R$kp : "Je voulais de la mélancolie mais, pour une fois, pas de la désespérance…"

Les chats ont sept vies ou neuf queues -selon qu’on parle de l’animal ou de l’objet- Régis Blanchard alias R$kp a, lui, assurément plus d’une corde à son arc. Ancien patron de la distribution du mythique label New Rose, il est aujourd’hui un musicien respecté (sous chacune de ses multiples identités), un beatmaker influent et l’heureux directeur de la maison d’édition Tertium -liste non exhaustive. Le mogul de Cajarc a accepté de prendre sur son -précieux- temps pour répondre à nos questions à propos de sa dernière sortie en date, Baldr’s Northern Saga, l’un des albums du mois de janvier chez IRM.




- IRM : Salut Régis !

R$kp : Salut Ben !

- Tu es essentiellement étiqueté hip-hop instrumental et même si ta palette est très riche, tu nous reviens avec un album très contemplatif. Peux-tu nous expliquer ce virage à 90 degrés ?

Sous le pseudo de R$kp je suis effectivement plutôt référencé hip-hop instru, mais, un peu comme toi, j’ai longtemps eu plusieurs pseudos qui me permettaient de présenter des facettes différentes. C’était le cas avec Mandrax & Captagon (plus trip-hop/indus), avec Kodtreatment ou [333MIX] par exemple si bien qu’à un certain moment j’en avais une dizaine !!! Il y a quelque temps j’ai décidé de simplifier tout ça et de n’utiliser principalement qu’un pseudo (R$kp) pour l’essentiel des projets (sauf mes morceaux Tracktrain, les projets spectacles/docu et pour la Tek). Donc dans tout ce que j’ai produit - plus de 2600 morceaux à ce jour - j’ai déjà fait des trucs très intimistes, simplement les gens qui suivent Resca n’en ont pas forcément eu connaissance. Il est par contre vrai que musicalement, j’avais envie de faire quelque chose de très différent, tant dans la construction que dans les instruments utilisés, etc…


- Il y a un lien entre Baldr et toi. Peux-tu l’expliquer ici ?

Ah ah, mythe ou réalité, à vous de juger, mais l’histoire est belle et c’est un peu le point de départ de ce projet : me raconter vraiment… Baldr est un nom de vieux norrois, il serait dérivé de Baldur (fils d’Odin et de Frigg) qui appartient au groupe des Aesir dans le panthéon des dieux nordiques, il est le dieu de la lumière, de la beauté, de la jeunesse et de l’amour. En proto-germanique il est Baldr, puis devient Ƀalđraz en vieux haut allemand, et Blanckarz en migrant vers la Hollande et la Belgique, patronyme qui sera ensuite francisé en Blanchard - c’est mon nom de famille - ce qui peu ou prou pourrait se traduire par "Cœur Brillant".

- Tu viens de le dire, cet album est particulièrement personnel. Qu’est-ce qui t’a donné envie d’aller comme ça dans l’introspection ? Était-ce une volonté de sortir de ta zone de confort ou est-ce quelque chose qui s’est imposé à toi ?

J’avais déjà fait un album qui parlait de ma prime enfance - Swamp Native (la maxime en latin sur la couv est celle de ma ville de naissance et le tableau représente Saint Just), le Trapquiem Aeternam qui était en quelque sorte l’au-revoir que je voulais dire à ma mère, ou Les Terres Obscures qui parlait de mes séjours d’enfulte (un mélange d’enfant et d’adulte) en Allemagne, des choses assez personnelles également. Ce n’est donc pas une vraie nouveauté, ce qui était neuf c’était de pousser le processus si loin et d’en livrer autant…


- Des morceaux comme At the Edge of the Species ou Loneliness contiennent des réminiscences de compositeurs comme Philip Glass. As-tu changé ta manière de composer pour cet album ?

