L’étoile d’Athens a déserté
James Victor "Vic" Chesnutt ... 1964 - 2009. C’est le 25 décembre dernier que la mauvaise nouvelle est tombée. Notre Sad Peter Pan a choisi de foutre le camp, parti pour toujours même s’il reste une discographie immense comme trace de son passage sur Terre. La rédaction lui rend un dernier hommage, en lui consacrant une couverture.
Si on devait se rappeler rapidement l’histoire de Vic Chesnutt, il y aurait sans nul doute cet accident de voiture qui le poussera à l’âge de 18 ans sur un fauteuil, avec le handicap, les douleurs physiques et morales qui vont avec. Mais l’Américain qui vit le jour en Floride, qui fut adopté et grandira en Géorgie avant de faire un passage dans le Tennessee n’aura jamais cessé de nous montrer ses talents d’artiste, n’aura jamais caché son mal-être (plusieurs tentatives de suicide et des paroles et interviews d’une franchise sans détour) faisant de sa carrière et de son œuvre quelque chose d’unique.
- Stipe/Chesnutt @ The 40 Watt Club (Athens, GA 1992) photograph : DeFalco
Quand en 1990 il rencontre Michael Stipe (R.E.M.) qui l’aidera dans la production de ses 2 premiers albums - Little (1990) et West Of Rome (1991) - la musique de Vic Chesnutt n’allait du coup pas tarder à faire le tour du monde dans le milieu indie. Ici en France, c’est l’incontournable Bernard Lenoir qui à la radio nous fit découvrir le bonhomme. C’est ainsi que les albums suivants Drunk (1993), Is The Actor Happy ? (1995) et About To Choke (1996, unique album sorti sur une major) bénéficieront à l’époque de critiques élogieuses.
C’est plus où moins à cette époque qu’on a perdu de vue l’artiste, nous semant en officiant sous le patronyme de Brute (avec Widespread Panic) le temps d’un Nine High A Pallet en 1995 (qui sera suivi du confidentiel Co-Balt en 2002), publiant quasiment un album tous les ans, dont l’incontournable The Salesman And Bernadette (avec Lambchop), le bricolo Left To His Own Devices ou encore le luxuriant Silver Lake ... jusqu’à nous revenir "plus en forme que jamais" en 2007 sur le label canadien Constellation Records.
Oui car qui l’eût cru, alors qu’on pensait le sommet de sa carrière atteint durant ces premières années par la force de la jeunesse, c’est passé 40 ans qu’il est venu de nouveau jeter le trouble accompagné par Elf Power le temps d’un Dark Developments joliment ironique en 2008, et par un Fugazi et quelques A Silver Mt. Zion sur North Star Deserter (2007) et At The Cut (2009). Comme si ça ne suffisait pas, on a (à tort) tout juste vu passer Skitter On Take-Off paru cette même année, que Vic Chesnutt s’en est allé.
Caribou : Jusqu’à "hier", je pensais que J.D. Beauvallet des Inrockuptibles avait tout dit sur Vic Chesnutt. Car même si découvert pour ma part à la radio chez l’incontournable Bernard Lenoir au début des années 90, c’est en 96 que je me régalai d’un numéro consacré à l’Amérique qui déchante. Morceaux choisis sur l’artiste qui vient de nous quitter : "L’homme a perdu toute pudeur en même temps que l’usage de ses jambes : pas question d’habiller de décors hypocrites des chansons hautes en couleur — gris, noir —, grinçantes et toujours terribles de méchanceté. Pas question, pas le temps de soigner les formes, de canaliser les impressionnantes poussées de fièvre qui font passer en quelques secondes ces chansons rustiques de la tornade à l’éclaircie. Après la musique tribale, Vic Chesnutt invente la musique tripale."
