The Fitzcarraldo Sessions : l’Interview
A groupe exceptionnel, interview exceptionnelle. On s’est pointé armé jusqu’aux dents, nos questions plus aiguisées que jamais. Même pas peur les Thierry et Hervé Mazurel, ils sortent le grand jeu et les détails croustillants.
C’est donc un peu Noël avant l’heure pour vous lecteurs, pour moi qui à l’heure où vous lirez ces lignes aurai révélé au monde entier mon album de la décennie : le Ladies First de Jack The Ripper. Mais on s’étendra sur le sujet un autre jour, car certes The Fitzcarraldo Sessions c’est Jack The Ripper sans leur charismatique chanteur Arnaud Mazurel, mais The Fitzcarraldo Sessions c’est surtout une belle poignée de musiciens aux multiples talents dont celui d’avoir réussi à convaincre des artistes par dizaine, des artistes qu’on adore et qu’on les surprend eux aussi à admirer. Non l’histoire de Jack l’éventreur n’est pas un conte de fée, celle de The Fitzcarraldo Sessions par contre est belle, riche et tourmentée.
Jack The Ripper
IRM : On ne pouvait lancer cette interview sans vous reparler de l’aventure Jack The Ripper. Avec le recul, quelle vision avez-vous sur les 10 années qui vous ont amenés jusqu’à l’incontournable Ladies First ?
Thierry Mazurel : Eh bien 10 années peuvent paraître bien longues. Mais c’est le temps qu’il a fallu pour sortir de l’ombre, composer, trouver une maison de disques, sortir 3 albums et évidemment tourner… Nous sommes contents du parcours effectué, laissant d’excellents souvenirs et de bonnes montées d’adrénaline. Ce n’est pas à nous de juger la qualité des albums, mais ce qui est certain, c’est que, même avec la parution du 1er opus des Fitzcarraldo Sessions, l’aventure Jack the Ripper nous laisse un goût d’inachevé. On l’espère juste mise entre parenthèses, mais personne ne peut présager de quoi que ce soit… Nous sommes huit, donc huit têtes et 16 jambes qui peuvent vraiment aller dans tous les sens !
Hervé Mazurel : Oui ! Nous avons toujours eu et nous aurons encore bien du mal à faire se coordonner tant d’esprits indépendants et de corps indociles ! L’étonnant, finalement, n’est-il pas d’avoir pu tenir ensemble si longtemps et si nombreux ? En tout cas, lorsque je regarde en arrière et reviens sur l’aventure ripperienne, un sentiment ambivalent, très proche de celui de Thierry, m’anime. D’abord, le souvenir de joies profondes : la route en commun, les concerts intenses bien qu’inégaux, la libération des sorties de disques, etc… L’histoire de Jack the Ripper, au fond, m’a toujours semblé assez joliment écrite, car, à chaque disque, nous avons eu la chance de rencontrer un public croissant et de disposer de moyens grandissants pour réaliser la musique dont nous rêvions. De là, aussi, une certaine forme d’amertume – bien que très atténuée aujourd’hui – vis-à-vis d’une histoire qui s’est arrêtée trop tôt et trop brutalement, alors que de beaux jours s’offraient encore…
IRM : Aux dernières nouvelles, Arnaud (frère, cousin ?) Mazurel travaillerait avec un certain Grégoire Hetzel, mais il en dit quoi de votre superbe album ? Un peu jaloux ?
