Mercury Rev - Snowflake Midnight
Avec Snowflake Midnight, instantané de rock vaporeux exalté par une dynamique proche de l’électronica, Mercury Rev fait du rock progressif ce qu’il aurait toujours dû être, à des années-lumière des élucubrations tape-à-l’oeil des Evangelicals ou de la grandiloquence kitsch d’un King Crimson : un foisonnement d’influences digérées le plus naturellement du monde par un organisme vivant, mouvant, mutant, unique représentant de son espèce mais qui respire pourtant en harmonie avec la nature qui l’entoure et non pas à la façon poussive et saccadée d’un poumon artificiel.
1. Snowflake In A Hot World
2. Butterfly’s Wing
3. Senses On Fire
4. People Are So Unpredictable (There’s No Bliss Like Home)
5. October Sunshine
6. Runaway Raindrop
7. Dream Of A Young Heart Girl As A Flower
8. Faraway From Cars
9. A Squirrel And I (Holding On... And Then Letting Go)
Un album de contrastes et de paradoxes : voilà ce qu’est avant toute chose ce Snowflake Midnight. Contraste entre la luxuriance pulsatoire des couches instrumentales et la soudaine éclaircie d’une envolée vocale à nu (Snowflake In A Hot World), paradoxe d’une musique éthérée aux mélodies vocales surannées ballotée dans sa bulle délicate par les assauts répétés d’une vie moderne faite d’urgence et d’agitation, chaos organisé en passe de phagocyter ce dernier bastion malléable qui plie mais ne rompt pas. "There’s no bliss like home", laisse échapper Jonathan Donahue d’une voix blessée d’amoureux trahi sur People Are So Impredictable, avant que le déluge annoncé plus tôt par des choeurs torturés ne vienne s’abattre violemment sur les parois vacillantes de son fragile refuge montagnard. "There’s a little place faraway from cars, faraway from cash, faraway from tears" chante-t-il ainsi, plus loin, sur un vibrant Faraway From Cars aux accents poptronica, litanie partagée cette fois entre candeur courageuse et désillusion. "Faraway from here" termine-t-il avec un soupçon d’amertume. Mais quand ces frictions entrent en rémission et que la musique du quintette des Catskills peut enfin se poser et respirer, c’est vers une forme d’ambient céleste qu’elle tend. Les claviers analogiques commencent ainsi à dériver vers le pays des songes sur October Sunshine, captant au passage les dernières lueurs du jour déclinant - comme sur les morceaux les plus apaisés de Strange Attractor, faux-jumeau instrumental offert par Mercury Rev aux abonnés de sa newsletter dès le jour de la sortie de Snowflake Midnight - avant de se perdre corps et âme dans les ombres agitées du rêve d’une jeune fille en fleur.
Bien entendu l’album, plus sûrement encore que les deux précédents opus pourtant réussis du groupe de Buffalo, aura et a déjà ses détracteurs, nombreux et parfois impitoyables. Car la mode n’est ni à la candeur ni à la luxuriance, ou en tout cas pas aux deux à la fois. La première ne peut semble-t-il aller de paire qu’avec une pop ironique et volontairement sous-produite - si bien qu’on interdirait presque à la candeur, même en musique, de s’attarder dans les coeurs d’adultes, de vivre en cohabitation avec le sérieux et la maturité... un comble - tandis que la seconde ne parvient visiblement à imposer sa valeur aux malentendants que dans la facilité d’appréhension d’une musique contemplative, ou en d’autres termes privilégiant l’atmosphère à la dynamique, là où Snowflake Midnight prend grand soin justement de ne jamais dissocier les deux.
