Le streaming du jour #2000 : les trésors cachés de la rédaction (2007-2017)
Tout est dans le titre, on fête la 2000e entrée de cette rubrique lancée il y a plus de 7 ans et alimentée quotidiennement pour le plus gros de cette période (2000 entrées sur 2692 jours, pas mal non ?) via quelques marottes jamais dévoilées des rédacteurs sorties ces 10 dernières années, des artistes chéris mais pas vraiment mis en avant comme on l’aurait souhaité, faute d’occasion plutôt que d’envie, des albums fabuleux découverts sur le tard, bref de grands oubliés qui ont enfin droit aux honneurs, streaming intégral à l’appui.
(... et oui à part ça, comme le dit indie, il va bien falloir qu’on se décide à vous les changer, ces logos...)
Rabbit : Fanu & Bill Laswell - Lodge (2008)
De la funk à l’ambient en passant par le jazz, le dub et le metal (notamment via le grindcore saxophonique et libertaire de son duo avec Zorn, Painkiller, qui n’a pas manqué d’étendre le champ de ses explorations avec le temps), le mythique bassiste Bill Laswell est un touche-à-tout hors catégorie, qui s’était également accoquiné avec la drum’n’bass au côté de Submerged, patron d’Ohm Resistance, via l’album Brutal Calling en 2004 puis leur projet commun Method of Defiance dans la foulée.
Pas de quoi enlever une once de singularité pour autant à cette rencontre organique et mutante avec le Finlandais Janne Hatula aka Fanu (croisé sur l’Inamorata collaboratif de Method of Defiance l’année d’avant), beatmaker qui fait de ce Lodge inspiré des mystères de la franc-maçonnerie l’équivalent du New Forms de Roni Size pour les années 2000, un disque visionnaire qui laisse les étiquettes sur le carreau, démarrant sur le groove intrigant et abstrait d’un Orh plutôt décontracté pour exploser les BPM dès le Bloodline qui suit, où se télescopent nappes ambient et le clavier psych-funk névrotique du vétéran Parliament/Funkadelic, Bernie Worrell - malheureusement disparu il y a deux ans - avant que Nils Petter Molvaer ne prenne le relai avec sa trompette ésotérique sur un Transgenesis à nouveau downtempo dont le dub syncopé aux radiations ténébreuses pourrait être le chaînon manquant le Massive Attack de Mezzanine et les travaux d’un Kev Martin au sein de King Midas Sound. Mais le meilleur reste à venir, d’Hollow Grounds, étonnamment feutré entre deux éruptions épileptiques et saturées qu’émaillent quelques cascades de percus addictives, à l’intense et élégant Shroud, en passant par le chaotique Fourth Voice aux cuivres narcotiques et synthés carnassiers, la jungle chamanique du parfait The Incal aussi atmosphérique qu’explosif, et bien sûr le monstrueux Transfer Code, entre drums post-jazz véloces et cérébraux muant en artillerie lourde, basse à l’hypnotisme hyper-tendu, Fender Rhodes en apesanteur, orgue Hammond sous acide et la trompette possédée de Graham Haynes en cerise sur la gâteau.
L’une des meilleures sorties du génial label expérimental d’outre-Rhin Karlrecords.
Spydermonkey : Grand Parc - Grand Parc (2015)
Sorti en 2015, cet album à l’apparence foutraque et aux accents psychédéliques ne peut guère laisser indifférent. La formation normande, en jouant à entremêler riffs de guitares folles et mélodies oniriques autant qu’inquiétantes, parvient à se créer une ambiance particulière, et ce, même lorsque le groupe s’autorise une incartade hip-hop (Little Joke).
Les rythmes effrénés comme le tubesque et convulsif Unchestra ou encore la pop’n’roll dansante de Blinded Soldier, laissent régulièrement leur place à des cadences plus douces, d’une valse lugubre (Floating Stones) à des rêveries troubles telles ce Weird Land où s’entrelacent les voix de Nicolas et Annie, sans oublier la mélancolie retenue de North.