Hervé : Arnaud (mon double-cousin et frère de Thierry, le cousin-double) a travaillé en effet un temps avec Grégoire pour préparer son album solo. Il s’est associé depuis à deux autres très bons musiciens, un batteur et un guitariste. Et certains d’entre nous, tout comme Grégoire, lui prêteront sans doute main forte en temps voulu, à l’heure du recording. Quant au disque, Arnaud a sans doute été un peu surpris de l’option que nous avons prise sans lui. Mais il s’est toujours montré, je crois, assez intrigué et bienveillant à l’égard du projet. Aux dernières nouvelles, en tout cas, il n’a toujours pas revendu le disque en occaz chez Gibert ! Dès juillet, il nous a fait part au contraire de son sentiment général, positif dans l’ensemble, avec certains morceaux qu’il adore, d’autres moins, évidemment… Mais, de jalousie, non, apparemment pas. A dire vrai, du temps a passé depuis novembre 2007. Le moment est plutôt à l’entraide et aux retrouvailles qu’aux rancoeurs et à la confrontation. Désolé, pas de sang, ni de crime fratricide en vue… -,)
Brussels & the others
IRM : On vous a donc connus par le passé comme d’excellents musiciens. Là, en plus de continuer à nous ravir, on vous découvrirait presque comme de simples fans (vu les invités choisis pour ce projet). Avez-vous réussi à réunir tous les gens dont vous étiez admiratifs ? Vers qui vous tourneriez-vous si une deuxième série devait voir le jour ? Vous retenteriez le coup auprès de Shannon Wright et Blonde Redhead ?
Thierry : Euh ! De simples fans ? Bon, disons que nous somme ravis et fiers d’avoir travaillé avec ces 11 artistes qui, tous, nous ont apporté quelque chose. Que ce soit dans la manière de travailler, dans le placement de la voix sur nos compositions, dans le choix de certains arrangements, mais aussi dans la visite guidée de Brussels by night ! Il y a eu un véritable échange entre les musiciens, les chanteurs et également Stephan Kraemer et Ian Caple, les réalisateurs.
Quant à un second opus, on tenterait le coup à nouveau, évidemment ! Oui avec Blonde Redhead ou Shannon Wright ! Mais pourquoi pas également avec une chorale bulgare ?
Hervé : Ou avec un joueur de cymbalum iranien ??? Outre Blonde Redhead et Shannon Wright, je crois qu’on adorerait travailler avec des artistes tels que Beirut, Lhasa, David Eugene Edwards (16 Horsepower, Wovenhand) et bien d’autres encore. On regrette d’ailleurs de n’avoir pu finaliser les collaborations prévues avec Sébastien Schuller et Yann Tiersen. Tous deux avaient accepté, mais les plannings furent finalement impossibles à concilier. Ce qui est sûr, c’est que ce projet a quelque chose d’enfantin, avouons-le, en ceci qu’il nous permet de rejouer au fameux : « Imagine, imagine… ». Redevenir des enfants-rêveurs, il y a plus désagréable, non ?
Vilains bonhommes
On ne pourra pas vous retenir pour parler de chacun de ces morceaux, alors on a décidé de s’attarder sur quelques-uns d’entre eux, choix arbitraire autour de quelques artistes déjà bien appréciés par nos lecteurs.
IRM : Comment s’est déroulée la session autour de Les Méfiants avec Stuart Staples (Tindersticks) ? Quelques anecdotes ?
Thierry : La réponse de sa participation effective a été longue à venir. Et nous n’y croyions plus vraiment alors que le projet était déjà bien avancé. Mais le flegme britannique réserve d’excellentes surprises. Le morceau qu’il appellera Les Méfiants par la suite était une composition que nous n’arrivions pas réellement à aboutir. Nous sommes passés par de nombreuses phases d’arrangements et de structures (ou déstructuration). Il nous parut ensuite évident une fois la voix de Stuart posée. C’est-à-dire qu’elle a quelque chose de réellement envoûtant. Dans son timbre évidemment, mais aussi dans la prose. On réalise alors qu’écrire une chanson d’amour est vraiment tout un art, un art bien délicat. La session d’enregistrement à Paris fut assez frissonnante.
IRM : Parlons un peu de Dominique A, je suis assez surpris de l’entendre ainsi, un petit truc que je n’ai pas l’impression d’avoir entendu par le passé dans son chant, entre votre musique et une production sensiblement différente de ce qu’il fait à titre personnel. Pensez-vous qu’il soit conscient que c’est là l’un de ses meilleurs titres couché sur votre album ?
