Kristin Hersh - Crooked
Kristin Hersh fait tout toute seule et ça lui réussit.
1. Mississippi Kite
2. Moan
3. Sand
4. Glass
5. Fortune
6. Coals
7. Crooked
8. Krait
9. Flooding
10. Rubidoux
Quatre mois... C’est le temps qu’il m’a fallu pour considérer que j’avais suffisamment digéré cet album pour en oser une chronique. Non pas qu’il soit "difficile d’accès", mais parce que quand je l’ai reçu, j’avais la troublante impression de le connaître déjà par cœur. C’est une sensation étrange : ce disque, je l’ai pour ainsi dire vu grandir. Les morceaux qui le composent ont en effet été postés en 2008 et 2009 par Kristin Hersh sur sa page CASH. Le titre provisoire de l’album était Speedbath, mais il a fallu changer cela quand la chanson du même nom a disparu du tracklisting.
Bon, je ne suis pas tout à fait juste : ce n’est pas exactement le même album. Car une fois que Kristin Hersh a eu sous la main toutes les chansons du disque, elle est retournée au studio et les a toutes réenregistrées. Toutes ! Travailler plus, qu’ils disaient. Speedbath étant toujours en écoute gratuite, vous pouvez juger du perfectionnisme de la dame : les versions publiées sur le site me paraissaient plus que valables (et j’avoue préférer la "version CASH" du très mélancolique Flooding, avec son piano fantomatique, à celle plus "classique" qui a fini sur l’album). Mais pour Kristin Hersh, elles n’étaient que des ébauches ; les enregistrer lui a seulement permis d’identifier les améliorations qu’elle pouvait leur apporter.
Ainsi naquit Crooked, qui présente trois particularités : il a été entièrement financé par les fans, il est aussi paru sous forme de livre, et il est intégralement joué par Kristin Hersh. Guitares, basse, batterie, piano, chœurs, elle a tout fait toute seule. Ce n’est plus une chanteuse, c’est un one-woman-band.
Tentation psychédélique
Malgré tout, Crooked est avant tout un album de guitariste. On sent à l’écoute tout l’amour et le soin que Kristin (avec l’aide du fidèle ingénieur Steve Rizzo) met à polir le son de sa guitare : parfois si profond que l’on pourrait y emménager avec femme et enfants, parfois si tranchant que j’y pense encore le lendemain matin en me rasant.
- Kristin Hersh à Londres en 2010.
CC judepics
L’auditeur attentif aura repéré depuis longtemps (rappelez-vous Hook in Her Head !) la tentation psychédélique qui affleure dans le jeu de Kristin Hersh. Atavisme lysergique hérité de ses parents hippies ? Toujours est-il que l’on n’est jamais à l’abri ici d’une nappe de guitare réverbérée qui vous enveloppe comme une vague, d’un accord tremblotant comme le soleil à la surface d’un lac en automne, de l’écho d’un piano qui vient hanter le morceau, comme provenant d’une pièce voisine, ou peut-être de l’autre monde.
Titre emblématique : Krait, obsédante ballade fondée sur un simple riff acoustique qui se répète en boucle comme un mantra, traversée de tourbillons électriques qui pèsent sur elle comme la promesse d’une tornade. Un récit tendu comme un arc qui ne mène pourtant à aucune conclusion. Cette obstination, parfois furieuse (Sand), parfois plus sereine, est une qualité commune à beaucoup de titres de Crooked. Comme si, à travers sa musique, Kristin luttait pour exprimer quelque chose qu’elle ne parvenait pas tout à fait à nous dire, et insistait, et s’acharnait.
Frankenstein
Ces chansons "cycliques", presques linéaires, cohabitent avec d’autres ou Kristin prend beaucoup de libertés avec la structure du morceau. Acoustique / électrique, rapide / lent, majeur / mineur, ces distinctions n’ont plus cours : tout se fond dans le flux d’un morceau qui obéit à une logique interne, à cent lieues du schéma usé "intro, couplet, couplet, refrain, couplet, refrain, pont..."
Glass est un exemple de ces créatures de Frankenstein sonores, collage de bouts de chansons qui ne devraient pas se retrouver ensemble et qui pourtant se marient à merveille. Les démos du prochain album de Throwing Muses, postées chaque mois sur la page CASH du groupe, montrent d’ailleurs que, plus que le produit de bricolages de studio, c’est une véritable direction artistique pour Kristin Hersh, qui est d’ailleurs la première à ironiser sur ce déficit d’attention érigé en méthode de travail.
Côté ambiance, comme souvent, le ton n’est pas à la rigolade : chez Kristin Hersh, les chansons expriment ce qu’elle est trop polie et/ou trop pudique pour dire autrement. A l’exception peut-être du tonique Mississippi Kite (qui n’est pas une chanson sur les cerfs-volants, c’est le nom d’un oiseau), l’humeur est sombre (Fortune), voire carrément mélancolique. Je pense bien sûr à Flooding, le titre le plus triste écrit par Kristin Hersh depuis longtemps (sans doute depuis Deep Wilson en 2003)... Le suicide de Vic Chesnutt n’y est certainement pas étranger.
C’est sûrement pour cela que Kristin a tenu à conclure avec le plus lumineux Rubidoux, instantané cotonneux d’une vie à sillonner les routes, ici le souvenir, passé comme un vieux Polaroïd, d’un fou rire avec ses musiciens, quelque part sur un ruban d’asphalte depuis longtemps oublié. Les lieux et les visages défilent, les souvenirs s’effacent. Il nous reste la musique, obsédante et vitale.
Au terme de ce bilan de l’année 2010, j’ai bien failli décider de m’exiler en Islande pour être aux premières loges lorsqu’un artiste émerge. Et, aux vues de mes écoutes de dernière minute, je ne peux m’empêcher de penser que nous passons sans doute à côté de sacrés grands albums.
Quinquagénaire depuis quelques mois, l’ex-chanteuse des Throwing Muses prend le temps de s’arrêter pour faire le point et dévoile Wyatt At The Coyote Palace, oeuvre gargantuesque puisqu’elle prend la forme d’un livre appuyé par un double album.
La nouvelle salve du power trio de Kristin Hersh est un EP puissant, aventureux et souvent bouleversant.
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