Fabien Maksymowycz (Batard Tronique) : « Je suis un perfectionniste très imparfait »

Qu’il sévisse sous les pseudonymes de Batard Tronique, Slawowycz ou Psykoxxx, Fabien Maksymowycz imprime sa marque sur tous les genres musicaux qu’il passe à la moulinette de son talent. Non content d’abreuver les oreilles curieuses en bon son de manière quasi hebdomadaire, l’hyperactif Malouin multiplie les collabs et tient aussi la barre du label Paris Zombie. Rencontre avec un acteur influent du (vrai) underground.



IRM : Salut Fabien.

Fabien Maksymowycz : Salut Benjamin...

Commençons par la fin. Ton dernier album en date est une collaboration avec NLC (Nouvelles Lectures Cosmopolites), l’excellent Turbulences. Peux-tu nous en expliquer la genèse ?

Alors, pour Turbulences, j’étais dans une période moins inspirée, je faisais des petits sons de style dub, où le focus était sur les rythmes et je ne me rappelle plus qui a lancé l’autre sur le projet, mais Julien [Ash, ndlr] était enthousiaste pour cette idée de dub. Il nous a comme d’habitude gratifiés de superbes textures néo-classiques dont il a le secret, ce qui était expérimental pour moi également : je n’ai pas de références qui mélangent dub et musique orchestrale néo-classique ou cinématique (à part peut être Ez3kiel) ! Donc idem, j’étais enthousiaste. À noter que pour cet opus, je me suis occupé du mix et du mastering exclusivement dans un casque. J’étais en séjour donc pas avec mon matos habituel. Du coup, je faisais vérifier par Julien si chez lui les volumes étaient corrects, etc. Au final il sonne super bien ! Une vraie réussite ! D’ailleurs merci à IRM pour la chronique de Turbulences.

Je t’en prie. L’album le mérite. Julien et toi travaillez souvent ensemble ces derniers temps. De l’expérimental dub orchestral à la musique moyenâgeuse, vous ne semblez avoir aucune limite. Comment procédez-vous ?

Déjà, on s’entend bien, c’est important. Comme tu le sais, j’ai un caractère parfois ombrageux, donc l’entente est primordiale. Avec Julien, ça se déroule sereinement. Lui comme moi, on se focalise sur la musique. Pour les idées d’albums communs, ça peut venir de lui ou de moi, l’envie de taffer du son en équipe. Quant au processus... L’un des deux envoie soit une piste d’un instrument seul, soit une ébauche, et en général les deux ou trois premières pistes donnent le ton général de l’album. En plus on a tous les deux, je crois, un goût prononcé pour les musiques orchestrales ou cinématiques, bien que j’en produise peu d’ailleurs. Mais c’est un vrai plaisir quand je le fais !


D’une manière plus générale, sous tes différents alias, tu abordes aussi bien le hip-hop que le death metal ou le breakcore. Y a-t-il un genre que tu ne te verrais jamais appréhender ?

Oui ! Les genres que je n’écoute pas, que je ne comprends pas ou que je n’apprécie pas... Donc en gros les morceaux free jazz barrés où tout sonne faux entre chaque instrument ; la noise, définitivement, je n’accroche pas du tout, et même si je peux comprends la démarche "jusqu’au-boutiste" sur un album, je ne le peux pas sur une discographie entière. Je vais être honnête, je n’écouterais pas... Sinon des styles comme le jazz big band, pour des raisons techniques, et donc pour la même raison, toutes les musiques impossibles à reproduire pour un musicien électronique solo, à moins d’utiliser des samples, chose que j’évite au maximum. Ah oui ! Et puis euh... tous les nouveaux sous-genres qui apparaissent tous les jours, dont je ne vois pas la définition, ces genres de trucs comme phonk ou crust ou autres... J’ai entendu du phonk sur Spotify, et je ne comprends pas l’étiquette, mais alors pas du tout. C’est plus du rythme décalé genre reggaeton ou dembow, mélangé avec des sons orchestraux de beatmakings hip-hop, je crois que c’est un truc du genre, sans être très certain. Bref, j’ai vieilli (rires) !

Ce qui frappe chez toi, c’est ta manière très collective d’aborder la musique. Tu as initié pas mal de projets collaboratifs/compils ces derniers temps, comme les compilations Popes Of the Pop ou l’EP Electric. Tu invites beaucoup d’artistes à s’exprimer avec toi ou dans leur propre style. C’est ton côté chef de bande ?

Je t’avoue que ta question m’étonne ! Car du point de vue caractère, je suis un vrai antisocial, isolé presque H24 dans la vraie vie, et du coup que tu me dises ça... Je ne sais pas trop... Je dirais... Je dirais que je compense sans doute ma solitude quotidienne par les envies musicales collectives. Après le côté "chef de bande", je ne pense pas, ou du moins, je n’imaginais pas qu’on puisse me voir ainsi. A vrai dire c’est cool. Tant mieux. Mais le truc, c’est que la musique ou les projets sont dix fois plus intenses et intéressants quand il y a des moods différents, des techniques, des façons d’appréhender différentes. C’est une chose que je constate en musique et que je suppose pareille dans tous les domaines. Dommage que j’aie du mal à l’appliquer à ma vie personnelle !

