Comité d’écoute IRM - session #5 : CunninLynguists, Loop Minded Individuals, Moodie Black, People Under The Stairs & The Roots

Ça n’est pas parce qu’on n’en avait pas encore parlé qu’on n’a rien à en dire : chaque semaine, les rédacteurs d’IRM confrontent leurs points de vue sur 5 albums de l’actualité récente, sélection consacrée une fois n’est pas coutume au meilleur du hip-hop de ces dernières semaines.

Mieux que la NSA, le "Comité d’écoute IRM" vous renseigne !




CunninLynguists - Strange Journey Volume Three (A Piece Of Strange Music / Bad Taste Records)



Rabbit : Avec sa mixture kaléidoscopique et gracile, le trio de Lexington, Kentucky continue d’imaginer le hip-hop mélodique de demain, solidement épaulé par une pléiade d’invités triés sur le volet. Peu de vrais coups d’éclat éclats hormis le délicatement baroque The Morning avec Blu, Psalm One et un chant féminin désarmant, mais malgré la présence du toujours très bon Del sur un titre ces aventures galactiques n’ont jamais revendiqué l’ambition d’un Deltron, et leur douce efficacité suffira à ravir nos oreilles pour un temps.

UnderTheScum : Encore un voyage en bien belle compagnie (Blu, Aesop Rock, Psalm One) proposé par CunninLynguists avec cette nouvelle mixtape. Dans l’ensemble on regrettera quand même une certaine inégalité avec quelques très beaux titres et d’autres plus... anecdotiques.

Elnorton : Mes oreilles, parmi celles de mes camarades, ne sont pas les plus habituées au hip-hop. Qu’importe, les CunninLynguists donneraient presque à mes écoutilles l’impression d’être en territoire connu. En effet, le flow des nombreux invités est subtil - jamais ça ne beugle, si ça peut rassurer certains autres réfractaires au genre - tandis que les compositions, à l’instar de South California, se tournent parfois vers des sons étrangement acoustiques. Je rejoins néanmoins mon collègue du dessus pour regretter la présence - forcément dispensable sur un opus de 18 titres - de quelques morceaux à l’intérêt tout relatif.

Spoutnik : Trois ans d’absence et pour se faire pardonner, les CL se sont essayés au crowdsourcing, laissant ainsi aux fans le choix du thème de l’album, des covers et des featurings. Grand bien leur en a pris car les feats sont presque meilleurs que les couplets pourtant excellents de Natti et Deacon the Villain. Blu, Aesop Rock, Del, oui bien sûr, mais aussi Murs, J-Live, Apathy et Celph Titled, mention spéciale pour ces deux-là et leur Hot, titre qui à l’image de l’album mélange essais mélodiques toujours présents, beats lourds et inventifs et flows entre maîtrise et freestyle. Un mélange signé Kno, le type grâce à qui la magie CunninLynguists opére. Alors oui, SJv3 est un peu long, mais bon le truc est assez habituel avec les CL et on ne va pas reprocher à des rappers de nous raconter des histoires. Alors oui, SJv3 n’est pas un Deltron, effectivement, mais bon tous les concept-albums de pop ne sont pas des Pet Sounds, des Berlin ou des Sgt. Pepper non plus ?

Riton : J’aurais très bien pu les bouder pour ne pas avoir eu de place lors de leur passage de la semaine dernière à Lille, au lieu de ça je ne peux m’empêcher de littéralement prendre mon pied. La belle brochette de featuring (mention spéciale à Murs & Grieves, Blu & Psalm One et Aesop Rock & Sadistik) manient la langue du hip-hop avec talent sur une poignée d’instrus intelligentes. Seul hic : la durée. Selon l’humeur ce sera trop long, ou tout juste suffisant pour palier à l’attente de ce nouveau disque.




Loop Minded Individuals - A Hitchhiker’s Guide To A Verse (I Had An Accident Records)



Spoutnik : Derrière Loop Minded Individuals se cachent Esh The Monolith et Intrikit, deux emcees/DJs américains inconnus au bataillon. Sur A Hitchhiker’s Guide To A Verse, ils ont invité une petite vingtaine de rappers et le talent est au rendez-vous ! L’undergound, on est en plein dedans, aucun nom de connu mise à part Elucid (la moitié d’Armand Hammer, auteur du meilleur album hip-hop 2013) et Has-Lo (le poulain de Mello Music Group), on attaque donc l’écoute avec les oreilles vierges d’idées préconçues. Le problème avec les albums de producteurs est toujours le même, le manque de cohérence, or ici le truc est fait avec intelligence, années 90, ouais, carrément, une style à la Micranots, Semi.Official, The Dynospectrum et des productions tellement classieuses que les flows des invités pourtant tous typés et différents coulent comme miel à mes oreilles !