Tout ça semblait d’une justesse parfaite, pour la période 1990/1996. Les Drunk, Is The Actor Happy ?, About To Choke, je les ai écoutés, appréciés, sans excès, je restais bêtement persuadé que jeunesse et rage de l’époque constituaient le sommet de sa carrière. Réveil tardif en 2007 avec North Star Deserter, putain d’album que j’ai failli chroniquer, mais l’idée a vite avorté, la faute à un vrai sentiment d’infériorité. Et là, alors qu’il est presque trop tard, je découvre At The Cut, comme si finalement l’Américain préparait inlassablement son envol, plus beau, plus triste à chaque album.
Je m’en veux à mort, au système de santé américain aussi, qu’il soit maudit, à tous ceux qui n’ont jamais acheté un album de Vic Chesnutt qu’ils aillent en enfer, on crèvera tous sous les larmes, la faute aux artistes de cette trempe.
Rabbit : Entre Is The Actor Happy ? et North Star Deserter, 12 ans d’une disco que j’aurai à peine eu le temps de survoler. 1995, 2007... même poésie imagée, même allitérations hantées, mêmes obscures évocations d’un inconscient torturé. Mais deux musiques, deux confessions bien distinctes. Quand l’album de ses premières consécrations critiques exhortait à la vie ou, pour le moins, feignait l’apaisement musical envers, contre et malgré la vie comme le ferait un acteur dans un rôle de composition auquel il voudrait pouvoir croire autant qu’il parvient à y faire croire, celui de son arrivée chez Constellation, dégagé de toute illusion, semblait déjà appeler la fin. Non pas comme une délivrance, mais plutôt en vue d’un combat titanesque, celui de l’acceptation contre la révolte, le chant plus sec que jamais de l’américain luttant contre la fatigue, semblant parfois abandonner pour mieux s’extirper de l’orage, à l’image du Rattle final et de son intro fantomatique et dépressive d’où ressurgit sans prévenir la ferveur acoustique. "Can’t say I didn’t rattle the load / But I’m keeping it on the road" ("Impossible de prétendre que je n’ai pas fait cliqueter mon fardeau, mais je continue de le coltiner sur la route"), tout semblait dit, jusqu’à cet At The Cut du moins qui remit la mort sur le chemin de Vic Chesnutt et pour de bon cette fois. Restent un vide à combler, 12 années de musique à rattraper, et de l’ironie à gratter pour ne jamais oublier la générosité d’un songwriter trop grand sans doute pour les limites que la vie lui avait fixées.
Leoluce : Ma première rencontre sérieuse avec un disque de Vic Chesnutt, c’était en 1993 : Drunk. Un très beau disque déjà, au titre et à la pochette on ne peut plus explicites, qui a usé ma platine deux ans durant mais qui s’en éloignera inexorablement pourtant en 1995, année au cours de laquelle sort Is The Actor Happy ?, mon Everest Chesnuttien. Un disque important qui ne m’a jamais quitté, un disque-balise, un disque dont j’arpente encore régulièrement les à-pics 15 ans après, si lumineux dans la forme (ses magnifiques arrangements) mais si sombre dans le fond (ses textes grinçants). J’ai cherché ensuite dans le reste de sa discographie d’autres diamants noirs et même s’il m’arrivait d’en trouver (une grande partie d’ About To Choke ou le morceau Blight sur Nine High A Pallet de Brute), j’ai fini par lâcher l’affaire. Jusqu’en 2007. Jusqu’à North Star Deserter. Mais là, ce n’est plus mon Everest, c’est ma fosse des Mariannes. Disque important aussi, d’une insondable profondeur, incroyable d’abord dans le line-up du groupe qui accompagnait alors Vic Chesnutt, incroyable surtout dans les chansons qu’il proposait. Bien sûr, pas tout à fait les mêmes que sur Is The Actor Happy ? mais belles à en pleurer. Un disque qui ne me quitte pas depuis 3 ans.
Et voilà que je commence à réécouter Vic Chesnutt très souvent.
Et voilà qu’il meurt.