Ainsi, qu’il s’agisse de la montée introductive entêtante de Winter, ou de l’urgence invisible de Yellow Sleep, chaque composition de Grand Parc contient sa part de singularité qui saura maintenir l’intérêt de l’auditeur à son paroxysme. En effet, marque des (très) grands disques, il est difficile de ne retenir qu’un seul morceau (pas plus qu’une poignée) de cet album
Alors, pop épileptique ? Rock dégingandé ? Folk dissonante ? Un peu de tout ça à la fois finalement !
leoluce : Shovels - Shovels (2013)
« Les trésors cachés » ? Épineux sujet surtout quand on n’a jamais su, quand on ne sait pas, quand on ne saura jamais faire un choix. C’est donc tout logiquement que l’on a attendu le dernier moment et que l’on extirpe l’éponyme de Shovels des étagères.
Pas un chef-d’œuvre certes - trop hérissé, trop flou, trop de guingois pour cela - mais un trésor tout de même. Shovels vient de Melbourne, Shovels réunit Michael Beach (guitare et chant), Adam Camilleri (basse) et Peter Warden (batterie), Shovels pratique un genre de noise-rock complètement pelé amalgamé à une grosse dose de post-punk. Les angles et les fractures dissimulent une mélancolie acerbe qui fait vibrer l’épiderme. C’est aussi extrêmement perché à certains moments. Bref, on a bien du mal à cerner la musique du trio mais une chose est sûre, depuis qu’Homeless Records l’a sorti en vinyle en 2014 (il était disponible au format cassette auparavant, l’objet est rapidement devenu introuvable), le disque revient souvent hanter la platine. Malgré les écoutes répétées, on a encore du mal à le cartographier : mouvant, se dérobant sans cesse, parfois arc-bouté sur une répétition forcenée, lâchant les rennes par intermittence pour aller sonder les tréfonds de sa psyché (et de la nôtre), de temps en temps extrêmement carré, carrément à poil l’instant d’après, tout cela en huit titres seulement. Racé et étrangement élégant, Shovels par Shovels correspond tout à fait à la contrainte qui soutient cet article. Un trésor caché, un indispensable.
indie : Prof - Liability (2015)
On fête le Streaming du Jour sur IRM ? Du grand n’importe quoi ! Parce que j’ai toujours eu en horreur les logos associés. Parce que cette rubrique c’est un peu comme le ver que je n’avais pas vu dans le fruit... celui-là même que je croque comme un con à l’instant et avec plaisir.
Est-ce que je vous parle de mon Prof préféré tout droit débarqué de Minneapolis ? Moi qui ne jure que par la dream pop, le shoegaze, l’indie rock, le post-punk, et ce depuis bientôt 30 ans. Quel surkif que de s’extasier à nouveau sur des samples, des clichés, des mots, un flow. Certes, on a déjà parlé ici et là de la bande de chez Rhymesayers, avec les plus que nécessaires Aesop Rock et Atmosphere. Mais du délire pareil, ça vous transporte dans une Amérique déjantée et malsaine au possible. Punk is Dead, mais le hip-hop américain, lui, est encore capable de nous... de me surprendre.
Le Crapaud : Selen Peacock - Grand (2017)
Je ne peux pas vraiment dire que cet album me trotte dans la tête depuis des années, je l’ai découvert après la dernière fête de la musique... Comme quoi, il y a encore de l’espoir avec cet événement. Merci Jack ! Mais ce n’est pas eux que j’y avais entendu. C’était Infernale Momus. Trio de power jazz irrésistible, dont font partie deux des membres de Selen Peacock, les saxophonistes Morgane Carnet et Martin Daguerre. Grisé par la prestation des premiers, je vais voir ce que font les seconds et très vite j’ai compris que ça allait me plaire. Leurs influences : Robert Wyatt, Jim O’ Rourke, Deerhoof ou Sandro Perri... N’en jetez plus, j’écoute ! À l’écoute, oui, il y a un peu de tout cela, mais il y a surtout autre chose. Quelque chose d’unique. Un son, une ambiance, une identité.
Grand s’ouvre sur une batterie un peu compliquée, mesure composée, assez soutenue, et au son jazz évident à laquelle s’ajoutent bientôt une mélodie au clavier et deux voix, masculine et féminine. Légères, fluettes, elles mêlent l’anglais et le français pour nous projeter dans un univers onirique aux motifs simples et répétitifs. Puis viennent une basse groovy et la guitare. Ça y est, on entre dans le son de Selen Peacock. La petite ligne de guitare est séduisante, un peu math-rock, elle rappelle les premiers Battles. Et, enfin, arrivent ce qui fait l’identité du groupe, qui mélange jazz, pop et post-rock : les sax. Une petite boucle minimale qui se répète, on pense Colin Stetson. On pensera d’ailleurs beaucoup au label Constellation en écoutant l’album... À partir de là, difficile de décrocher les oreilles de cet album tant sa douceur et son inventivité, sa fragilité aussi, vous maintiennent en suspens, dans une bulle de savon, au-dessus de l’océan. Depuis le 22 juin, malgré la sécheresse, je flotte. Mentions spéciales, d’ailleurs, au morceau To Become The Ocean, à Lull Root Glow Loop, au solo de gratte dans Lightning Boys (très Marc Ribot) et à tous les solos de sax (vraiment excellents !).
