Radiohead - A Moon Shaped Pool
1. Burn the Witch
2. Daydreaming
3. Decks Dark
4. Desert Island Disk
5. Ful Stop
6. Glass Eyes
7. Identikit
8. The Numbers
9. Present Tense
10. Tinker Tailor Soldier Rich Man Poor Man Beggar Man Thief
11. True Love Waits
Sortie le : 8 mai 2016
Ce n’est pas la première fois que Radiohead (me) déçoit. Mais si l’esbroufe un peu vaine d’In Rainbows, impressionnant de prime abord, s’était décantée avec les écoutes, cette fois c’est d’emblée qu’A Moon Shaped Pool, attendu depuis 5 ans - là encore une première pour le groupe - marque ses limites.
Avec ses compositions linéaires et peu audacieuses, ce neuvième opus prend en effet le contrepied des subtiles hybridations paradoxalement efficaces de l’étrangement mésestimé The King Of Limbs, privilégiant les chansons sans pour autant retrouver les moyens de son ambition plus ou moins affichée : renouer avec l’étoffe à la fois exigeante et rassembleuse d’un OK Computer. "We are just happy to serve you" chante ainsi Thom Yorke d’une voix inhabituellement claire sur un Daydreaming aux allures de profession de foi, au demeurant chef-d’œuvre aux orchestrations amples d’un album où Jonny Greenwood met enfin au service de son groupe les troublants arrangements de cordes de ses BOs pour P.T. Anderson.
Pourtant d’entrée de jeu, et malgré la beauté radiante de cette ballade claviers/crins, sublimée par la poésie du sus-nommé cinéaste ricain en métaphore labyrinthique et oppressante des phases successives d’une existence entre quatre murs où les bouffées d’air se font bien plus rares que les impressions de déjà vu, la redite mélodique d’un Motion Picture Soundtrack et l’écrin d’émotion dépouillée d’How To Disappear Completely apparaissent comme un patronage un peu trop évident. L’album, de toute façon, ne retrouvera ce niveau que sur Present Tense, samba de fantômes qui n’aurait certes pas démérité sur OK Computer et dont l’évidence des chœurs d’éphèbes tranchent superbement avec la schizophrénie du background d’harmonies vocales.
Bien entendu, vous avez sûrement déjà un avis sur le disque et je ne vais pas chercher à vous faire croire qu’un album décevant de Radiohead est moins que bon dans l’absolu. Decks Dark, bien que flirtant un peu trop ouvertement avec l’univers de Massive Attack, s’impose grâce à ses chœurs de purgatoire et l’onirisme de ses pianotages en mineur ; Glass Eyes se frotte au romantisme symphonique d’inspiration "classique contemporain" d’un Scott Walker et réussit son coup ; le minimaliste Tinker Tailor Soldier Sailor Rich Man Poor Man Beggar Man Thief rappelle les belles heures du diptyque Kid A/Amnesiac, sortant enfin Phil Selway du placard sur fond de violons à coller le frisson - Pyramid Song n’est pas loin.
Mais voilà, Burn The Witch, premier single au clip réjouissant arrive 15 ans trop tard pour incarner la quintessence plutôt que le cliché, avec ses tics vocaux tellement rahioheadiens qu’on a l’impression de le connaître par cœur au milieu de la premier écoute. Comme sur Identikit, les circonvolutions tendues de la basse de Colin Greenwood, constante d’excellence sur ce disque, sont seules à sauver le titre d’un ennui poli et malgré sa densité de production Ful Stop ne fait pas davantage illusion, ne surprenant jamais vraiment en plus de 6 minutes de cavalcade néo-kraut convenue. The Numbers, double hommage à Nick Drake (la mélodie de guitare sèche) et au Gainsbourg de Melody Nelson (la basse, les chœurs et les violons) manque d’accroche mélodique pour réitérer le petit exploit du Paper Tiger de Beck, et Desert Island Disk, autre référence évidente au génie de la folk britannique, marquera à coup sûr encore moins les esprits.
