Skúli Sverrisson - Sería II
Si vous pensiez que la misère était le papillon d’une rouquine blonde et rien d’autre, ou que le tout instrumental c’était pour les garçons Constellation ou les filles Harmonia Mundi comme chantait l’autre, c’est sans doute que Sería n’avait jamais eu l’occasion de vous tirer toutes les larmes du corps. Alors, prêt pour une seconde chance ?
1. Volumes (feat. Kristin Anna Valtýsdóttir & Amedeo Pace)
2. Her Looking Back (feat. Ólöf Arnalds, Amedeo Pace & Hildur Guðnadóttir)
3. Instants
4. Unbend (feat. Ólöf Arnalds, Amedeo Pace & Hildur Guðnadóttir)
5. Módir (feat. Hildur Guðnadóttir)
6. Divena (feat. Ólöf Arnalds & Amedeo Pace)
7. The Arrangement (feat. Ólöf Arnalds)
8. Without Memory (feat. Amedeo Pace & Hildur Guðnadóttir)
9. The Sound Of Snow (feat. Ólöf Arnalds, Amedeo Pace & Hildur Guðnadóttir)
10. Le Feu (feat. Ólöf Arnalds & Amedeo Pace)
Collaborateur notamment de Jim Black (en solo comme au sein du combo de jazz "ethnique" Pachora), Laurie Anderson ou Ryuichi Sakamoto, les indie rockeux les plus curieux connaissent surtout Skúli Sverrisson depuis le poignant Misery Is A Butterfly de Blonde Redhead, marqué en 2004 par le goût du bassiste d’origine islandaise pour un certain romantisme désespéré et des arrangements inhabituellement baroques et luxuriants pour le trio, au point de faire figure aujourd’hui de parenthèse dans leur discographie.
Un groupe dont ce New-Yorkais d’adoption avait croisé la route très tôt, dès leur album éponyme de 1995 où il tenait la basse sur le désarmant Girl Boy, nouant dès lors un lien indéfectible avec le guitariste Amedeo Pace que l’on retrouverait en 2006 sur son fabuleux Sería. Une oeuvre qui tranchait alors assez radicalement avec les tentatives plus dissonantes et texturelles de Sverrisson à ses débuts, à l’instar du ténébreux Seremonie en 97 où le musicien faisait naître de son instrument de prédilection (la basse donc) de véritables enchevêtrements de drones et autres nappes abstraites à la frontière du dark ambient, d’un psychédélisme occulte et des compositions hantées de Ligeti.
Sería donc, petit chef-d’oeuvre d’ambient-folk aux litanies cycliques perdues dans les brumes du temps, à rapprocher des derniers travaux de David Sylvian - pour lequel Sverrisson tenait la basse en 2003 sur le single World Citizen - dans ses moments les plus contemplatifs (l’acoustique astrale sur boîte à rythme hypnotique du sublime One Night Of Swords où Laurie Anderson scandait Borgès de sa voix blanche et grave, ou celle plus minimaliste et cotonneuse du capiteux Her Searching Hands) mais surtout de compositeurs tels que Michel Colombier ou Francis Lai pour les tourments nostalgiques véhiculés par ce doux maelström d’arpèges mélodiques aux arrangements foisonnants, dont l’armée d’instrumentistes discrets comptait notamment dans ses rangs son compère Anthony Burr de Desist à l’orgue, à la clarinette et à la pedal steel, Hildur Guðnadóttir au violoncelle ou encore la fragile Ólöf Arnalds au chant sur trois morceaux et aux cordes pincées d’instruments plus "dépaysants" tels que le koto japonais ou le charango sud-américain.
