Eliogabal - Mo
Nouvelle sortie portant le logo de BeCoq, le Mo d’Eliogabal ne dépareille pas au milieu de l’ordinaire d’un label décidément biberonné à l’excellence. Au menu : du jazz une nouvelle fois ouvert à tous les vents, pour peu que ceux-ci viennent du binaire et de l’amplifié.
1. Un Caillou Dans Ta Chaussure
2. La Boisson Pas L’Oiseau
3. Syndrome Marfan (Au Summum De La Tronçonneuse)
4. (Almost) On The Same Line
5. Drague De Pigeon
6. Cynorrhodon
« Héliogabale » , « Élagabal », « Eliogabalo », « Heliogable », « Eliogabal »... Malgré son règne éclair, l’empereur romain aura inspiré pas mal de choses. Une dédicace à Lyon, un camée le représentant nu sur un char tracté par quatre femmes à quatre pattes, nues elles aussi, un opéra, un texte fiévreux d’Antonin Artaud ou encore quelques noms de groupes dont celui qui nous intéresse aujourd’hui. Eliogabal donc, un quintette qui sort son premier album chez BeCoq qui, l’air de rien, est en train de constituer un catalogue des plus costauds. On ne sait pas trop si leur patronyme est un hommage déguisé à l’empereur, à l’opéra, au livre ou à Heliogabale mais peu importe. Ce que l’on sait, c’est que Mo est sacrément intense et inspiré. Et comme souvent chez les sorties estampillées BeCoq, le jazz qu’il renferme est désarticulé et plié dans tous les sens pour en faire un objet sonore contondant qui ne se cantonne pas à un seul sillon mais laboure plutôt en profondeur et sur les côtés. On trouvera donc dans Mo des accents qui n’ont rien à voir avec le jazz mais qui pourtant ne sont pas autre chose mélangés à d’autres qui, eux, le sont typiquement mais qui sonnent comme si ce n’en était pas. Et surtout une musique qui, sous des couverts bien rangés, se montre particulièrement insaisissable. Les saxophones ténor et alto se disputent l’étoffe, chacun à un bout, tirant à eux l’autre extrémité, la basse piétine le tout, la batterie y plante ses crocs, charge à la guitare de recoller ou disperser ce qu’il reste. Et là où l’on ne devrait justement trouver que charpie et tissu disloqué s’élèvent en réalité d’excellents morceaux. Et puis, à bien y regarder, le combat n’est pas le seul moteur de Mo, la solidarité en est un autre : La Boisson Pas L’Oiseau, deuxième titre hypnotique, accumule ainsi en strates les interventions de chacun, tous s’arc-boutent pour que les autres puissent s’appuyer dessus. La basse adopte la démarche crâne d’un félin, comme si elle calquait d’abord ses pas sur le Fever de Peggy Lee pour finir par lui imposer son rythme, sa pulsation au diapason d’une valse sombre et suspendue. Au-dessus, en revanche, ça n’a rien à voir. Se greffant sur l’ossature, un saxophone, puis deux et enfin la guitare puis la batterie. D’abord à pas feutrés puis au pas de charge et dans l’immobilité. Le morceau enfle et gonfle encore. Chacun passe devant à tour de rôle et tous tendent vers l’édification d’un long serpent abstrait, expérimental et électrifié où tout le monde se rejoint à moment donné. Sept minutes et quelques où la tension ne retombe pas, même quand la guitare se retrouve esseulée. Un sommet. Syndrome Marfan en est un autre : ses motifs centraux ciselés et martelés de plus en plus fort au milieu d’un océan grouillant où circuit bending en provenance directe de Toys’R’Noise (Pierre Mauget apporte beaucoup au morceau, les interventions de Jérémie Ternoy derrière le fender rhodes sont également décisives) et guitare grondante se disputent le même os. Une pièce proprement monstrueuse et franchement impressionnante. Avant ça, Un Caillou dans Ta Chaussure, chouette entame hachée menu et martiale, tutoyait également les cimes. Une triplette d’ouverture qui laisse bouche bée.
Les trois derniers morceaux se montrent un micro-poil moins rugueux mais demeurent tout aussi variés et exubérants. Les ondes de Drague De Pigeon, le très zornien (Almost) On The Same Line (au sens Naked City mais en plus apaisé) ou les angles free de Cynorrhodon font tourner la tête, électrisent la peau et hérissent le poil aussi sûrement que les trois premiers. Bref, on tient là quelque chose d’extrêmement abouti et bien ficelé sous ses dehors improvisés et dispersés car outre le ballet stupéfiant des instruments, la complexité point également dans le dosage des différents styles dont use Eliogabal pour (dé)construire sa musique. Du jazz évidemment, qu’il soit free (on pense souvent à Ornette Coleman) ou contemporain, de l’improvisation, une pincée d’afrobeat, du rock aussi, également free mais aussi post, voire carrément noise (on pense aussi à Prohibition et à Quentin Rollet) et encore tout un tas d’autres grains de sable balancés là pour empêcher la machine de trop ronronner ou se reposer sur ses lauriers. Techniquement très à l’aise, Pierre Pasquis (batterie inventive), Maël Bougeard (saxophone ténor en liberté), Sakina Abdou (saxophone alto virevoltant), Paul Ménard (guitare électrique métamorphe) et Thomas Coquelet (basse tout-terrain et accessoirement cofondateur de BeCoq) cherchent en permanence l’à-côté, le chemin de terre, la bifurcation incongrue et n’empruntent la chaussée aménagée qu’avec parcimonie. C’est bien de là que vient la grande intensité de Mo. En explorant systématiquement l’itinéraire bis et le contre-pied, tout le monde balance ses notes comme s’il s’agissait de la dernière et les morceaux se voient ainsi pourvus d’une sacrée envergure. En 2013, Eliogabal avait déjà sorti Matière Foetale, première référence de BeCoq et tout était déjà en place : la variété, l’inattendu, le mélange et l’acuité. Mais là où certains morceaux étaient parfois un poil en-dessous des autres, avec Mo, tous sont au même niveau. Bref, ce n’est pas encore avec celui-ci que BeCoq fera mentir son patronyme mais c’est bien avec celui-là qu’Eliogabal nous fera impatiemment attendre la suite. Fidèle à la charte graphique du label, le disque est parfaitement emballé sous une pochette une nouvelle fois signée Julie Faure-Brac et se place sans problème dans les étagères entre le Kindergarten de Louis Minus XVI et le Black Peplum d’Hippie Diktat. La même ouverture, peut-être pas tout à fait les mêmes armes ni la même férocité mais au final, la même intensité.
Jubilatoire, tout simplement.
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