Oui. Beaucoup de gens savent que j’ai été durant quelques années le patron de la distribution New Rose. Ce que les gens savent moins c’est que notre catalogue général comprenait des labels comme celui de mon défunt ami Jacques Marbehant - label Hopi Mesa - avec des artistes comme Jean-Philippe Goude, René Aubry, Didier Malherbe, etc. Nous avions également des artistes comme Wim Mertens, The Legendary Pink Dots, The Durutti Column, Collection d’Arnell-Andréa, In The Nursery, des disques différents, que j’ai énormément écoutés. Ça fait longtemps que j’avais en tête de tenter quelque chose dans cette veine mais je ne me sentais pas forcément légitime de le faire. J’ai changé ma façon de composer, avec beaucoup plus de ruptures, de variations de thèmes, etc… et ça a été un réel plaisir de le faire. Techniquement, R$kp tape, en général, 60 à 75 bpm, et, comme le Resca est un boute-en-train, avec un accord principal en Ré mineur. Dans R$kp j’utilise majoritairement des accords mineurs, comme dans le blues, pour ce son dark et froid et j’ai souvent une structure en 4/16/8/16/8 mesures. Dans ce projet j’ai tapé entre 80 et 100 bpm avec un accord principal en La ou en Do, des accords majoritairement en majeur et j’ai des structures très variables. Il y a donc effectivement une toute autre approche dans la composition, et par conséquent dans la tonalité, l’ambiance et le rendu des morceaux. Lorsque j’ai lancé ce projet je pensais qu’il pourrait être mon dernier album, je voulais de la mélancolie mais, pour une fois, pas de la désespérance…


- La fin de l’album est plus agressive (Same as Polar Bear, False Magnetic North). On retrouve davantage le R$kp qu’on connaît. Même plongé dans la mélancolie, R$kp ne peut pas s’empêcher de montrer un peu les dents ? (rires)

(rires) Effectivement !!! Ça doit être Baldr le Viking qui s’exprime ! Sérieusement, oui car ce côté abrasif, sur la brèche, teigneux, c’est aussi moi. C’est d’ailleurs souvent la seule chose que je laisse voir dans le projet Resca, c’est une caractéristique que je rends visible de mon être sans pour autant que ce soit mon trait de caractère le plus dominant.

- Le dernier morceau s’appelle Back Home et, même s’il reste très cohérent avec le reste de l’album, contient une rythmique proche du hip-hop. Est-ce une manière de dire que tu refermes la parenthèses et que tes prochains travaux continueront à creuser le sillon que tu travaillais jusqu’ici ?

Revenir à une structure en 16/8/32/8/16 c’était effectivement une façon de rattacher ce projet aux autres travaux de R$kp. Après je ne sais jamais ce que je ferai la fois suivante donc je ne peux pas répondre avec certitude.


- Quand on pense sagas nordiques, on pense à des hordes de guerriers, des monstres par centaines ; il y a cette idée de multitude. Toi, tu sembles aborder ces mythes par le prisme du singulier, de l’intime. Peux-tu nous expliquer ce choix ?

C’est vrai que souvent pour les gens les sagas nordiques c’est plus Amon Amarth ou, pour les moins excités, Wardruna. J’ai longtemps fait de la montagne, souvent en solo les dernières années… pas des trucs de ouf techniquement, des trucs comme les Aiguilles Rousses en solo en hivernale, ou la Grande Casse par la voie Nord en janvier, ou le Mont Rose en ski de randonnée (toujours en solo) en février… Bref des trucs dans le froid, dans la neige, sur les glaciers, et comme je suis très solitaire, en solo. J’ai même fait le Mont Blanc par la voie normale, seul, mais là, pour la solitude, c’est une autre raison. Et puis il y a quelques mois j’ai perdu mon voisin, un vieux monsieur de 98 ans, océanographe de renommée internationale. Après ses obsèques, son fils, qui vit en Finlande, est venu me remercier et il m’expliquait que les Finlandais sont le peuple le plus dépressif du monde mais qu’ils sont heureux de cet état de fait dans leur immensité glacée. C’est un peu de là que vient cette idée de parler du nord dans une vision intimiste et solitaire.

- Elle est incroyable, cette anecdote ! Personnellement - et peut-être à tort - je ne t’imaginais pas forcément t’aventurer dans l’univers des sagas viking. Comment t’es venue cette idée de partir sur un album concept autour de ces thèmes ?

