Alexander Tucker - Third Mouth
Sur Third Mouth, sixième album d’Alexander Tucker, on trouve bien plus que de la folk jouée par un Anglais. Pourtant, à bien y regarder, il s’agit bien de folk, tendance baroque et atypique, jouée par un Anglais. Mais c’est aussi de l’expérimentation chevillée aux boiseries des morceaux, des giclées synthétiques iconoclastes, du drone même. Bref, Third Mouth ne ressemble à rien d’autre, ce qui est déjà en soi une sacrée gageure, mais s’avère surtout être un disque absolument brillant.
1. A Dried Seahorse
2. The Glass Axe
3. Mullioned View
4. Window Sill
5. Andromeon
6. Amon Hen
7. Third Mouth
8. Sitting in a Bardo Pond
9. Rh
Les quelques photographies du bonhomme glanées ici et là montrent un grand échalas aux cheveux longs et à la barbe hirsute, un peu hippie, un peu doomster. Difficile de trancher. Tournons-nous donc du côté de son parcours musical pour tenter d’en savoir un peu plus : en 1990, on le croise d’abord dans Suction, un groupe de hardcore, puis derrière le micro d’Unhome où le hardcore devient post, il collabore également avec Stephen O’Malley que l’on ne présente plus ou encore avec Guapo au sein de The Stargazers Assistant entre autres projets. Voilà pour le pedigree, on s’attend donc à un disque plombé lorsqu’on le sort de sa pochette léporidée et pourtant, on se trompe. Car déjà, les rivages énervés ou métalliques sont loin derrière, Alexander Tucker est tombé dans la folk et ce depuis bien longtemps.
Mais une folk à sa manière, avec guitare acoustique, pédale de loop permettant d’empiler les boucles d’instruments et de chant, le tout habillé de distorsions et de réverbérations certes inhérentes à l’attirail moderne mais sans doute pas amalgamées à de si profondes nappes bourdonnantes et à un picking omniprésent. La folk du bonhomme est bien difficile à identifier, on reconnait bien la patte boisée du genre sus-mentionné, les accents baroques disséminés un peu partout, mais on entend aussi beaucoup d’accidents sonores, qu’ils soient électroniques ou plus organiques, enrobant les morceaux d’un brouillard aérien assez indéfinissable, le bois de leur charpente creusé de mille galeries, insufflant énormément de légèreté et de mystère à leur architecture classique en apparence. En apparence seulement.
Mais avant d’aller plus loin, on s’arrêtera sur un morceau : celui-ci prend place en troisième position et se nomme Mullioned View. Alors pourquoi ce morceau plutôt qu’un autre ? Sans doute parce qu’il illustre à merveille tout l’art singulier d’Alexander Tucker. Des cordes pincées, en boucle, un violoncelle, une voix d’abord éthérée qui s’installe progressivement au premier plan avant d’être rejointe par des chœurs discrets mais parfaits, le climax s’installe tranquillement, à la fois inquiet et lumineux, la voix, elle aussi en boucle, s’enroule sur elle-même puis s’entremêle avec les chœurs et les cordes, le morceau tourbillonne, virevolte et tout à coup, sans crier gare, il arbore un nouveau masque et passe en un souffle d’une folk boisée à un épilogue franchement expérimental, la mélodie cède la place à un bourdonnement électronique comme si les boucles froides avaient eu raison du morceau.
Voilà qui n’est pas banal.
Mais de toutes les façons, rien ne l’est dans ce disque.
Folk et pop à la fois mais aussi, et surtout, franchement porté sur l’avant-garde et le mélange des genres, Third Mouth présente également de forts accents psychédéliques, voire mystiques et drone. À l’image de son prédécesseur, Dorwytch, sorti il y a tout juste douze mois, lui aussi sur Thrill Jockey, cette folk est bien trop moderne pour se contenter de n’être que traditionnelle. Et d’ailleurs, s’agit-il de folk ? Rien n’est moins sûr et on le sait, on aura bien du mal à lui coller la moindre étiquette. Tant mieux.
Et passer d’un A Dried Seahorse introductif, simple et organique au drone pourtant bien présent derrière le bois de la guitare, à The Glass Axe à la profondeur instrumentale importante et aux voix travaillées encore et encore, montrant quelques aspects progressifs mais ne tombant jamais dans des velléités masturbatoires – tout est trop sec et près de l’os pour tomber dans ce piège-là – permet également de pointer la grande variété de l’ensemble. Les morceaux sont simplement complexes, non pas dans leurs arrangements, mais dans leur architecture comme s’ils courraient plusieurs lièvres en même temps : des enluminures en surface et des accents moins évidents en-dessous sans pour autant sacrifier la mélodie sur l’autel de l’expérimentation. Et réciproquement. Et c’est-là que le disque fait très fort : il est à la fois accueillant et exigeant.
Plus loin, Amon Hen, façon fanfare slave en goguette au pays de Krishna, continue à brouiller les pistes. Et on sent bien à quel point il sera difficile de ne pas détailler chaque morceau par le menu, combien il sera difficile de ne pas s’arrêter à Sitting In A Bardo Pond qui porte si bien son nom pour peu que l’on soit familier du psychédélisme plombé de ces derniers ou encore sur ce Rh final à la fois électronique et modal, lo-fi et travaillé, aux wah-wah d’un harmonium synthétique très prenants qui vient clore idéalement Third Mouth. Le tout habillé de field recordings glanés dans la lande et sur la grève, car le disque est également très naturel et illustre parfaitement des paysages sonores imaginaires, guitare et feu de bois, le vent dans les cheveux, les cheveux dans les yeux même si quelque chose cloche, du fait des multiples sorties de route ménagées un peu partout par les drones sombres qui habitent les profondeurs de chacun de ces morceaux. Guitare et feu de bois mais avec l’océan bien noir qui gronde à deux pas de là sous la lune blafarde. Le disque aime les contrastes, et s’il accorde les mélodies à l’expérimentation, il amalgame également la légèreté avec la lourdeur, l’ombre et la luminosité, l’air et son absence.
On ne reviendra pas sur la voix du bonhomme, une voix grave et perchée, malléable et distordue, jamais démonstrative, étonnement douce tout du long, y compris dans les passages les plus intenses, non pas amplifiés malgré le pedigree d’Alexander Tucker, mais intenses par les émotions qu’ils véhiculent, l’urgence qui les habite parfois, la tension acoustique, sans doute héritée de son passé hardcore ou post-celui-ci. Une voix insaisissable, tout autant que la musique qu’elle habite, cette dernière n’ayant pas fini de nous hanter. Il y a donc de fortes chances que l’on revienne encore encore vers ce lapin qui nous tourne le dos pour tenter de le prendre, à notre tour, par surprise.
Curieux mélange, vraie réussite.
Pour en savoir plus, lire notre interview d’Alexander Tucker.
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