Rabbit : Pas mieux mon cher Spoutnik, le label I Had An Accident est décidément très inspiré côté hip-hop cette année puisque avant John E Cab - en streaming du jour par ici - et après Ill Clinton dont on retrouve l’excellent complice Andrew Milicia et ce goût marqué pour les atmosphères à la fois sombres et décontractées du hip-hop new-yorkais de la seconde moitié des 90s, le collectif du Connecticut multiplie les classiques instantanés sur cette sortie qui rend hommage en VO à l’humour métaphysique du fameux Guide du voyageur galactique et n’est pas sans rappeler la nébuleuse Backburner pour cette capacité à insuffler truculence et virtuosité dans leurs petits hymnes mystico-urbains aux versets hypnotiques entre deux refrains au groove addictif (A Hitchhiker’s Guide To A Verse, Best In Show, Loop Minded).

Le Crapaud : Un album tout en efficacité, élégant et bien foutu, mais qui, à force de s’ancrer dans un style, peine à le dépasser et ronronne un peu finalement...

UnderTheScum : Encore un belle sortie pour le petit mais prolifique label aux cassettes I Had An Accident. Les artistes s’enchaînent au cours des 10 pistes de cette mixtape mais le tout reste cohérent, clairement ancré dans la fin des années 90.




Moodie Black - Nausea (Dora Dorovitch / Jarring Effects / Fake Four, Inc.)



Le Crapaud : Un rap sombre, saturé, suintant qui, c’est clair, doit beaucoup à Dälek. On pense aussi à une version élégante et réussie de Death Grips... Nausea est un album complexe duquel il faut se laisser imprégner peu à peu, pour en éprouver la texture viscérale.

Spoutnik : Pas facile de faire suite à la claque qu’avait été leur dernier EP éponyme ; sur 5 titres, le noirceur du noise rap des Moodie Black, les mélodies cachées sous la crasse et les beats frénétiques clouaient le bec ! Oui, mais voilà, toutes ces facettes qui me paraissaient distrayantes sur EP me paraissent redondantes sur long format. La qualité de Nausea n’est pas en cause, l’amateur y trouvera son compte, juste que j’ai de plus en plus de mal avec les sonorités brutales et le moins que l’on puisse dire, c’est que ça bombarde sévère !

UnderTheScum : Un titre tout à faire adapté pour ce nouvel opus des Moodie Black, ce qui dans le cas présent n’est pas nécessairement une chose négative. L’aspect anxiogène est voulu et il faut bien l’avouer, une vraie réussite. Ce qui est plus problématique c’est que l’équilibre entre fascination et répulsion est fragile et que l’aspect "too much" risque, au fil des écoutes, de faire pencher la balance du côté de l’écœurement.

Rabbit : Grosse attente autour de ce premier long du trio noise-rap de Minneapolis emmené par le MC Chris Martinez. Après un excellent premier EP qui n’aurait dépareillé sur le catalogue des Deadverse Massive (Dälek adoubant d’ailleurs le projet sur un titre hommage à leur album From Filthy Tongue of Gods and Griots), Moodie Black confirme son envie d’en découdre avec le glam du hip-hop mainstream à coups de bruitisme tribal/indus mais déçoit en cédant à quelques-unes de ses sirènes les plus agaçantes (voix pitchées, flow trop en surplomb, contrastes trop léchés, constructions répétitives), réduisant considérablement l’impact de ces apnées soniques tantôt belliqueuses ou plus introspectives. Dommage, car de très bons titres néanmoins, comme l’abrasif et vertigineux Linen Funerals.

Riton : Peut-être moins surprenant que sur EP, Moodie Black n’en demeure pas moins l’un des meilleurs dans le créneau du noise-rap (à égalité avec la bande harsh de Daveed Diggs, Clipping), bien loin de la hype des inégaux et pourtant parfois très bon Death Grips. Ici l’ambiance est rugueuse, anxiogène et industrielle, avec en plus de belles harmonies ambient/post-rock (LA (Part.2), The Mass) permettant d’aérer une recette qui peut parfois paraître lourdingue.


