Ulan Bator - En France/En Transe
Dernier album du bateau ivre Ulan Bator, En France/En Transe réussit à cristalliser tous les visages et toute la détermination d’un groupe qui n’a cessé d’évoluer au fil de sa très riche discographie. Urgent, incisif, intelligent et curieux, puisant ça et là dans les disques précédents, cet album revêt tous les atours du manifeste. Celui d’un rock aux accointances noise et psychédéliques extrêmement lettré, merveilleusement exécuté. Beaucoup d’idées, beaucoup de grands morceaux qu’il sera bien difficile de détailler. Comment poser des mots sur un tel torrent furieux ? Tentative.
1. TakeOff
2. We R You
3. Ah Ham
4. Colère
5. Bugarach
6. Song For The Deaf
7. Fakir
8. Jesus B.B.Q.
9. En France/En Transe
Les deux extraits balancés en avant-première annonçaient la couleur, celle d’une rupture ou plutôt d’une bifurcation. Il ne s’agissait certes que de versions alternatives mais ces rough mixes frappaient déjà par leur côté libre, abrasif et l’absence totale de voix alors que cette dernière était mise très en avant sur les dernières sorties du groupe, qu’il s’agisse de Tohu-Bohu (2010) ou de l’EP Soleils qui inaugurait alors la naissance d’un tout jeune label : Acid Cobra (2009). Non pas qu’elle ait aujourd’hui totalement disparu mais elle est en revanche enchevêtrée aux autres instruments et crache surtout des borborygmes ou alors déclame des bouts de poésie d’une manière très déshumanisée, soutenue par un tapis rythmique vibrant et disloqué (Colère). Autre nouveauté, la présence des ondes Martenot qui tapissent les circonvolutions de la plupart des morceaux, apportant souffle et spleen, qu’elles soient au premier plan ou en retrait. Dans tous les cas, impossible de ne pas être sensible à leur plainte. Et surtout, ce qui frappe, c’est l’urgence générale d’un disque qui arpente les chemins non balisés d’un free rock déchiqueté aux accents psychédéliques très marqués. Il est question de transe dans le titre, on sait très vite pourquoi…
TakeOff annonce immédiatement la couleur : une accumulation qui empile tout un tas d’instruments et une multitude d’idées de longues minutes durant. Le morceau se matérialise comme il disparaît, dans un canevas tranquille et inquiet qui voit les guitares passer insidieusement au premier plan puis se retirer alors que des crachas d’ondes et des vocalises étranges rythment sa progression. Une divagation paradoxalement très structurée qui abandonne sa peau originelle post-rock pour revêtir des habits noisy qui conduisent au final paroxystique mêlant ondes aigües, voix et rythmique dans un maelström captivant. Une entame aphone mais néanmoins bruyante qui cerne de ses contours l’absence de contours d’un disque en liberté. Pour preuve, le deuxième morceau, lui aussi très long, propose une ambiance totalement différente, tapis de batterie étouffée et étoffé d’un grouillement de bruits plus ou moins indéterminés (grésillements, pshittt d’aérosol, …) sur lequel une guitare déclame ses riffs patraques et la voix ses murmures. Au bout d’un moment, la batterie prend le contrôle et trace sa route. Là aussi, l’ensemble se révèle captivant. Et ce n’est là que le début d’une haletante pérégrination le long des méandres enchevêtrés d’un disque hypnotique. Un dédale dont les multiples branches amènent à l’une des facettes d’Ulan Bator, développées au cours des disques précédents mais sans doute jamais à ce point mêlées comme ici. Car il ne faut pas oublier que le groupe se caractérise d’abord par ses multiples changements de directions et de line-up qui, tous, le définissent. Un seul point commun : Amaury Cambuzat.