En incombe sûrement à la cruauté institutionnalisée du système de santé américain et quand bien même, il ne reste plus que l’absence.
Pour finir, Vic en une phrase (tirée du magnifique It Is What It Is d’ At The Cut ) : "Like the Invisible Man directing traffic, I’d be ineffective no matter how enthusiastic" ("Comme l’homme invisible qui règle la circulation, je suis inefficace mais motivé").
Et Vic en une vidéo (Onion Soup tirée de Is The Actor Happy ? ) :
Jediroller : Putain de Noël. Je sais bien que la période est propice au passage à l’acte pour les dépressifs de tout poil, mais Vic Chesnutt, merde ! Moi qui venais de pondre une chro résolument optimiste d’ At The Cut, ayant pris au mot la renaissance promise par Flirted With You All My Life, la pulsion de vie qui irradiait Chinaberry Tree... Je me suis pris les bad news relayées en temps quasi réel par sa vieille copine Kristin Hersh comme un coup de poing dans le plexus. Sonné. J’ai l’air d’en rajouter comme ça, mais j’ai chialé comme un gosse, et croyez-moi, si on m’avait dit un jour que la mort d’un musicien m’aurait arraché ne serait-ce que l’ébauche d’une larme, j’aurais bien rigolé.
J’ai découvert Vic Chesnutt grâce à Kristin Hersh justement, qui reste sans doute l’une des personnnes qui en parlent le mieux. Et j’en profite pour préciser qu’en cliquant sur le lien qui précède, on peut faire un petit don qui aidera à soulager la famille de Vic, confrontée à une énorme dette médicale (de 50 000 à 70 000 dollars selon les sources) dont on n’ira pas affirmer qu’elle a contribué à pousser Vic au suicide, mais qui témoigne au moins, comme l’ont souligné certains commentateurs américains, du triste état de l’assurance santé aux USA...
Le suicide, tiens, parlons-en. Il y a eu une valse-hésitation au moment de l’annonce du coma de Vic Chesnutt. La famille trouvait qu’on en avait trop dit. Refusait qu’on précise outre mesure les raisons de "l’accident". C’est parfaitement compréhensible. Mais s’il est une personne qui n’a jamais craint de parler ouvertement de la question, dans ses interviews comme dans ses chansons, c’est bien Chesnutt. Le pendant stoïcien à l’optimisme retrouvé de Flirted With You All My Life, c’est le lugubre Florida, extrait d’un album qui restera pour moi l’un de ses chefs-d’œuvre, West Of Rome. Vic y évoque un ami qui s’est suicidé en Floride et se dit que ce paradis artificiel peuplé de retraités est bien l’endroit idéal pour se foutre en l’air. Et il affirme, dans des vers qui n’ont jamais cessé de me hanter depuis : "And I respect a man who goes to where he wants to be, even if he wants to be dead" ("Et je respecte un homme qui va là où il veut être, même s’il veut être mort").
Hélas ! Vic, tu n’avais pas besoin de crever pour que je te respecte. Aujourd’hui, j’espère simplement que toi, qui ne croyais ni à Dieu ni à Diable, tu es arrivé là où tu voulais être.
Vic Chesnutt laisse derrière lui une discographie imposante, belle à souhait, triste à pleurer, et on ne doute pas que les téléchargements illégaux, tout comme les ventes d’albums vont subir un dernier soubresaut, bien trop tardif hélas, enfin il n’est jamais trop tard pour découvrir de grands albums.
Il nous reste également des captations live comme ce Concert à Emporter de 2007 (Paris), ou la session du webzine Le Cargo et les nombreux hommages de fans, Desinvolt, MagicRPM ou Les Inrocks.
On ne blâme personne, ce n’est ni le moment ni l’endroit, mais comme toujours il aura fallu attendre la mort pour contempler tout ce qu’il a laissé, tout ce qu’il a donné et se poser la question de ce que nous avons su lui rendre. Paix à son âme, merci à l’artiste, courage à ses proches.
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