Soit un tournant chaleureux mais tout sauf insouciant, profondément mélodique sans rien sacrifier à la richesse des couleurs ou à la profondeur des atmosphères, parfois lyrique, souvent crève-coeur mais sans jamais tomber dans le trop-plein, qui trouve aujourd’hui une suite à la mesure avec ce Sería II sobre jusque dans son titre, enveloppé de la même reverb nostalgique et animé du même spleen tragique avec l’appui des mêmes Anthony Burr (clarinette, claviers), Eyvind Kang (violon, trompette), Amedeo Pace (guitare), Hildur Guðnadóttir (violoncelle toujours), ou Ólöf Arnalds cantonnée cette fois au charango et aux choeurs oniriques partagés avec l’ancienne vocaliste de múm, Kristin Anna Valtýsdóttir, tout aussi fascinante ici sur le lancinant Volumes d’ouverture que chez ses compatriotes islandais ou le New-Yorkais Mice Parade :
Ajoutons à ce petit ensemble deux autres islandais, Davíð Þór Jónsson de Benni Hemm Hemm aux fûts, banjo, piano et claviers divers, ainsi qu’un certain Óskar Guðjónsson du combo jazz-funk Mezzoforte au saxophone ténor (également croisé chez Valgeir Sigurðsson), et il ne restera plus à Skúli Sverrisson qu’à officier derrière une dizaine d’instruments, de la guitare à l’autoharpe en passant par le glockenspiel, l’orgue, le piano électrique ou bien sûr la basse, ici moins centrale que jamais sans pour autant que cela s’entende le moins du monde tant la quatre-cordes chez le New-Yorkais n’a jamais sonné comme ailleurs.
De fait, d’une richesse musicale au moins égale à celle de son prédécesseur, Sería II aurait pu se contenter d’en prendre la continuité, alternant mélopées élégiaques et instrumentaux un peu hantés en prenant soin de ne jamais laisser son opulence en faire déborder l’émotion. Facile. Oui mais voilà, pas question pour Sverrisson de faire dans la facilité et encore moins dans la redite, et à la tête d’une petite troupe dont il connaît bien les talents autant que les limites c’est à un humble affinage du son et du propos que s’est attelé le musicien, épurant ses compositions pour donner à chaque mélodie le maximum d’effets pour un minimum de moyens engagés, quitte à se passer de chant à proprement parler pour éviter de déjouer cet impressionnisme total, dont la finesse des tons se répercute des mélodies à l’instrumentation, des choeurs aux arrangements.
Désespérément court, d’une cohérence à toute épreuve et sans véritable chanson ni mélodie vocale auxquelles se raccrocher, ce troublant recueil de comptines instrumentales pourra ainsi donner l’illusion à l’oreille passablement distraite de demeurer en net retrait des sommets plus solaires de l’opus précédent, de n’en dégager ni la singularité, ni la beauté funeste et déchirante. Mais là encore, tout faux, et il suffira pour s’en convaincre de réécouter ne serait-ce qu’une seule fois le bouleversant Her Looking Back digne des plus belles élégies d’Ennio Morricone (les choeurs baroques d’Ólöf et l’omnichord d’Amedeo aidant au rapprochement), ou Instants dans une veine plus dépouillée, parties émergées d’un iceberg dont la fonte tragique aurait lieu sous nos yeux, chaque craquement de la glace laissant écouler une larme salée sur notre coeur à nu :
Car le reste, tôt ou tard, finira par se révéler du même acabit, de la douleur fuyante d’Unbend à la détresse gothique de The Sound Of Snow en passant par The Arrangement et son regard à travers le verre bosselé du souvenir réminiscent de John Barry autant que de Nick Drake, Divena qui sème le doute sur la paternité de Misery Is A Butterfly comme à chaque fois qu’Amedeo est à la guitare chez Skúli, Without Memory et son amertume des lendemains de renoncement ou encore Móðir dont le spleen embué semble résonner du flashback d’une vie gâchée, tout juste tempéré par ce sentiment de résignation qui finit forcément par prévaloir devant une telle tristesse érigée en fatalité quasi christique :
L’album pour en terminer choisira pourtant Le Feu plutôt que la croix, et un titre à la ferveur presque enjouée à l’échelle Sverrisson, disons plutôt empli de l’espoir et de la chaleur du jazz par la grâce des cuivres d’Eyvind Kang et Óskar Guðjónsson, bien aidés par le célesta d’Anthony Burr :
Qu’ajouter après ces quelques extraits si ce n’est que l’on aimerait vous proposer l’album en écoute intégrale, mission impossible malheureusement lorsque l’on touche à cet artiste toujours à des années-lumière de recevoir un jour l’attention qu’il mérite. On se contentera donc du premier Sería via Gogoyoko, en espérant qu’à défaut de ces quelques mots bien en peine d’en traduire la grandeur, la musique elle-même saura briser vos dernières résistances et gagner les tréfonds de votre âme ou pour le moins se faire une humble place dans votre coeur.
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