Hervé : C’est une des très belles rencontres, tant humaine que musicale, du disque. Des deux côtés, il y a eu, je crois, un parfum d’inédit. Pour nous, avoir une chanson en français sur un disque … soyons clair : ça n’allait pas de soi ! Mais quoi de mieux que de débuter avec Dominique A, avec une plume aussi maîtrisée et une voix si singulière ? Pour ma part, je trouve vraiment magnifique ce texte sur la cinquantaine affective et ses doutes encombrants. D’ailleurs, il a été particulièrement généreux en nous livrant un texte d’une telle qualité d’écriture. Quant à lui, je crois que cette grande montée de fièvre orchestrale que nous lui avons proposée l’a obligé – de son propre aveu - à évoluer dans des registres vocaux dont il est peu coutumier d’ordinaire. Avec bonheur, je trouve. C’est là tout l’intérêt finalement d’une collaboration musicale : sortir de ses habitudes, transgresser les interdits, se pousser à donner autre chose de soi.
IRM : Paul Carter (Flotation Toy Warning), on n’en revient pas encore que vous ayez réussi à le convaincre. Vous aviez donc des arguments de poids ? Vous avez évité le sujet du successeur de Bluffer’s Guide To The Flight Deck pour rester bons amis ?
Thierry : D’où, en l’occurrence, les avantages de Myspace. C’est un soir en errant un peu sur cette toile et en regardant simultanément mes cds que j’ai pensé à Flotation Toy Warning pour le titre en question. Un message myspace, une réponse dans la nuit. Et le tour était quasiment joué. C’est aussi simple que ça (pour une fois).
Évidemment, l’accouchement a été bien plus long. Mais l’expérience fut de taille, car durant la session, on a eu l’impression que Paul Carter voulait édifier une seconde Tour de Babel. Ça montait très haut, dans tous les sens. Et si chacun faisait mine de bien comprendre ce qui se passait … en fait on était complètement largués ! Il nous a filé un bon coup de massue, mais on s’est vengé le soir car ce monsieur ne connaissait pas le Calvados !
Quant à la suite de Bluffer’s Guide… Il n’y a pas de sujet tabou avec Paul ! Je crois d’ailleurs que c’est en cours.
IRM : Le All The Mirrors Are Covered By Snow feat. El Hijo qui referme de façon troublante cet album, nous rappelle une fois de plus (cf. notre chronique de Las Otras Vidas ) Leonard Cohen dans la voix d’Abel Hernandez. Vous pouvez nous en dire plus sur cette collaboration ? Qui a eu le bon goût de placer ce titre en clôture de l’album, laissant ainsi une impression de grandeur à l’ensemble ?
Hervé : En fait, nous étions de vieux admirateurs de Migala, de l’album Arde notamment. Nous avions découvert ce groupe en 2000, grâce à Nicolas Ledain et à Poplane notre distributeur commun. A l’heure de chercher des voix pour We Hear Voices !, c’est donc tout naturellement qu’on a pensé à Abel. J’adore cette voix très grave, très triste et très chaude en même temps. Elle a en effet quelque chose de celle de Cohen. De fait, il a fallu un peu de temps à Abel et pas mal d’échanges mailistiques pour s’apprivoiser. Mais, une fois au studio ICP à Bruxelles – et au Spoerpot, le bar d’en face -, l’entente fut parfaite. Sa session d’enregistrement fut elle aussi frissonnante. Le pauvre est toutefois resté 3 jours bloqué à Bruxelles après notre départ. La neige et le froid avaient empêché tout vol pour Madrid. Parlez-lui en, vous verrez, c’est un sacré souvenir pour lui ! Quant au choix du morceau de fin, cela s’est imposé assez vite. L’épure d’un morceau piano/orgues/voix, la beauté du texte, l’émotion qui se dégage immédiatement de sa voix et la gravité de l’ensemble l’ont vite désigné comme le parfait morceau de clôture.
Encore !
IRM : Entre les britanniques (Stuart Staples en tête) et nombre de français (Bashung, Yann Tiersen, Versari entre autres) avec qui il a travaillé, Ian Caple est-il à lui seul capable de légitimer un retentissement au delà de l’hexagone pour un album ?
