentement l’espace alentour et la possibilité de tomber sur quelque chose d’inattendu à chaque angle droit.
On se lance dans le disque en attendant que quelque chose se passe et à la fin, alors que la dernière onde s’estompe, on a bien du mal à circonscrire tout ce par quoi il nous a fait passer. Encore une fois, vraiment un drôle de truc. Comme si les morceaux dépassaient leurs limites strictes. Ils sont plats, bloqués sur une répétition forcenée mais cachent nombre d’accidents et d’à-pics furibards que l’on ne soupçonne jamais de prime abord (alors même que l’on a épuisé Three jusqu’à la moelle). L’épure cache tout simplement une belle densité et une grande profondeur, une vraie gageure pour un disque aussi pelé.
L’autre grand truc de Shift et de Luggage, c’est la neurasthénie et l’abattement qui recouvrent la moindre parcelle de musique : rien à faire, le trio à cette capacité à incurver la course de vos idées pour les rendre parallèles aux siennes. Pour autant, rien de moribond, rien de résigné. Son noise-rock ne donne pas l’impression d’être content d’être triste et de fait, il déborde d’énergie et de tension : le moindre riff, la moindre frappe, la plus petite onde sont assénés avec une telle conviction que le trio préserve systématiquement sa justesse. Rien n’est feint : ces trois là jouent ce qu’ils jouent parce qu’ils sont ce qu’ils sont et viennent d’où ils viennent.
Du coup, si on résume : plat, minimaliste, répétitif, pelé, gris, renfrogné. Pas vraiment des adjectifs taillés pour la gagne et pourtant, le disque revient sans cesse déchirer la mousse des enceintes. C’est que Luggage peut se targuer d’un talent d’écriture impressionnant. C’est bien simple, tout est sa place et tombe pile quand ça doit tomber : la répétition maintenue juste ce qu’il faut pour donner l’ampleur idoine aux mutations qui l’accompagnent et mutent elles-mêmes juste ce qu’il faut pour ne pas affaiblir le canevas d’ensemble. Le qui-vive permanent de Shift, la noirceur de jais de Blurred, la sensibilité exacerbée de Watching ou du magnifique Rest en toute fin à laquelle s’oppose la lourdeur du très mouvant July : pas un moment où l’on n’est pas scotché par ce que l’on entend. Et l’on ne s’en tient là qu’à quelques morceaux car bien entendu, tous se valent et fourmillent d’idées, de changements d’azimuts intempestifs et d’accidents bienvenus qui sont à l’origine d’une nuée de bombyx qui s’égaillent au beau milieu des tripes.
Finalement, la classieuse pochette dit tout : trois instruments cernés de noir, aucune indication, pas même le nom du groupe. Manière de dire que Luggage est tout entier contenu dans sa musique et qu’il n’est nul besoin d’en dire plus.
Grand disque.
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