Fleuves Noirs - Respecte-Moi
Cinq titres et pas un de plus. C’est à peu près le temps qu’il faut à Fleuves Noirs pour s’insinuer durablement dans la boite crânienne car Respecte-Moi est vraiment un drôle de truc. Tout à la fois foufou et suprêmement classe.
1. Jean Roulin
2. Il Est Beethoven Deux Heures
3. Hesitanza
4. Bambu/Con Moto
5. Loufresnaere
L’album commence bizarrement, avec l’introduction fuyante de Jean Roulin que l’on aurait plutôt attendue en fin de disque puis tout se met en place subitement : une basse énorme qui tapisse le parterre, une guitare qui examine la distorsion, une batterie qui fracasse en mode tribal et puis surtout la voix. Enfin, les voix serait-on tenté de dire. On dirait un chant incantatoire ânonné par une tribu d’indiens hallucinés répétant inlassablement le même mantra jusqu’à ce que mort s’ensuive : « I pick the knowledge from the tree/The fruit is rotten/Blame it on me ». C’est une entame saisissante. Elle file droit devant mais contient nombre de chausse-trappes et ce faisant, plante parfaitement le décor. L’ensemble de Respecte-Moi suivra les mêmes principes : complètement carré mais toujours inattendu. On ne sait jamais trop ce que réserve la suite de ce que l’on écoute et dans le même temps, Fleuves Noirs restent sur les rails. Son itinéraire est limpide mais très accidenté. Aux deux premiers titres très ramassés répondent les trois suivants qui cumulent les minutes et pourtant, l’impact ne s’émousse pas : il reste franc, massif et direct. Ce que l’on remarque en premier lieu, c’est le côté disloqué et métamorphe qui fait que l’on aurait bien du mal à étiqueter la musique du groupe. On bottera en touche en avançant qu’il agrafe des ex-Berline 0.33 (basse et batterie) à un ancien Cheyenne 40 (au chant). Fleuves Noirs réunit le tapissage rythmique inébranlable des premiers et la folie psychotique des seconds. En outre, on trouve Niels Mori derrière la guitare. Si Respecte-Moi s’éloigne des estampes mélancoliques de ce dernier, on y retrouve néanmoins le même goût pour l’errance. Mais c’est bien tout parce qu’une fois arrivé au terme de l’écoute, il ne fait aucun doute que le quartette ne saurait être résumé à un agrégat de choses déjà entendues auparavant. Leur mixture est bien trop singulière pour cela et mêle tout un tas de choses : poussières de noise-rock, élans tropicalistes, avant-rock, post-machin chose, psycho-truc, expérimentations tous azimuts entre autres. Ce qui frappe ensuite, c’est le côté très ciselé des morceaux. Chacun semble poursuivre une multitude de directions qui pourtant se diluent les unes dans les autres à tel point qu’on jurerait qu’il n’y en a qu’une. Chacun renferme également nombre de détails que l’on finit par percevoir en multipliant les écoutes. Tout cela confère un caractère profondément labyrinthique au disque (le chant et la guitare à l’altérité forte) et pourtant, on ne s’y perd jamais (basse et batterie fournissent un balisage efficace). C’est très fort, cette façon d’aller sillonner les chemins de traverse sans jamais quitter l’axe principal.
Bambu/Con Moto, planqué en quatrième position, est à ce titre très représentatif de cette science de l’assemblage : ce que l’on prenait pour une divagation incohérente au début se transforme progressivement en véritable morceau. La guitare tisse des arabesques élégantes qui s’opposent au yaya franchement aliéné du chant rehaussé de multiples effets. Puis ça mute encore, la voix semble faire une mise au point et on finit par saisir ce qu’elle dit alors que la guitare change de registre, abandonnant sa dentelle inquiète et moribonde pour quelque chose de plus perché, très surf aux entournures. Et ça mute à nouveau en devenant complètement halluciné, une sorte de psychédélisme solaire prend forme et ne lâche plus le morceau jusqu’à la fin. Douze minutes chaotiques durant lesquelles on ne ressent aucunement le chaos puisqu’il n’y a aucune rupture. Les changements de direction sont tout à la fois brusques et négociés en douceur, du coup on ne s’égare pas. C’est une fois arrivé à la fin qu’on se rend compte qu’elle n’a plus rien à voir avec le début et que le morceau n’a cessé de se métamorphoser dans l’intervalle. C’est la grande affaire de Respecte-Moi, ça. Les titres n’ont rien à voir les uns avec les autres et semblent même se subdiviser à l’intérieur d’eux-mêmes dans un mouvement ample et éclaté. Quand l’un d’eux s’achève, on ne sait jamais où se situera le suivant et quand on écoute le suivant, on oublie systématiquement où l’on était avant. Pourtant, malgré la grande entropie de l’ensemble, ça reste en permanence cohérent et infiniment bien construit. Sur Hesitanza, Fleuves Noirs peut bien balancer « I’m in a fix /I try to get up and miss » quand le morceau - et par extension, le disque - fait mentir ses paroles en se tenant miraculeusement debout. Huit minutes et des brouettes d’ « incoherents mumblings of a drunk writing on the floor » dont on comprend effectivement difficilement le texte - même quand on l’a devant les yeux - mais dont on capte très bien le message. Ça bégaie pas mal dans l’arrière-plan, la guitare bien chevillée à la basse et à la batterie quand le chant, une fois n’est pas coutume, n’en fait qu’à sa tête. C’est répétitif et agaçant mais c’est aussi très prenant. Et le tout de s’achever sur le très long et suprêmement classe Loufresnaere qui montre en passant que sous ses dehors foutraques, on tient-là une belle réunion de cadors capables de faire pleurer le chaos. Une chose est sûre, une fois arrivé au terme de ces cinq titres, on les remet immédiatement au début pour revivre l’expérience et tenter de comprendre comment de tels morceaux peuvent naître d’une telle entropie.
« Un cri aigu lui glaça les os.
Il comprit la nécessité impérieuse d’en finir rapidement et sans faiblesse :
En lui-même, il était malade de rire. »
Cette citation placée sur l’insert résume plutôt bien ce que Fleuves Noirs donne à entendre. Associée à la chouette pochette, hommage à Michel Gourdon qui fut l’illustrateur des jaquettes des romans des éditions Fleuve Noir jusqu’à l’orée des ’80s, on voit bien d’où les Lillois tirent leur inspiration. Ce n’est pas qu’une imagerie, on a plusieurs fois l’impression d’entendre le monologue intérieur d’un personnage de polar en écoutant Respecte-Moi, qu’il soit victime ou bourreau. C’est tout à la fois étrange et attirant, affolé mais très déterminé. En tout cas, pour une première, c’est d’emblée un grand coup, un braquage parfait.
De quoi suivre l’injonction du titre sans coup férir.
Silence radio depuis notre top de septembre qui a davantage à voir avec le manque de temps qu’avec la sobriété énergétique, mais on ne s’est pas tourné les pouces pour autant, à explorer une actualité des sorties toujours aussi dense pour mieux vous la résumer en une poignée de disques déjà cultes dans les couloirs virtuels de la rédaction. Et à en juger (...)
Il y a eu Respecte-Moi , maintenant il y a Respecte-Toi et c’est tout aussi sidérant. Fleuves Noirs est de retour et c’est encore une fois une évidence : carton plein.
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