Puisque l’on parle de collaborations, y a-t-il des artistes avec lesquels tu aurais envie de collaborer et avec lesquels ce ne serait pas encore fait ?

Ouh là oui ! Plein ! Aussi bien dans le cercle de ceux que je connais, dont tu fais partie que des gens inconnus et même des musiciens ou chanteurs morts, mais bref... Pour faire plus pragmatique, une collab’ avec toi Ben, en rock mélangé avec des styles électro, je visualise ça bien, ce serait cool ! Et avec Maeki Maii. Des collabs, j’aimerais bien aussi pouvoir remixer notre ami Grosso Gadgetto, refaire d’autres collabs avec Arnaud (Innocent But Guilty), et je n’oublie pas Juju bien sûr [Julien Ash, ndlr] ! Et pour les famous, j’aurais aimé remixer officiellement Stupéflip  ! Ils sont barrés à fond dans leur trip et c’est ça qu’il faut ! Et je m’excuse pour ceux que j’ai zappés, Konejo, par exemple, avec qui une collab serait possible, Antonella et d’autres que j’oublie probablement. Ne m’en veuillez pas.


Tu officies sous une constellation d’alias. Y en a-t-il un que l’on peut considérer comme ton main project avec des side projects autour ? Ou y a-t-il une partie de toi dans chaque projet ? Où est le vrai Fabien dans tout ça ?

Ah ! Celle-là, je m’y attendais ! J’avoue que moi-même je m’y perds un peu, entre les pseudos inactifs d’il y a dix ou quinze ans et ceux plus récents, ça doit en faire une bonne pelletée... Mais en gros, Batard Tronique est mon exutoire et laboratoire : je ne m’y interdis rien. C’est sous ce nom que sortent les trucs les plus sympa. Slawowycz est le side project le plus professionnel et que je tiens à garder ainsi, avec une rigueur et une constance plus stable, donc forcément avec plus de sérieux. Khadim est le plus récent, et à vrai dire pour ce pseudo, je n’ai pas d’avenir ou de plan envisagé. Quant à Psykoxxx ça remonte à un bout de temps. C’est avec ce nom que j’effectue les sons les plus hard et les plus dark ou parfois les deux en même temps. Les autres pseudonymes sont plus anecdotiques... Et il y a de moi dans chaque son, mais à des doses différentes, Mélo*P m’avait fait une remarque que j’avais gardée comme un compliment : j’ai une sorte de touche, une "patte" reconnaissable, ce qui est, si c’est vrai, vraiment l’idéal surtout vu tous les styles abordés.

C’est très bien vu de sa part, en effet. Parmi la myriade de projets auxquels tu participes, j’ai une tendresse particulière pour 2 Tones, le duo que tu formes avec Arnaud Chatelard. A quand un prochain album ?

Quand il voudra ! D’ailleurs Arnaud, si tu me lis, ce serait avec plaisir ! (sourire) Ceci dit, il m’avait confié des pistes sans rythmes, mais bizarrement j’ai pas réussi à leur donner une structure ou peut-être que c’était trop sombre à ce moment-là. Tu fais bien d’en reparler, j’irai jeter une oreille neuve dans le dossier !


On a hâte de vous réentendre ensemble, en tout cas. Il y a une question que je voulais te poser depuis longtemps. Sur l’album Steak de Psykoxxx, il y a un featuring avec ton père sur un morceau très bluesy. Peux-tu nous raconter l’histoire de cette collab ?

(Silence) Par où commencer ! Bon, mon père est un de ces guitaristes locaux, qui donne des cours de guitare, fait des concerts de façon locale, pour ainsi dire "à l’ancienne". Il est de la génération seventies, hippie dans l’âme, il a grandi en Belgique et la particularité c’est qu’en Belgique, il n’y’avait pas de restrictions sur les morceaux étrangers (donc américains) qui passaient en radio... Alors forcément, il a une base musicale très anglophone. Le blues rock, c’est vraiment son socle. Mais il s’intéresse à toutes sortes de sonorités (contenant des guitares). Il a un peu de mal avec certains trucs électro, mais des fois... boh, ça passe ! Pour le morceau Motors Of Hell, j’avais construit la structure basique, riffs de refrains, basse et batterie, sur l’ordi comme souvent. Et il a fait sa magie avec mon Harley Benton premier prix et la démo de Guitar Rig 5 pour les satus ! Bien qu’il se mésestime souvent, c’est un excellent guitariste... et un papa poule ! (rires) Il a participé sur d’autres morceaux. C’est simple, si j’ai vraiment besoin d’un solo de guitare hors pair, j’appelle mon père ! (rires)


C’est une bien belle histoire, merci. Tu abordes régulièrement le thème de la santé mentale dans tes morceaux. Tu y évoques la dépression sans détour sur Un Sens À Mon Groove ou Tepalseulkivamal, par exemple. Peux-tu nous expliquer ce choix ?

