2021 par le bon bout - 100 albums, part 2 : #90 à #81
En 2021, bien des routes menaient à la médiocrité et à l’uniformisation, mais évidemment pas sur IRM ! Riche en chemins de traverse et en bifurcations inattendues, cette sélection de 100 LPs chroniqués pour moitié seulement dans nos pages cette année devrait rassurer les blasés de la prescription calibrée sur la vitalité de la création musicale dans les recoins les plus féconds et trop souvent inexplorés du labyrinthe des sorties.
90. Julien Demoulin - Dreams In Digital Dust / Everything Forgotten, Everything Remembered
Régulièrement chroniqué dans nos pages à l’époque de son duo Silencio à la croisée de l’ambient et d’un post-rock en suspension, le Belge d’adoption Julien Demoulin a sorti cette année à tout juste trois mois d’intervalle ces deux albums superbement oniriques et immersifs, le premier chez Healing Sound Propagandist, le second chez Sound in Silence, deux petits bijoux d’ambient stratosphérique que je n’ai pas eu le coeur de départager tant ils se complètent plutôt que de se concurrencer : tandis que le petit dernier, Everything Forgotten, Everything Remembered, émaillé de collaborations pour les choeurs dissous dans l’éther et autres field recordings évanescents, flirte avec l’épure harmonique ascensionnelle de Kyle Bobby Dunn, d’Adam Wiltzie ou de Brian Eno à l’époque de ses disques séminaux, son aîné d’un trimeste à peine Dreams In Digital Dust déroule quant à lui un spleen rétrofuturistes aux synthés plus saillants et aux textures parfois plus rêches et grésillantes quoique tout aussi irréelles, cinq morceaux lancinants traversés par ces drones de poussière digitale qu’évoque le titre pour un résultat moins apaisé, plus contrasté mais tout aussi envoûtant.
89. Ed Scissor + Lamplighter - Joysville
"Sans atteindre tout à fait les mêmes sommets que leur Tell Them It’s Winter d’il y a 5 ans dont l’épure acoustique voire presque ambient se doublait d’une belle densité dans les compos et arrangements comme dans les atmosphères, cette nouvelle production de la paire magique du label hip-hop britannique High Focus enfonce le clou dans le minimalisme hypnotique et la sombre mélancolie, avec un rap un peu plus en avant et des incursions chantées du côté d’Ed Scissor qui en menacent par moments le fragile équilibre, de même que les programmations électroniques et synthés parfois plus ostentatoires de Lamplighter mais on pinaille, le rap en apesanteur des Anglais reste une fascinante anomalie dans le paysage actuel, les pieds dans la grisaille et la tête dans la stratosphère avec un paquet de petits classiques instantanés et de jolis faux-airs de Boards of Canada."
88. Phew - New Decade
Régulièrement brillante dans l’expérimentation malaisante, la Japonaise Phew est passée ces dernières années par l’ambient vocale morbide et déliquescente de Voice Hardcore, l’électronique grouillante d’Island avec Ana da Silva des Raincoats, les pulsations interdimensionnelles hantées de Vertical Jamming ou encore le free jazz mystique et ténébreux de la collab IPY avec ses compatriotes Ikue Mori et YoshimiO (Boredoms, OOIOO). Avec ses scansions désincarnées flottant sur des lits d’arpeggiators analogiques, de beats et field recordings hypnotiques et de nappes dark ambient, New Decade n’est pas tout à fait le même que ses précédents opus en solo et pas tout à fait autre, dans la continuité d’un univers tellement singulier, aux confins de la motorik, de l’improvisation électronique et du sound design organique, qu’elle pourrait bien se cantonner à en explorer l’infini de possibilités pour l’essentiel des 30 prochaines années et nous contenter par la même occasion.