Je suis un grand fan des sagas nordiques, j’ai lu tous les ouvrages de Régis Boyer (les "Eddas", les sagas islandaises, etc…), et, musicalement, je suis un grand fan de Wardruna ou Heilung. Je lis aussi beaucoup de traductions d’auteurs islandais, finlandais, norvégiens, danois, et enfant je me suis saoulé des Jack London, des Gaston Rébuffat, Maurice Herzog, Lionel Terray ou Roger Frison-Roche. Comme souvent ce sont les livres qui m’y ont emmené… Beaucoup de gens rêvent de voyage sur des plages de sable fin, moi mon rêve ce serait de traverser l’Europe en voiture jusqu’à Bergen pour aller visiter le Bergen Maritime Museum.

- Tu composes souvent à partir de la littérature (Anfang, The Map and the Territory), c’est une nouvelle fois le cas ici. Est-ce à dire que c’est ta source principale d’inspiration ?

Oui, souvent. Comme tu le sais, j’ai une petite maison d’éditions littéraires - Tertium Éditions - et la littérature a une place centrale dans ma vie. C’est le cas depuis que je sais lire. Mes livres ont été mes meilleurs amis, mes fidèles compagnons, depuis toujours. Je peux même dire que certains m’ont sauvé, dans des périodes particulièrement difficiles ils étaient mon refuge, mon échappatoire, ma fenêtre sur le ciel, ma raison d’espérer, de résister, ou en m’apportant une ouverture sur le monde et des connaissances que je n’aurais jamais eues sans eux. Oui souvent, le point de départ de mes projets musicaux se trouve dans mes livres. "La cité qui rêve" de Pierre Le Coz pour Anfang, "L’automne à Pékin" de Boris Vian pour Amadis Dudu, "Le Monde des Ā" pour la trilogie The Death of the stars, "Polyspeculative Realities" et "Confused Letters of Chaos" ou "Les Métamorphoses" d’Ovide pour l’album que j’ai fait avec Antonella Eye Porcelluzzi… Quelquefois l’idée nait par des films ou des séries (comme pour l’album Suicide Invitation directement inspiré de la série "Ad Vitam") mais c’est plus rare.


- C’est passionnant. Outre celui de Baldr, quel mythe antique te parle le plus ?

Perséphone, parce qu’il y a de l’amour, mais pas que… C’est la déesse des enfers, contre son gré, elle siège à côté de son mari (Hadès) tenant un pavot à la main pour symboliser la mort des saisons. Dans cette histoire, je serais sans aucun doute Adonis (dont un fleuve, près de la ville de Byblos, porte le nom. Ce fleuve à la particularité de se teinter en rouge…).

- Si on t’offrait la possibilité d’accéder au statut de divinité, de quelle sphère voudrais-tu prendre la charge ?

Sphère ? Terre !!! ( rires )

- Quels seraient tes attributs - sans mauvais jeu de mots (rires) ?

Je pourrais ensevelir d’un regard tous les fâcheux…

- Pour finir, peux-tu nous donner quelques exclusivités sur tes (nombreux) projets en cours ou à venir ?

J’ai eu pas mal de soucis de santé ces derniers temps donc je compose assez peu en ce moment… Je travaille sur un long morceau à base de fieldrecordingmatinalcajarcois… et j’ai commencé à réfléchir à un Baldr 2.

- Si tu cherches un label pour distribuer tes field recordings, tu sais à qui t’adresser. (rires) Merci pour ton temps.

Merci beaucoup pour ton invitation.


Interviews - 06.05.2024 par Ben


IRM Podcasts - #9/ 2021 - on reste en Europe (par Rabbit)

On continue d’explorer nos coups de coeur indé ou autoproduits de l’actu 2021, côté européen cette fois avec de l’electronica, de l’abstract hip-hop aux influences indus ou noise, de l’ambient, du rock aventureux, de la techno du côté obscur et plus encore ! Tracklist : 1. V & Matij - El Constructor and Dj Five (Summer Sleep City EP) - Belgique (...)