Anne Clark - The Smallest Acts Of Kindness
Je vous parle d’un temps que les moins de 30 ans ne peuvent pas connaître, et d’autant moins de ce côté-ci de la Manche. Un temps où les futurs Massive Attack traînaient encore dans la rue à taguer les murs de Bristol, et où Björk cherchait sa voix en touchant au post-punk gothique avec KUKL. Un temps où les labels Warp et Mo’Wax étaient toujours à inventer. Mais tandis que la new wave mutait en synth-pop dégoulinante sur les ondes FM, Anne Clark, elle, habillait déjà sa poésie autiste et humaniste à la fois d’une ébauche d’électro-pop sombre et tranchante aux atmosphères prémonitoires. Qu’en est-il un quart de siècle plus tard ? Après 13 ans de quasi hiatus, The Smallest Acts Of Kindness répond à cette question de la plus fascinante des manières.
1. Nothing Going On
2. The Hardest Heart
3. Waiting
4. Psalm
5. Know
6. As Soon As I Get Home
7. Off Grid
8. Boy Racing
9. Zest !
10. Prayer Before Birth
11. Full Moon
12. If
Anne Clark n’est guère connue chez nous, c’est un fait. Pas facile de ce côté-ci de la Manche de mettre la main, légalement j’entends et à un prix abordable, sur The Smallest Acts Of Kindness par exemple. C’est pourtant un petit évènement (ou du moins ça devrait l’être ?) que la sortie de ce nouvel opus de la londonienne 13 ans après son dernier album studio original, To Love And Be Loved. Car les horizons abstraits esquissés à l’avant-garde de la new wave dès le milieu des années 80 (et en particulier à partir du visionnaire An Ordinary Life paru en 86) par cette poétesse des maux indicibles se sont révélés quelques années plus tard autant de points de départ des plus stimulants pour les explorateurs de tout poil, de Massive Attack au label Warp en passant par UNKLE ou même Björk (il y avait d’ailleurs un Alarm Call sur Pressure Point 12 ans avant celui d’ Homogenic ).
Juste et logique retour d’influence, c’est aujourd’hui aux pionniers de Bristol que l’on pense sitôt plongé dans le spleen ténébreux de l’oppressant Nothing Going On d’ouverture, où les couches électro mouvantes naissent, s’entrecroisent puis s’éteignent au gré d’une prose minimaliste et presque éteinte toujours à la frontière du chant et du spoken word, sous-tendues par des beats lourds et angoissés qu’on jurerait sortis tout droit de Mezzanine. "Rien ne se passe"... Le constat tant intime que politique est désabusé, et apparaît d’abord sans espoir. Mais Anne Clarke est humaine, trop humaine et dès The Hardest Heart les déclamations de l’anglaise se font l’écho de cette sensibilité exacerbée et paradoxalement contenue de force au sein des limites de son espace mental par la vie elle-même, qui semble la rejeter tel un corps étranger.
L’amour, la complexité des relations humaines, la folie d’un monde qui tourne sans elle et sa fin imminente dans le chaos (cf. l’apocalyptique If), la société ou encore la religion sur le bouleversant Psalm... autant de sujets sur lesquels Anne Clark s’exprime en prose ou en vers, avec poésie et philosophie. La ferveur de son interprétation plus nuancée et naturelle que jamais est teintée d’amertume, de violence parfois ou plus souvent de l’impuissance rageuse qu’elle ressent face à ce monde qui ne veut rien entendre et en lequel pourtant elle continue de croire. Et si la somme d’infimes élans de générosité pouvait finir par le changer pour le meilleur ? La dame sait de quoi elle parle, elle qui débuta sur la scène du Warehouse Theatre dont elle amena pas à pas la programmation vers l’avant-garde post-punk, invitant notamment Siouxsie et ses Banshees, Paul Weller ou The Damned à se mêler aux poètes, comédiens et danseurs, et donnant leur chance à des newcomers de choix tels que The Durutti Column ou Ben Watt, futur moitié d’Everything But The Girl avec... Tracey Thorn, qui s’illustrerait justement quelques années plus tard en donnant de la voix sur le Protection de Massive Attack. L’art des mots, la musique d’Anne Clarke n’aurait su s’en passer à l’époque, mais peu à peu, son sens du rythme et de la musicalité du verbe s’est développé, complexifié pour aboutir aujourd’hui à cet album plus mélodique, plus souple que tout ce qu’on aurait pu imaginer de la part de l’anglaise, et pourtant pas loin d’être aussi radical que ses plus passionnantes réussites des années 80.
Et si les mots n’ont jamais pris chez elle le pas sur la musique, comme c’est le cas par exemple sur le superbe I Can Hear Your Heart d’Aidan Moffat, l’autre grand poète-musicien anglais de ce début de siècle (mais poète des actions qui révèlent les sentiments en creux, là où Anne Clark ausculte l’âme ouvertement et ses perceptions plus abstraites), ils s’y mêlent aujourd’hui plus harmonieusement qu’à l’accoutumée, laissant même à l’instrumentation le soin d’orienter l’environnement au sein duquel ils vont évoluer : folk métaphysique aux arrangements atmosphériques de piano et de cordes, jazz électro-acoustique, funk synthétique sous acide (l’étrange instrumental Zest !, quelque peu anachronique et qui peine à trouver sa place dans l’album), techno insondable, musique industrielle aux riffs proches du métal (Prayer Before Birth), ambient souterraine en quête de ces sombres abysses déjà visitées dans les années 90 par Labradford ou The Third Eye Foundation, ou plus aérienne à la façon d’un Brian Eno avec As Soon As I Get Home, complainte solennelle et poignante sur laquelle la voix profonde du pianiste Murat Parlak, l’un des nombreux co-architectes de l’album pour la plupart allemands (tout comme le label NetMusicZone) et rompus à l’électro, nous fait rêver à ce que pourrait donner un duo entre Anne Clark et David Sylvian. Autant dire que le rayonnement aventureux de la londonienne n’a pas grand chose à envier, dans un tout autre esprit, à celui d’un groupe comme Subtle par exemple, ou à Björk là encore pour cette capacité à tirer le meilleur de ses collaborateurs sans rien sacrifier de sa personnalité unique. On citera pêle-mêle Xabec, Rainer Von Vielen ou les deux belges d’Implant qui l’accompagnent parfois sur scène, autant de planètes en orbite autour de cet astre qui n’en finit plus d’irradier le petit monde de l’électro par son talent inépuisable et foisonnant.
Myspace : www.myspace.com/anneclark
Rituel désormais traditionnel accompagnant les fêtes de fin d’année, le bilan démontre, puisque cela paraît nécessaire à la suite de certaines lectures, que l’année fut, musicalement du moins, tout aussi riche que 2007.
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