Hervé : C’est difficile à dire. Il faudrait lire l’avenir… J’espère bien en effet que ce disque passera nos frontières, d’une manière ou d’une autre ! Le sûr est que, entre les premiers albums de Tindersticks qui nous avaient tant marqués et le son incroyable de Fantaisie Militaire, ce n’était pas rien pour nous d’approcher Ian Caple. La rencontre fut riche. Désarçonnante, en certains points, tant Ian est capable de travailler avec une grande économie de moyens. Rude aussi, parfois, quand des désaccords pointaient. Mais très satisfaisante dans l’ensemble. Je tiens par ailleurs à rappeler tout ce l’on doit à Stephan Kraemer, lequel a fait toutes les prises de We Hear Voices !. Sa patience et ses idées furent elles aussi très précieuses.
IRM : Question essentielle, travailler avec autant de grandes figures de la musique, on imagine très bien humainement et artistiquement que ça vous a apporté beaucoup. Mais ça ne vous aurait pas, en plus, donné des idées, des envies pour la suite de votre carrière ?
Thierry : Il est vrai que lorsque nous avons décidé de partir dans cette aventure, on ne savait pas où on mettait les pieds ni si elle avait la moindre chance d’aboutir un jour. Le nom "Fitzcarraldo" proposé par Dom Martin, guitariste/pianiste du groupe, reflétait parfaitement notre état d’esprit et la situation d’alors.
Nous ne regrettons rien aujourd’hui (mis à part quelques noms d’oiseaux prononcés ici et là, entre janvier 2008 et peut-être encore demain soir). La part humaine dans cette histoire a été très importante. Ça ne veut pas dire que nous sommes tous devenus les meilleurs amis du monde. Mais chacun a apporté sa patte et son implication. Le dialogue - même dans l’opposition - a toujours été naturel et facile. Ça s’est d’ailleurs ressenti lorsque nous avons joué aux Francofolies en juillet dernier. Certains se croisaient pour la première fois, mais il y avait un réel sentiment d’appartenance à une histoire commune (ou peut-être qu’ils avaient juste pitié de nous !) En tout cas ils furent d’excellents acteurs !!
Quant à la suite, il va nous falloir la ré-inventer. (Peut-être cette histoire de chorale bulgare - qui sait ?)
IRM : En attendant, est annoncée une tournée de The Fitzcarraldo Sessions. Il sera je suppose difficile de réunir tout le monde pour les dates à venir (dont un Bataclan le 16 février 2010). Mais toutes les belles surprises révélées par la sortie de cet album n’en cachent-elles pas d’autres à venir en tournée ? Ça se prépare comment ?
Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce projet n’est pas initialement conçu pour le live ! Il est en effet extrêmement difficile de réunir tout le monde, chacun ayant son calendrier, ses obligations, etc (composition, enregistrement, tournée, mariage, enfant, etc.). Néanmoins, on sait déjà que pour le Bataclan, plus des 3/4 des artistes seront présents. On se réserve aussi la possibilité de quelques surprises … Quant aux autres dates - on en espère une dizaine -, on pense assurer le répertoire avec 3 ou 4 chanteurs. Mais il est encore trop tôt pour en dire plus. La seule certitude, c’est que la rencontre de tout ce petit monde aux Francofolies a donné envie à chacun de renouveler l’expérience.
Quelle interview passionnante qui s’achève ... non ce n’est pas tout à fait fini d’ailleurs. Car on prend rapidement le temps de remercier toutes les femmes qui ont participé à cette aventure et qui la rende encore plus belle, Clémence du 21 Love Hotel, Phoebe Kildeer, Rosemary Moriarty, Louise de la promo Brigitte Batcave et Vinciane Verguethen la photographe de ces sessions ... toutes les autres, tous les autres. Et surtout, chapeau à Thierry et Hervé qui en plus se permettent un petit extra en fin d’interview : « eh bien la suite au prochain numéro … Work in Progress ! » !!! We Hear Voices ! porte très bien son nom, voilà que nous aussi on entend des voix !
Interviews - 01.11.2009 par
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