Quant à cette version studio tant attendue de True Love Waits, 20 ans pour quelques motifs de piano répétitifs à la Steve Reich et ce fond de tiroir au titre devenu involontairement ironique en vient à illustrer un manque d’inspiration flagrant. Autant dire que si l’amour véritable sait s’armer de patience, c’est au prochain album qu’il espère un sursaut d’inventivité de la part d’un groupe qui n’avait jamais autant paru se reposer sur ses lauriers - avec pour conséquence, quelques jours à peine après sa sortie, un plébiscite critique qui après le bashing dont avait fait l’objet l’autrement plus intéressant TKOL fait franchement se poser des questions...
Quel est l’intérêt de chroniquer le nouvel album de Radiohead alors que tout a probablement déjà été dit à son sujet. N’est-ce d’ailleurs pas malheureux ? Un album de la troupe d’Oxford, cela devrait se savourer et se digérer avant d’être objectivé, non ?
La métaphore culinaire n’est pas choisie au hasard. Comme le plat d’un grand chef, un disque de Radiohead est amené à diviser mais il possède assurément un incontestable savoir-faire. Le génie créatif ne peut pas s’exprimer en permanence, et les deux précédents opus du quintet marquaient une infime baisse de qualité, chacun dans un registre différent : In Rainbows voyait peut-être les Britanniques se reposer un petit peu trop sur leurs lauriers en voulant dégainer un condensé de leur univers, tandis que The King of Limbs, malgré des titres phénoménaux, était parfois moins inspiré mais avait le mérite de repousser encore les horizons explorés en se frottant à un post-dubstep qui aura fait fuir bon nombre de fans.
2016. A Moon Shaped Pool, donc. L’album le plus attendu du groupe, au moins en termes de temps. Jamais Radiohead n’était resté muet pendant cinq ans. Certes, plusieurs membres de la formation ont publié des albums en solo, ajoutant de nouvelles pièces formidables à leur discographie – du Inherent Vice de Jonny Greenwood au Tomorrow’s Modern Boxes de Thom Yorke, en passant par le AMOK signé par ce dernier sous l’alias Atoms For Peace et le surprenant Weatherhouse de Phil Selway, sans occulter quelques participations jouissives telles celle de Colin Greenwood sur le Into The Trees de One Little Plane. Bref, du lourd, mais rien qui ne puisse égaler l’attente générée par la sortie d’un disque de Radiohead.
Que vaut ce nouveau cru alors ? A Moon Shaped Pool surprend-il ? Explore-t-il de nouveaux horizons ? Oui et non. En fait, il prolonge l’univers du groupe, tout en conviant plus que jamais les cordes. Les arrangements sont somptueux, et il apparaît d’emblée évident que le leadership s’est rééquilibré depuis The King of Limbs. Là où ce dernier préfigurait le Tomorrow’s Modern Boxes de Thom Yorke, alors dans une période où il adulait les travaux de Burial, A Moon Shaped Pool offre à Jonny Greenwood la possibilité d’apporter son appétence pour la musique classique.
Cela faisait donc quinze ans, et le diptyque Kid A/Amnesiac, que l’importance des deux leaders de Radiohead n’avait plus été aussi équitable. Comme lors de cette période, l’orientation choisie par le disque tend à parfois sacrifier les compétences d’un Phil Selway réduit ici et là au chômage technique ou, du moins, à une influence plus mineure que sur Hail To The Thief ou In Rainbows. Quant à Colin Greenwood, son jeu à la basse fait toujours des miracles, et il parvient à transcender certaines compositions de cet opus, comme il le faisait d’ailleurs déjà il y a quinze ans (The National Anthem ou I Might Be Wrong). Après l’entrée en matière presque pop Burn The Witch et les cordes délicates du magistral Daydreaming, il n’y a qu’à écouter la progression du sommet Decks Dark, à partir de 3 minutes 25, pour se rendre compte de la présence indispensable du bassiste pour transcender et donner encore davantage de corps aux compositions essentiellement alimentées par son petit frère et Thom Yorke.