87. Mandrax & Captagon - Long Tales
"Après la cinématique industrielle de l’excellent IndusHeartIssues aux élans tantôt épileptiques ou downtempo, c’est une belle année qui continue pour Mandrax & Captagon, projet instrumental hypnotique aux accents expérimentaux et mélangeurs du producteur R$kp, qui nous servait quelques semaines plus tôt Le Grand Oeuvre, album collaboratif avec quelques-uns des rappeurs indé français les plus intéressants du moment (à condition de ne pas être allergique aux sonorités trap, on préfère prévenir !). Sur Long Tales, l’Occitan est cependant dans un tout autre univers, et cette fois l’écrin abstract/indus de Mandrax & Captagon laisse place à des influences allant du dub et des synthés façon John Carpenter (Atomic Wishes) jusqu’à la transe psychédélique (Destructured Venom) en passant par la musique indienne traditionnelle (Hashischins Club) ou l’IDM versant acid (Acid Whisper), toujours au service d’instrumentaux immersifs aux beats deep et aux atmosphères insidieuses. Une réussite, qui évoque certains pionniers de la musique électronique des années 90 tels que Beaumont Hannant ou Scorn pour la diversité de leurs influences et la qualité organique de leurs productions."
86. Skrapez - Witchcraft 2
Édité à partir de multiples sessions live improvisées avec Tenshun aux drums implosifs et Psychopop aux claviers et synthés rampants, Witchcraft 2 aligne les courtes vignettes bruitistes tout en hooks synthétiques lourds et entêtants et en beats tout aussi lourds et saturés au groove sec et déstructuré, comme une sorte de croisement entre un Tobacco sans les mélodies et un Jel vraiment, vraiment lo-fi. L’album oscille entre tension cinématographique et décontraction bitcrushée, savant mélange d’agression sonore et de syncopations imparables dont le tempo augmente parfois jusqu’à flirter avec le breakcore pour mieux ralentir l’instant d’après dans une ambiance beaucoup plus industrielle et décharnée. Ésotérisme régressif, psychédélisme de combat, on ne sait pas forcément bien comment qualifier la musique des deux Américains si ce n’est pour dire qu’ils envoient du petit bois avec cette petite demi-heure de breakbeat noisy à souhait.
85. Damu The Fudgemunk - Conversation Peace
Après Madlib, Prince Paul ou feu J Dilla, le label britannique de library music KPM ouvre ses archives au génial producteur Damu the Fudgemunk, déjà comparé dans nos pages à DJ Shadow et auteur avec Insight au micro de l’un de nos albums hip-hop favoris de la décennie écoulée. Invitant à la fête plusieurs rappeurs dont le sus-nommé, l’excellente Nitty Scott, le toujours classieux Blu ou encore Raw Poetic avec lequel il s’était mis au jazz l’an passé en compagnie du vétéran Archie Shepp au saxo, Damu distille scratches virtuoses et dysrythmies épiques sur fond de boom bap jazzy et d’arrangements samplés mêlant orchestrations cinématographiques, percussions cristallines et instruments à vent. Présence vocale oblige, il se cantonne ici à un format plus resserré que celui par exemple de ses superbes Vignettes de 2017 qui flirtaient parfois avec les 12 voire 20 minutes, s’aventurant par moments sur le terrain de la blaxploitation (Upload Optimism) ou d’un chillout vocodé (Four Better or Worse Part 4) et prenant lui-même le micro avec une belle efficacité sur ces titres plus atypiques, mais conservant essentiellement sur le reste du disque une coloration assez proche de ses travaux précédents avec cette élégance vintage qui le caractérise.
84. Thisquietarmy x Away - The Singularity, Phase II
Six mois à peine après la Phase I, on retrouve Eric Quach aka thisquietarmy aux guitares et synthés et Michel Langevin (de Voïvod) aka Away aux fûts pour une deuxième salve de psyché-rock instrumental aux accents kraut et drone metal, sur un format assez comparable (4 longs titres au lieu de 5) mais avec des compositions plus posées, aux crescendos plus progressifs, qui prennent le temps de nous embarquer dans leurs flots de saturations vaporeuses ou leurs harmonies futuristes avec un intensité croissante là où le premier volet n’hésitait pas à marteler d’emblée ses rythmiques fébriles et métamorphes. Pour résumer, on perd (très) légèrement en tension pour gagner en finesse et en teneur atmosphérique, avec un meilleure équilibre entre le roulis des martèlements et l’hypnotisme des textures instrumentales. Au final, une très belle réussite de plus pour le duo canadien.