People Under The Stairs - 12 Step Program (Piecelock 70)



UnderTheScum : Neuvième album studio pour les Californiens de People Under The Stairs et retour plutôt en forme après un Highlighter assez décevant. On retrouve ici tout le fun et l’énergie du duo.

Elnorton : Un bon album pour les Angelenos conjuguant inspiration musicale et justesse du flow. Quelques réserves néanmoins sur une paire de morceaux, 1 Up Til Sun Up en tête, où à force de trop vouloir en imposer, les Californiens en viendraient presque à m’agacer.

Rabbit : Sans rien révolutionner, le hip-hop jazzy et généreux du plus débonnaire des trésors cachés de LA continue son bonhomme de chemin loin des sunlights (et pourtant si proche de leur chaleur !) avec ce 12 Step Program au groove souvent irrésistible, dont le DJing à l’ancienne et les rondeurs west coast cultivent la même dimension smooth jubilatoire que ATCQ et le même goût pour les chroniques du quotidien que les Atmosphere de la grande époque. Un album qui ne sacrifie pas l’élégance à la recherche du plaisir immédiat, ça fait plaisir à entendre en 2014.

Spoutnik : Mine de rien, à coup d’albums toujours implacables (The Next Step et O.S.T. en tête), Thes One et Double K sont en train de rentrer définitivement dans la légende du cool ! Alors oui, rien de révolutionnaire avec cet excellent 12 Step Program, un titre en référence au 12 pistes de l’album ou plus assurément un clin d’œil au SP-12, le sampler qui avait révolutionné le hip-hop à la fin des 80s. L’art du sample donc est ici central, le cool aussi, comme la spontanéité, les histoires de quartier, ATCQ, The Pharcyde, Ugly Duckling, l’âge d’or de la côte Ouest, voilà pour le menu. Et des tubes, une homogénéité (mise à part 1 Up Til Sun Up qui n’a effectivement rien à foutre là), L.A. Nights, Cool Story Bro ou Doctor Feelgood, une voix, un beat, une boucle, que des bombes en toute simplicité...

Riton : Belle baffe de coolitude, de flows imparables, de samples intelligents et maîtrisés (ceux de Mario et Zelda dans 1 Up Til Sun Up, bien que semblant hors-sujet, arrivent aussi à faire sourire) et un disque stimulant au plus haut point. Même en ayant de la bouteille ils arrivent à ne pas sentir le bouchon. En boucle !


The Roots - ... And Then You Shoot Your Cousin (Def Jam)



Elnorton : Instrumentalement, ce nouvel opus de The Roots tient la route. Mais vocalement, le flow agressif et sans guère de nuances de Black Thought ne met pas plus de quatre morceaux pour me taper sur le système. Dommage.

Rabbit : Contrairement à Elnorton et même si le flow du leader des Roots apparaît nettement moins expressif ici que sur les touchants Rising Down et Undun, il m’aura fallu ça pour m’accrocher jusqu’aux perles sombres Understand et (surtout) The Dark (Trinity), seules à renouer avec l’excellence des albums précités. Noyant la tension dans des refrains féminins peu inspirés entre deux intermèdes d’artistes de chevet en forme de cache-misère, ce nouvel opus n’a plus les moyens de son ambition d’opéra urbain, dommage car certains télescopages d’influences sont assez osés.

Spoutnik : Je prends le relais avec quand même quelques bémols. Alors au rayon des défauts, déjà je vire d’office ce Never au trip-hop calibré pour W9, le coté grandiloquent que se donne parfois The Roots me déplaît et l’étalon du bon goût qu’est devenu le groupe me fait chier et je crois que ça les emmerde aussi, mais oh que vous êtes sévères les gars ! And Then You Shoot Your Cousin est un album libre, en plein dans son temps (ce qui peut déplaire, je le conçois), plus brut que les précédents, un opus lent et multiple où le hip-hop est juste le trait d’union de différentes influences. Le flow de Black Thought est d’ailleurs plutôt rare, il proclame plus qu’il ne rape (ce qui peut déplaire, je le conçois). Il y a quand même quelques sacrés titres, Understand et The Dark (Trinity) bien sûr Rabbit, mais aussi When The People Cheer qui est quand même une petite tuerie d’insouciance, un des meilleurs titres de l’année selon moi.