Difficile de se remettre d’une telle évolution et Desert Island Disk peut laisser un certain goût d’inachevé. Moins produit et peut-être plus lisse, il faut probablement considérer ce titre comme une nécessaire respiration – qui ne parvient néanmoins pas à combler les attentes de ceux qui avaient découvert ce titre suite à une prestation live remarquée de Thom Yorke il y a quelques mois – après que le grand jeu sorti par Radiohead n’ait forcément mis en alerte et en extase l’auditeur. Cet intermède se prolonge avec la première partie d’un Ful Stop que l’on pourrait hâtivement estimer inoffensif. Il s’avère pourtant menaçant et habité jusqu’à son décollage (3 minutes 15), évoquant alors l’ambiance d‘Amnesiac, avant de devenir assurément tourmenté et quasi-labyrinthique dans sa construction, oscillant entre les contrées électroniques du disque sus-mentionné et la relative immédiateté de Hail To The Thief.
En adoucissant le rythme et en s’orientant vers quelque chose de plus contemplatif et moins évident de prime abord, Glass Eyes marque ensuite une forme de césure au sein de ce disque dont la cohérence nous incite finalement à recourir à un descriptif chronologique des titres. Identikit prolonge cette orientation plus nébuleuse et mélancolique, et la basse de Colin Greenwood, véritable facteur X sur ce disque, vient une nouvelle fois lui donner un nouvel élan à partir de 2 minutes 30.
Vient ensuite un autre sommet avec The Numbers. A l’inverse de Desert Island Disk, ce morceau, également découvert sur scène il y a quelques mois, est ici transcendé par des arrangements de cordes d’une grâce infinie rivalisant évoquant et rivalisant avec celles que l’on retrouvait en 2002 sur Sea Change, le chef-d’œuvre de Beck. Après un tel morceau – classique assuré pour les concerts à venir – Radiohead pourrait s’autoriser à finir le disque en roue libre. Ce ne sera pourtant pas le cas.
Si la tension s’atténue légèrement, c’est parce que le quintet le veut bien, et Present Tense constitue l’une de ces ballades chères au groupe, sur lesquelles guitare acoustique et voix en arrière-plan se répondent dans une osmose évidente. Tinker Tailor Soldier propose ensuite, sur un rythme binaire, une jolie panoplie de l’ensemble des compétences démontrées avec brio par Radiohead sur ce disque (piano, arrangements de cordes, voix aérienne, basse incursive) sans que cela ne tourne jamais à la démonstration de force. Le final True Love Waits, composé il y a plus de vingt ans mais jamais sorti sur LP – une version live figurait en revanche sur I Might Be Wrong Live Recordings – s’avère en revanche décevant pour clore ce disque, le seul piano ne rendant pas justice au songwriting dont Thom Yorke avait su faire preuve à l’époque.
Il n’est finalement pas anodin que, sur A Moon Shaped Pool, le seul morceau réellement décevant soit celui qui émerge d’une autre époque. Radiohead n’a plus, comme c’était le cas avec Ok Computer ou Kid A, vingt ans d’avance sur son époque. Mais n’est-il pas plus difficile de capter l’essence même de son temps ? A Moon Shaped Pool est en ce sens un disque contemporain aussi personnel qu’éclairant sur l’ironie et la métamorphose sécuritaire et dématérialisée d’un monde de moins en moins palpable. Radiohead est un dinosaure dont l’œuvre est à prendre de manière globale, telle celle d’un réalisateur averti. En ce sens, non contents de jongler avec des constructions variées – ce disque est donc celui des arrangements de cordes, on l’a dit – certaines thématiques comme celle de la névrose, la quête de sens ou la déshumanisation apparaissent de nouveau dans leur propos. Pas besoin de multiplier, comme sur Hail To The Thief, les clins d’œil au 1984 de George Orwell, son spectre plane toujours au-dessus de l’univers d’un quintet en grande forme.
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