83. 90 (Noventa) - Novlangue (Tome 2)
"Suite logique du Tome 1, ce Novlangue nouveau (pléonasme !) en reprend comme un leitmotiv certains éléments-clés : la mise en musique sur deux titres de poèmes de Ghérasim Luca avec lequel Noventa partage le goût d’une phonétique atypique, morbide aux entournures et l’envie de réinventer la langue (jusqu’à en improviser une nouvelle sur l’anxiogène Zar Onda Nav, répondant à Droit et à sa diction en reverse façon Loge Noire dans Twin Peaks), les effluves de trip-hop latino malaisant à la Tricky (Basta Ya, toujours avec Mad Clay déjà présent sur le Ya Cayo de l’opus précédent), le scat et les rires de coulisses de l’amie Folle Alliée, le morceau d’ouverture aux airs de plongée dans une psyché tourmentée, le hip-hop abrasif nourri à l’indus, à l’abstract des débuts de Mike Ladd ou Def Jux et à l’expérimentation bruitiste (Cancérigène, Tu Laisseras Quoi ?), les cordes cinématographiques et hantées (Accident, comme un épilogue mental d’Allongé sur le vide), l’urgence de l’album pris sur le vif et annoncé pas même fini pour mieux capter le mal-être, la spontanéité et l’inspiration du moment. On y retrouve aussi, bien sûr, ces atmosphères sombres et désespérées déjouées par des collaborations ludiques, ce flow désabusé et ces courants de pensée, cut-ups d’idées, de sensations et d’émotions qui refusent tout cliché. Encore un grand disque, en somme, de l’anti-rappeur français le plus important de ces 20 dernières années."
82. Scorn - The Only Place
Ne vous fiez pas à la pochette de ce dernier album en date de l’Anglais Mick Harris, même désormais quinquagénaire Scorn reste Scorn, autant dire qu’on ne trouve pas grand chose de fleuri ni même de lumineux sur The Only Place où le pape du dub indus ne fait rien d’autre que ce qu’il sait faire de mieux, des instrumentaux aux beats massifs, aux basses rampantes et aux atmosphères à couper au couteau, où vapeurs délétères côtoient rayonnements d’antimatière. Lourdement syncopé mais finement texturé, le successeur de Cafe Mor ne fait pas pour autant dans la dentelle et s’avère comme souvent plus belliqueux que contemplatif, autant pour le pissenlit sur l’artwork qu’on nous invite probablement à manger par la racine à l’écoute de ces nouvelles salves ténébreuses et presque trop homogènes auxquelles il ne manquait que quelques digressions de plus, à l’image de ce Distortion transcendé par le flow de Kool Keith, pour tutoyer les cimes du projet.
81. Thavius Beck - Cosmic Noise
"Le précurseur californien du glitch-hop, pierre angulaire du hip-hop électronique moderne, délaisse le chant mais continue partiellement sur la lancée de l’excellent Technol O.G. qui phagocytait il y a 4 ans trap, transe et autres pseudo-genres bâtards du hip-hop commercial et de l’électro dansante pour leur imposer sa patte enfiévrée, urgente, virtuose et ludique, entre deux incursions drum’n’bass qu’il n’a pas tout à fait abandonnées ici (The Principle Of Rhythm). Plus mystique et stellaire comme le laissaient entendre sa pochette et son titre, Cosmic Noise flirte toutefois un peu moins avec les tendances actuelles, renouant avec l’abstract évocateur des débuts (Mr. Mercurial, Birdsong), avec des expérimentations plus radicales proches de l’IDM post-industrielle (Chaos Theory) ou de la dark techno (Dark Matter), voire avec ce son à la Brainfeeder que l’auteur de l’immense Dialogue avait contribué à inspirer (Work !, Reunited With The All), mais la fascination pour la trap recontextualisée en de vraies progressions mélodiques et lyriques demeure (Inner Space, Taking Over Me), de même que les excès d’emphase orchestrale sur le fil du bon goût de The Most Beautiful Ugly (Baby Tell Me That…), l’attrait pour les synthés 80s anachroniques (Angel Bop) ou encore une certaine grandiloquence funky qui fonctionne particulièrement bien sur le très réussi Issa Wrap. Encore un grand album malade en somme, que l’on se réjouit déjà d’explorer dans toutes ses mutations intrigantes et dans toutes ses contradictions."
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