Un groupe qu’il faut sûrement voir en live aussi. Ça tombe bien, pour les Parisiens, ils seront à L’Espace B le 11 septembre.
lloyd_cf : Magic Potion - Pink Gum (2016)
Sorti en 2016 chez un de mes labels préférés, l’impeccable PNKSLM, qui nous prouve une fois plus que la pop scandinave est vraiment toujours dans le haut du panier en matière de qualité et de créativité, ce premier album du quatuor de Stockholm, autoproclamé "slacker-pop", surprend à la fois par son traditionalisme et son ancrage dans l’histoire de la pop-rock, avec des influences qu’on pourrait définir par "ordinaires" pour un groupe un peu nostalgeo et un peu barré, du Velvet Underground (influence plus qu’évidente) à Real Estate, toute la twee-pop et les sonorités un peu surf des sixties, mais aussi par son traitement subtil mais original, qui donne une touche d’originalité et un léger décalage surprenant à l’ensemble.
En effet, l’album tout entier est comme nimbé dans une espèce de distorsion étrange, un son un peu sourd et un poil faux et désaccordé, un peu comme ces vieilles cassettes qui finissaient par ne plus tourner très rond à force d’avoir été écoutées. Sur Cheddar Lane en particulier, le morceau n’en finit pas de ralentir en changeant de vitesse. Ceci est dû à l’enregistrement en direct sur des bandes magnétiques, dans un pur style lo-fi soigneusement manipulé pour obtenir cet effet. Tous les titres possèdent à des degrés divers des glitches ou des pains légers qui déstabilisent un peu à la première écoute mais finissent par faire partie de l’ensemble en lui donnant un petit côté psychédélique qui contraste avec la naïveté et la fraîcheur de la voix typique de ces productions scandinaves (on pense bien sûr aux Cardigans, aux Wannadies ou à Red Sleeping Beauty en écoutant Pink Gum). Les titres plus évidents comme Booored et ses guitares acides rappelant fortement Luna ou le Velvet, ou le single Milk, sauront finir de vous convaincre.
En bref, un album tout en faux-semblants, et bien plus malin qu’il n’en a l’air de prime abord. Une deuxième livraison étant prévue pour octobre 2018, on restera attentif à Magic Potion !
Spoutnik : Jakprogresso - Random Violence (2007)
Habitué à la violence hip-hop la plus malsaine que Belzebuth ait jamais enfantée et ça depuis le début des années 2000 (Melodies for Children, Return to the House, pour ne citer qu’eux) jusqu’à maintenant (Hideous, Black Tar Magician, toadmilk, là aussi pour ne citer qu’eux), l’emcee/producteur ricain Jakprogresso est toujours resté fidèle à une certaine vision de l’horrorcore total, une certaine intransigeance dans le fanatisme, un parti pris artistique, presque un jusqu’au-boutisme (ce qui lui a peut-être d’ailleurs interdit une reconnaissance publique plus vaste). Son truc, il le maîtrise comme personne, il ne l’a jamais adouci, son flow de bûcheron psychopathe a toujours été porté par des boucles et des instrus complexes et d’un glauque à faire pâlir Andreï Chikatilo et Ted Bundy, toujours, sauf peut-être une fois avec ce Random Violence !
Attention toutefois, cet album daté de 2007 (ou 2006 en vrai chez feu Creative Juices) reste une pièce psychotique de boucherie, mais pour la majeure partie produit par le duo 2 Hungry Brothers (Deep et Ben Boogz), l’abattage se fait ici plus fin et bondissant. Plus boom-bap des familles, certainement, mais j’aime ce qu’ils ont apporté ici et du coup, c’est cet album que j’ai choisi, parce que c’est en tentant de dompter la bête qu’est Jakprogresso qu’elle vous paraît peut-être encore plus sauvage !
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