Mais à ceux qui parlent de mièvrerie à propos de Mercuy Rev, on répondra poésie, cette capacité invraisemblable que possède Donahue, souvent prise à tort pour du psychédélisme, de mettre en parallèle les sentiments humains et le fourmillement de la nature, de concentrer notre attention sur la chute d’une flocon de neige, de s’émerveiller encore à notre époque de bruit et de fureur sur la beauté fugitive du battement d’ailes d’un papillon, et d’y trouver matière à faire revivre sensations et souvenirs comme sur l’onirique Butterfly’s Wing dont le break en apesanteur, avec ses réminiscences nostalgiques de rires d’enfants, est sans doute l’un des sommets d’envoûtement de l’album, envolée transcendantale d’un prétendant désarmé. Et quand ceux-là même, souvent enclins à confondre musique et gastronomie, les mêmes parfois qui chantaient les louanges de Yerself Is Steam ou de See You On The Other Side il y a déjà quelques années, contre toute attente les deux seuls albums du groupe à avoir mal vieilli avec leurs compos foutraques et leur production indigeste (on sauvera néanmoins le premier pour ses chansons en liberté) avanceront le qualificatif de "bouillie sonore" on leur conseillera pour continuer dans l’alimentaire une petite révision des cages à miel, laquelle pourra éventuellement s’accompagner d’une prescription : essayez donc pour changer d’écouter autre chose que ce qu’ont à vous proposer les standards de l’époque, vous savez, ceux qui sont presque parvenus en l’espace de quelques années à faire passer leurs contrepieds mélodiques alambiqués pour de la subtilité et pire encore peut-être, leur débauche sonique maniérée pour singulière.... on ne citera pas de noms, d’ailleurs il y en aurait bien trop.
La musique de Mercury Rev l’est, elle, singulière. Mais elle est étrange et non pas bizarre, complexe plutôt que compliquée. Par exemple, quand Kevin Barnes essaie tant bien que mal de faire survivre une inspiration en berne sous respirateur artificiel et multiplie contrepieds poussifs et gimmicks creux sur l’inécoutable Skeletal Lamping jusqu’à en faire sombrer les héros indé Of Montreal dans le ridicule d’un maniérisme pseudo-trash dégoulinant d’auto-suffisance, on peut parler de bizarrerie inutilement compliquée.
Snowflake Midnight, au contraire, est fascinant de singularité car son étrangeté existe par et pour elle-même, pas pour se donner en spectacle comme un certain Georgie Fruit mais pour offrir, simplement, ce qu’elle a de mieux à offrir d’elle-même. Elle n’est pas nombriliste et encore moins orgueilleuse mais ouverte et généreuse. Elle vient du coeur de Jonathan Donahue et de son groupe avant même de transiter par leurs cerveaux, et si pareille évidence peut paraître cliché en parlant de rock indé, il s’agit pourtant en réalité d’un état de fait assez rare pour être signalé. Car la plupart des musiques qui donnent de prime abord l’impression de venir des tripes de leurs auteurs, bien qu’apparemment brutes de décoffrage ou pour le moins, semble-t-il, spontanées, viennent en réalité de leurs cerveaux, et bien souvent l’illusion ne résiste pas à une poignée d’écoutes. Et d’ailleurs quoi de plus normal de tomber ainsi dans le calcul, quand l’impression d’immédiateté et de désinvolture passe pour un standard de qualité, un critère de branchitude aux yeux de la critique et de la frange la plus behavioriste du public indé ?
La musique de Mercury Rev, à l’opposé, est devenue avec Snowflake Midnight une musique de pures sensations, d’impressions, bien plus radicalement qu’elle ne l’avait jamais été auparavant. "Senses are on fire", martèle d’ailleurs Donahue sur l’épique morceau (presque) éponyme. Et c’est en cela que cette musique est moderne, dans son refus de cloisonner sculpture sonore et songwriting. On accordera donc un point aux grincheux : il n’y a pas plus de chansons sur Snowflake Midnight que sur le nouveau Of Montreal... du moins pas au sens classique du terme. Les mélodies vocales de Donahue se mêlent au maelström impressionniste de l’instrumentation du groupe et aux vagues cosmiques et métaphysiques de Dave Fridmann, qui signe là au delà de quelques rares fautes de goût (cet effet vocal r’n’b sur A Squirrel And I par exemple) son travail de production le plus beau, sobre, subtil et paradoxalement limpide depuis des lustres. Car chaque détail est perceptible dans sa singularité propre comme dans l’irréprochable harmonie du tout, tels ceux d’un tableau de Monet dont on appréciera d’autant mieux l’acuité d’abord insoupçonnée en reculant de quelques pas.
Non, nulle place dans la musique de Mercury Rev pour l’attitude, l’ego ou la paraître. Car l’être, l’âme et la vérité y ont étendu leurs quartiers et ne cèderont pas un pouce de terrain. "Snowflake in a hot world, don’t let them get to you", annonçait d’entrée de jeu le morceau d’ouverture de Snowflake Midnight. Les rabat-joie sont prévenus.
Pour visionner en avant-première la superbe vidéo de Butterfly’s Wing inspirée par la peinture japonaise et vous tenir au courant des dates de concert françaises du groupe, rendez-vous sur notre forum.
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