Arnaud Michniak - Poing perdu
Quand on n’a plus rien à défendre, tout ce qu’il nous reste à faire c’est d’attaquer, encore et encore, pour se sentir résister à défaut d’exister. Tel est le postulat de Poing perdu, premier essai solo parfait d’Arnaud Michniak qui voit le penseur/poète de feu Diabologum et de Programme se débattre pour survivre à la contemplation distante de ses dernières illusions agonisantes.
1. Poing perdu I
2. J’attends
3. Mille voix
4. Mourir idiot
5. Je suis le peuple sans visage
6. Poing perdu II
7. A travers les gens comme au fond de moi
8. Poing perdu III
Nous n’avions plus de nouvelles de Programme, l’un des groupes français les plus passionnants des années 2000, depuis l’EP Bogue paru il a trois ans sur l’excellent label Ici D’Ailleurs. C’est logiquement sur ce même label que l’on retrouve aujourd’hui en catimini, nous prenant presque au dépourvu, son leader Arnaud Michniak pour un album au cheminement un peu particulier. C’est en effet un projet de film - médium auquel l’artiste s’était déjà frotté à l’occasion du projet audiovisuel en deux parties Appel ça comme tu veux , qui mettait en images l’univers de violence sociale, l’esprit d’anarchie et les désillusions de son auteur et vient d’être édité en DVD en mai dernier - né de sa rencontre avec l’anglais Mathieu Copeland qui a d’abord motivé l’écriture des chansons Poing perdu I, II et III, lesquelles auraient dû lui servir de bande originale.
A l’heure actuelle, on ne sait pas trop quand sortira ce long-métrage tourné à Hong-Kong en 2006, mais une poignée de morceaux supplémentaires sont finalement venus compléter ce premier jet laissé de côté pour donner forme au Poing perdu qui nous occupe ici. Un mini-album (seulement 8 chansons pour 23 minutes) bien moins morbide que son artwork emprunté à l’artiste contemporaine Gloria Friedmann pourrait le laisser supposer, et qui permet au toulousain, seul maître à bord de l’écriture au mixage, non seulement de prolonger et d’approfondir l’oeuvre de Programme en se livrant plus intimement que jamais et avec une concision qui ne sacrifie rien à la richesse et au pouvoir d’évocation de son univers musical, mais également de renouer avec certains aspects plus mélodiques et posés du dernier album de Diabologum, dont la responsabilité lui revient pour moitié.
Rappelez-vous, c’était il y a 11 ans : Arnaud Michniak et Michel Cloup, deux génies à la sensibilité tourmentée par une déshumanisation sociétale et une logique de refermement sur soi devenues insupportables, transformaient leur petit groupe d’indie rock lo-fi, poétique et inventif (auteur jusqu’alors de deux albums très réussis, le premier, C’était un lundi après-midi semblable aux autres , déjà expérimental et hanté, influencé tout autant par le hip-hop que par les Pixies ou Sonic Youth, avec notamment son emballante reprise électro dissonante du Courage des oiseaux de Dominique A - par ailleurs présent au chant sur Le discours de la méthode sous le pseudonyme de John Love -, et le second, Le goût du jour , plus mélodique et léger avec ses comptines pop, ses incursions jazzy et le badinage de la chanteuse par intermittence de ces deux premiers albums, Anne Tournerie) en véritable ovni post-apocalyptique qualifié par certains de post-rock le temps d’un #3 (Ce n’est pas perdu pour tout le monde) politique et à fleur de peau, mêlant violence noisy, dissonance free jazz et poésie, samples de films de la Nouvelle Vague (le monologue déchirant de Françoise Lebrun tiré du film de Jean Eustache La maman et la putain sur le morceau éponyme), éclairs mélodiques et expérimentations proches de l’ambient dans une tentative de captation de l’angoisse diffuse qui rongeait déjà les futurs chanteurs et têtes pensantes d’Experience et de Programme. Michniak s’y mettait d’ailleurs véritablement en avant pour la première fois, alternant la tenue du micro avec Michel Cloup tout au long de l’album et inventant dès lors un compromis parfait entre le slam et le chant qui deviendrait sa marque, et qui conserve encore aujourd’hui toute sa singularité.
Mais cette alchimie improbable jusque dans la folie ne pouvait guère durer que le temps d’un album. Après la parution l’année suivante d’un long et formidable EP en collaboration avec le groupe espagnol Manta Ray (un "split EP" justement, comme on dit), puis un duo avec Daniel Darc (Et si nous n’avions pas été là l’histoire aurait été la même mais racontée par d’autres) compilé en 98 au profit d’une association pour le don d’organes, le split survient sans tarder, voyant Cloup et Michniak se séparer dans la douleur pour fonder les deux groupes sus-cités... ce qui finalement n’est peut-être pas plus mal, car comment espérer dépasser la puissance infectieuse de Tous les mots disent la même chose, point d’orgue du fameux split EP La Última Historia de Seducción (qu’on peut retrouver en écoute sur myspace avec trois autres morceaux du groupe) ? Et tandis que Cloup, parallèlement aux trois albums d’Experience - le quatrième étant semble-t-il pour bientôt -, multipliait les projets (dont le dernier en date, The Overnight Project, avait vivement attisé notre intérêt l’an dernier), Michniak rencontrait Damien Bétous et s’associait à lui pour concevoir et réaliser les deux chef-d’oeuvres de Programme, Mon cerveau dans ma bouche et L’enfer tiède , parus respectivement en 2000 et en 2002 sur le même label que ceux de Diabologum, Lithium (qui avait notamment révélé Mendelson et, justement, Dominique A), désactivé ensuite en 2004.