Dans l’interview qu’il nous avait accordée en 2011, on trouvait déjà dans ses propos tout ce qui fait la réussite d’En France/En Transe. Le goût pour l’éclectisme mais aussi pour la cohérence, le rejet des choses trop immédiates, l’envie de ne chanter que lorsque l’on a des choses à dire, sinon, autant se taire et ne laisser parler que les instruments. En revanche, c’est le grand retour de l’anglais (We R You), le grand retour aussi des sonorités abstraites et déglinguées et de la répétition (Ah Ham, Song For The Deaf) qui montrent d’une part que Cambuzat ne pourra jamais labourer inlassablement le même sillon et que les musiciens qu’il fédère autour de lui ne sont pas là pour faire de la simple figuration. Certes, les changements de line-up furent nombreux, mais à chaque fois, il s’agissait d’un groupe et non pas uniquement du sien. Il en résulte les interventions nombreuses des ondes Martenot mais aussi d’un grain de folie très probablement apporté par les deux transfuges de Sexy Rexy dont on retrouve les accents noise pataphysiques au détour de nombreux morceaux. Ce qu’illustre parfaitement cette pochette qui superpose et mélange les visages de Nathalie Forget, Diego Vinciarelli, Luca Andrioli et Amaury Cambuzat.
Inutile d’en chercher un qui se démarque des autres, tous sont excellents et on ne détecte aucun point mort : beaucoup d’urgence, beaucoup de variété, beaucoup de liberté. Les éclats psychédéliques aux accointances kraut de Bugarach ou de Jesus B.B.Q. en témoignent, En France/En Transe est un manifeste de rock fureteur à l’ancienne qui garde toute sa modernité. On pourrait détailler ce qui fait la singularité de ces morceaux, décrire par exemple le monologue de Nathalie Forget cerné d’arrangements abrasifs en contrepoint de la voix saturée de Cambuzat, ses cris de jouissance ou de souffrance à la fin de Jesus B.B.Q. ou essayer d’expliquer en quoi Bugarach impressionne mais l’on aurait bien du mal à leur rendre justice avec des mots. C’est que ces morceaux doivent avant tout s’écouter et que ce qui fait qu’ils touchent est assez mystérieux et doit se situer quelque part dans les limites édifiées par le quartette. On parle ici d’une alchimie à l’œuvre, de quelque chose d’impalpable qui apporte envie d’en découdre et authenticité, qui fait que l’on n’est pas en face d’une simple collection de morceaux mais d’un véritable album qui doit être écouté d’une traite et jusqu’au bout. C’est qu’il ne faut pas oublier que le disque est le fruit d’une démarche totalement indépendante, qu’une campagne crowdfunding en est à l’origine et que celle-ci a également permis de financer une tournée aux Etats-Unis. C’est qu’à se battre contre l’adversité, en particulier au sein d’une industrie musicale en mue permanente, on montre ses crocs et on s’appuie sur sa rage sans doute chevillée au tripes et que tout cela, fatalement se retrouve sur disque.
Un parcours musical aux transformations incessantes, une conjoncture qui pousse à sortir les ongles, la conjugaison de musiciens talentueux aux idées larges et à l’intransigeance inoxydable, autant de leviers qui ne pouvaient aboutir qu’à un album diversifié, mordant et sans compromis. En France/En Transe peut bien se réclamer de Can, Faust, Swans ou encore Sonic Youth – ce qui est franchement bien vu puisqu’il arpente effectivement ces sentiers-là – ce qui frappe avant tout, c’est qu’il est le produit d’une démarche et d’une vision et que s’il doit se réclamer d’une seule chose, c’est avant tout de lui-même. Une urgence communicative pour un grand disque qui ne doit rien à personne. Une telle personnalité que l’adhésion à ce grand fourre-tout totalement personnel et passionnant se fait à l’instant où affleurent les premières notes et ne nous quitte plus. Mélangeant une multitudes d’emprunts et de styles, montrant un nombre impressionnant d’idées, arpentant un relief varié qui côtoie aussi bien les sommets vertigineux que les plus profondes des crevasses, usant d’une dynamique à la mue permanente, murmurant, vociférant, criant des bouts de proses et d’onomatopées, explorant les frontières d’une totale liberté en même temps que les murs massifs d’une répétition aliénante, Ulan Bator réussit une belle équation : inonder sa musique de graines de combat pour y faire naître le flot impétueux de la vie.
En France, certes, En Transe, exactement.
Magnifique.
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