Le Crapaud : Comme souvent avec The Roots, l’ensemble est inégal. Dans la continuité de Undun, ils ont définitivement intégré les refrains R’n’B à leur vocabulaire. C’est parfois lourdingue (les deux derniers morceaux fatiguent au bout de cet album qui a pourtant la bonne idée d’être court). Mais la bande à Questlove fait preuve d’une telle audace (les interludes, qui ne me semblent pas "cache misère", mais enluminures culottées, comme cette pièce expérimentale de Michel Chion...), qu’on leur pardonne tout ! Et surtout, cette façon de réinventer à chaque fois le sens du groove (When The People Cheer, ou The Dark (Trinity), je crois tout le monde s’accorde sur celui-là, quelle tuerie !) est toujours aussi bluffante. Finalement, un album ouvert, moderne et incontournable !

Riton : Partagé entre l’envie d’être sévère et/ou plus nuancé, ... And Then You Shoot Your Cousin arrive à être aussi ennuyeux (les voix féminines insupportables en tête) qu’agréable. Y a comme un goût, comme souvent avec The Roots, de "reviens-y mais avec des pincettes", de bons moments et d’avance rapide...




Les bonus des rédacteurs

- Rabbit :

Son album bonus : Triune Gods - ≠ Three Cornered World (Dora Dorovitch)

Outre l’album de Moodie Black dont ils partagent la paternité avec l’écurie de Ceschi Ramos Fake Four, notre fierté indie hip-hop national Dora Dorovitch nous régalait le mois dernier du nouvel album de Triune Gods, collaboration à la fois anarchique et feutrée entre le touche-à-tout ricain Bleubird, le MC Japonais Sibitt et le producteur canadien Scott Da Ros. Soit trois identités culturelles bien distinctes du hip-hop d’aujourd’hui qui fusionnent leurs sensibilités au lieu de les confronter comme c’est souvent le cas avec ce genre d’association, pour inventer un langage singulier, magnétique et finalement assez homogène fait de percus libertaires, d’échanges incantatoires et chorals en trois langues (l’espagnol s’invite également chez Bleubird), de cordes cinématographiques insidieuses et de ruptures déstructurées, entre traditions ancestrales asiatiques, avant-garde atonale et cut-up post-moderne. Brillant !



Son top 5 hip-hop 2014 à mi-parcours :

1. John E Cab - Do What They Say
2. Loop Minded Individuals - A Hitchhiker’s Guide To A Verse
3. Ill Clinton - The Illvolution
4. Monsieur Saï & Dakota - Libertés Nomades
5. Triune Gods - ≠ Three Cornered World


- Riton :

Son top 5 hip-hop 2014 à mi-parcours :

1. John E Cab - Do What They Say
2. Ill Clinton - The Illvolution
3. People Under The Stairs - 12 Step Program
4. Triune Gods - ≠ Three Cornered World
5. Moodie Black - Nausea


- Spoutnik :

Son album bonus : Pete Flux & Parental - Traveling Thought (Akromégalie Records)

Traveling Thought, c’est l’union transatlantique de Pete Flux et Parental, d’un coté le emcee ricain (Atlanta) qui va bien, armé d’un flow froid et bavard, de l’autre un DJ parisien qui en plus d’être talentueux a eu la bonne idée d’inviter Venom et ses potes du Kalhex ! Le résultat est un EP du boom-bap aventureux quelque part entre The Doppelgangaz et INI et ça n’est assurément pas un hasard si l’on retrouve la légende Rob-O sur le Illness final !



Son top 5 hip-hop 2014 à mi-parcours :

1. SHIRT. - Rap (Album)
2. Blueprint - Respect The Architect
3. Freddie Gibbs & Madlib - Pinata
4. People Under The Stairs - 12 Step Program
5. Skyzoo & Torae - Barrel Brothers


- UnderTheScum :

Son album bonus : L’Orange - The Orchid Days (Mello Music Group)

Une atmosphère sombre mais paradoxalement chaleureuse se dégage de ce nouvel album du producteur de Caroline du Nord. Comme d’habitude son originalité se trouve notamment dans ses samples jazz et soul tout droit sortis des années 50. Mais là n’est pas le seul charme de The Orchid Days En plus des belles collaborations (Blu, Jeremiah Jae) l’histoire d’amour qui nous est contée sur fond d’ambiance apocalyptique est une vraie réussite, d’une grande poésie.


... et plus si affinités ...
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