Atmosphère. Tel était le maître mot de cette soirée intimiste au Ground Zero Gerland, cadre idéal avec son plafond bas et sa moquette en guise de scène pour accueillir nos chouchous de Crëvecoeur.

D’autant que la soirée débute par une bien jolie découverte folk avec les Athéniens (d’Athens bien sûr) Tin Cup Prophette : un batteur au jeu minimaliste, une chanteuse/violoniste et guitariste à ses heures qui multiplie les boucles instrumentales en jouant habilement de la pédale, on s’attend ainsi dans un premier temps à une musique purement atmosphérique, jusqu’à ce qu’une mélodie pop doublée d’une rythmique enlevée vienne s’aventurer sur les terres folktronica de Tunng au détour d’un morceau, tandis que sur d’autres la voix de ce petit bout de femme redoublera d’intensité jusqu’à nous coller le frisson, soutenue par un empilement de cordes devenu véritable lame de fond. Un set assez captivant donc, malgré un certain manque de diversité mélodique et instrumentale dont les albums de ce trio des plus prometteurs réduit au duo ce soir ne semblent pas souffrir le moins du monde à en croire les extraits aux sonorités variées disponibles sur myspace.

Une question de configuration scénique sans doute, que Crëvecoeur saura nettement mieux déjouer, d’une part grâce aux talents de multi-instrumentistes de ses membres, et de l’autre par l’adjonction d’une charmante violoncelliste dont le jeu apportera encore davantage de chaleur et de nuances aux compos instrumentales du trio Nancéen. Une guirlande lumineuse délimite le terrain de jeu du groupe, ambiance tamisée pour un set qui démarre en douceur avec la ballade western de Bellinzona, extrait du nouvel album II toujours à la recherche d’un distributeur français.

On connaissait surtout sur disque un Crëvecoeur folk et cinématique, mélancolique et un brin hanté, voilà qu’on découvre sur scène dès The Bluesman Championship une formation habitée par l’esprit du jazz et tentée par le blues-rock, dont les instruments dialoguent et se répondent aussi sûrement qu’une trompette et un saxo chez Miles Davis, tout en ménageant au guitariste Romain, principal compositeur du groupe, des échappées solo particulièrement efficaces.

La trompette est d’ailleurs l’un des nombreux instruments exploités par le groupe ce soir, dont le batteur Luc jouera à maintes reprises et notamment en roue libre lors d’une impro très free jazz sur Juliette, morceau du premier album revisité tout comme The Bluesman Championship ou We Leave The Ranch avec le mélange de densité instrumentale, de concision et d’épure sonore qui caractérise le superbe II, mais également avec un sens du relief inédit auquel semble participer chaque ligne instrumentale par sa capacité à se détacher de l’ensemble avec juste qu’il faut de grandiloquence audacieuse, sans jamais nuire pour autant à l’équilibre aérien des morceaux. Fanny quant à elle passera à intervalles réguliers et avec une égale virtuosité du clavier au violon avec quelques détours par le mélodica, et Romain lâchera de temps à autre sa guitare tantôt pour lancer via une boîte à rythme les choeurs solennels de La Pieuvre, complainte downtempo au final majestueux, ou les percus latines facétieuses - qui rappellent la BO d’ Hatari ! par Henry Mancini - du douloureux Corsair Sensuel, tantôt pour modeler à la main les sonorités fantomatiques d’un thérémine ou encore triturer un stylophone, synthétiseur miniature au rendu insolite.

Le mélancolique Pont des Possédés, révélé en démo l’an dernier par notre Fresh & French Tour, fut le morceau le plus applaudi de la soirée avec son sifflement morriconien signé Romain et un final épique à la trompette mariachi, mais les réactions chaleureuses du public - composé à parts égales de connaisseurs et de curieux - sur l’ensemble du set de Crëvecoeur auront démontré une fois encore, s’il était besoin, à quel point la frilosité des distributeurs et des programmateurs français à leur égard est une grossière erreur de jugement.

Après un nouveau morceau intitulé Douleur Fantôme, le groupe terminera sa setlist à genoux chacun sur un xylophone pour un final de La Tactic du Titan intimiste à souhait, avant de se lancer à la demande générale dans un rappel en forme de blind test. Personne encore sur la tournée actuelle n’avait reconnu ce thème de Vol au-dessus d’un nid de coucou réinterprété de façon très personnelle par le groupe, mais une spectatrice qui venait sans doute de revoir le film de Milos Forman repartira ce soir avec un poster bien mérité, après une compo inédite toute en douceur acoustique, chansonnette d’adieu entre espoir et nihilisme entonnée en anglais par Romain avec ces demoiselles aux choeurs.

Espoir, nihilisme, on ne sait toujours pas quelle attitude adopter vis-à-vis de l’indifférence dont Crëvecoeur semble faire l’objet chez nous alors même que les tournées se multiplient en Angleterre, en Allemagne ou encore en Italie avec à chaque fois de jolis succès à la clé. Mais fort heureusement Romain, Fanny et Luc ne se sont pas arrêtés à ce genre de considérations et dégagent sur scène un plaisir de jouer et de communiquer que rien ne semble pouvoir entamer. De quoi continuer à parier sereinement sur l’avenir de ce groupe aussi attachant qu’inclassable.

Setlist Crëvecoeur :

1. Bellinzona
2. The Bluesman Championship
3. We Leave The Ranch
4. Le Pont des Possédés
5. Carnavalse
6. La Pieuvre
7. Juliette
8. Corsair Sensuel
9. Douleur Fantôme
10. La Tactic du Titan

Rappel :

11. Vol au-dessus d’un nid de coucou (Jack Nitzsche & Ed Bogas)
12. The Moon & Us