Et bien oui, je ne vais pas mentir, je suis schizophrène ! Donc forcément ça a un impact sur mon expression musicale. Par contre, jusqu’à quel point ? Je t’avoue que je ne m’en rends pas compte. J’espère juste que ça ne prenne pas trop le dessus, ça deviendrait probablement trop ennuyeux, je crois. Et puis je ne me sens pas du tout l’âme d’un porte-parole. Ceci étant dit, les différents séjours en HP peuvent aussi être pris comme des expériences, ce que j’ai fait notamment sur le morceau de rap Vol Au Dessus D’Un Nid De Coucou, qui parle de l’enfermement en HP. Le texte est assez trippant, car la fin du texte reprend les mêmes phrases qu’au début. Cela fait comme une boucle sans fin, si on collait la chanson bout à bout.

Ton matériau musical ne semble jamais être figé. Il n’est pas rare que tu ressortes un ancien album avec un nouveau mastering ou des versions augmentées ou retravaillées (Slavic Grime Beats qui est construit sur une version de Slavic Sound, par exemple). Tu es un éternel insatisfait ?

Oui, carrément, complètement même... Ceci dit, ce côté insatisfait s’atténue avec l’âge. Je prends plus facilement du recul aujourd’hui et surtout c’est un besoin moindre de m’exprimer artistiquement. Je me sens plus apaisé, plus serein, je dirais. Et puis je suis un perfectionniste très imparfait, du coup, quand je sens une possibilité d’améliorer, j’hésite peu, surtout avec le pseudo Batard Tronique. Pour les autres, j’évite le plus possible. Et je rajouterais que mon inconstance et mon instabilité sont des faiblesses, et les faiblesses, il faut les transformer en force : du coup, je suis comme une sorte de p’tit morpion musical assez imprévisible, qui, à force de compulsions musicales jusqu’à plus soif, se fait connaître petit à petit en abreuvant d’une multitude de ses créations le web musical ! En gros, je suis une véritable épidémie (rires) !

Sacrée analogie ! Quel est ton regard de patron de label sur la période que nous traversons ?

J’en pense qu’une bonne partie du milieu musical est trop focalisée sur le business, et que de l’autre côté, il y en a beaucoup trop qui eux, n’y pensent pas assez, ou pas de la bonne manière, donc faut savoir exactement ce que l’on recherche quand on veut faire de la musique. Et malheureusement, supports physiques, distrib digitale, tout a un coût, pas toujours abordable. Le tout, c’est d’arriver à naviguer au milieu de tout ça sans s’y perdre, et je crois que c’est le plus important : rester soi-même. Moi par exemple, l’idée de me produire en concert ne m’attire pas du tout ; du coup ma façon de travailler est sans doute différente des musiciens qui eux, vont préférer faire du live. Bref, ce n’est pas trop en rapport avec la question mais ça me semble important !

Quels sont les cinq albums que tu conseillerais à une personne désireuse d’entrer dans ton univers musical ?

Pfouuuu ! Dur ! Je dirais... peut être Slawowycz - Slavcore, Batard Tronique - Mad In Breizh, Psykoxxx - Steak, et puis peut-être aussi le derniers en cours de progression Batard Tronique - Etno Folk Muzika et enfin, soit King de Batard Tronique, ou soit Love de Slawowycz.

Récemment, sur tes réseaux, tu évoquais les vingt ans de Batard Tronique. On sait que tu es dans la musique depuis encore plus longtemps que ça. Quand tu te retournes sur ce que tu as accompli, qu’est-ce que tu penses ?

Je me dis que c’est un choix... à assumer... chaque jour, et, pas de souci, j’assume, notamment les bad trips, les tensions psychologiques que ça me cause. Mais c’est devenu fatiguant. Je dirais même que c’est, des fois, presque un poids. Et de toute façon, étant schizo, j’aime autant avoir la musique pour m’occuper plutôt que rester oisif tout le temps ou devant la TV. Donc sachant ça, hors de question d’arrêter.


Pour finir, tu peux nous donner quelques exclus à propos des projets à venir chez Paris Zombie ?

Oui ! Avec plaisir ! Normalement, un album ou EP de Christian (Grosso Gadgetto), idem pour nos amis d’Inhum’Awz ! Et cette fois, la pochette, je compte faire du travail plus poussé ! Sinon, il y avait d’autres projets, mais pas de retours, donc j’y crois plus, à oublier. Et l’an prochain, en octobre 2025, ce sera les 10 ans d’existence du label Paris Zombie ! Donc je commence à envisager une compilation ! Peut être en deux albums d’ailleurs... Et pour le coup, il n’y aura pas de restrictions. Même ceux qui font de la noise pourront m’envoyer des "sons" (rires) !

Merci pour ton temps.

Merci à toi surtout, pour ce focus sur moi et mes sons !


Interviews - 20.08.2024 par Ben