Le premier, lo-fi et hypnotique, s’orientait plutôt vers le slam et un mélange d’ambient et de bruitisme directement hérité d’Ennio Morricone (influence déjà présente chez le Diabologum de #3 , notamment sur Une histoire de séduction), tandis que sa suite plongeait le tout dans l’abîme atonal aux drones malaisants d’une poignée de morceaux longs et oppressants comme un labyrinthe sans issue. Tous deux parvenaient, chacun à leur manière, à retrouver le lyrisme sec mais poignant, la mélancolie morbide et les constructions schizophréniques de #3 , avec des textures sonores immédiatement identifiables. Réalisé dans le cadre d’une structure de production alternative fondée par Arnaud Michniak, Le Brouillon, pour être diffusé dans la cadre de l’Atelier de Création Radiophonique de France Culture en février 2003, l’EP Bogue avait ensuite définitivement mis de côté les lignes mélodiques de Diabologum (qui perduraient dans une certaine mesure sur #3 et que l’on pouvait alors retrouver sur Aujourd’hui, Maintenant , le fantastique premier album d’Experience paru en 2001), dans la continuité de Génération finale , collage musical de samples vocaux de Programme réalisé par Michniak et Bétous dans le cadre d’une installation présentée à la Biennale d’Art Contemporain de Lyon deux ans auparavant.
Toutefois, c’est bien avec le métissage originel de #3 que Poing perdu décide de renouer, et ce dès son morceau d’ouverture éponyme dont les ruptures et autres contrepieds dissonants viennent parasiter l’envolée poignante d’un orgue vibrant comme aux plus belles heures du Talk Talk de Spirit Of Eden . Avec des éclairs de clarté disparus depuis longtemps de la prose opaque de Programme, Arnaud Michniak slame. "Personne ne m’arrêtera puisque je vais nulle part." Un nihilisme né du flot continu des désillusions, mais paradoxalement plein d’assurance et même de véhémence, comme si l’attaque était la dernière défense possible pour celui qui n’a plus pour toute vie que la prison de ses rêves. Ainsi, J’attends, avec ses fausses alertes d’un orage indie rock qui n’éclatera jamais, résonne douloureusement du déphasage, de la lassitude et des espoirs avortés de son auteur.
Ces guitares noisy qu’on attendait à tort apparaîtront finalement sur le morceau suivant, dont le son lourd tente en vain de couvrir les Mille voix du titre : autant de pensées confuses qui semblent assaillir Michniak dans la déferlante continuelle d’un chaos schizophrène interdisant toute réflexion organisée. "Ma tête c’est un putain d’ordi, les logiciels installés ont tous bugué", lance-t-il entre deux refrains chantés. Mourir idiot débute ainsi comme un îlot de silence qu’on pourrait presque croire salvateur, de simples percussions et quelques éclairs de guitare sur lesquels se pose la voix d’un Michniak en apparente rémission, mais bien conscient que l’orage gronde au loin et que cet ennui déguisé en répit, pour le meilleur ou plus vraisemblablement pour le pire, ne pourra durer bien longtemps. Et en effet le déluge des drones ne tarde guère à s’abattre. "Je ne veux plus chercher le sens des mots, je veux mourir idiot", parvient-il néanmoins à déclamer à travers le fracas des parasites, comme pour provoquer la tempête sous son crâne par la quiétude feinte de son ironie.
Ainsi, la foi d’Arnaud Michniak en la pensée, la réflexion et par extension la transmission, semble s’être amenuisée avec les années et le constat que rien ne changeait, au contraire. De là peut-être le sentiment de vide existentiel, de transparence, de neutralité, que l’on retrouve sur le morceau suivant, Je suis le peuple sans visage. Cette phrase dont on entendait déjà des bribes sur J’attends, scandée ici encore et encore par un choeur éteint sur fond de clavier mortuaire à la Programme, incarne à elle seule notre réalité désincarnée, celle d’une société gangrenée par une peur intangible de l’Autre cultivée à foison par les politiques et les médias, où tout le monde critique ouvertement la même droite fascisante qui concluera pourtant la présidentielle sur un score sans appel de 53%.
C’est donc entre une guitare désabusée et un orgue désespéré que renaissant les drones sur la première reprise de Poing perdu, bientôt enserrée dans l’angoisse sourde d’un clavier. Le nihilisme de Michniak tombe comme un masque trop lourd à porter, et c’est tout ce qu’il reste de son humanisme qui s’exprime alors sans retenue en un dernier sursaut bouleversant, A travers les gens comme au fond de moi. "Au fond de moi, il y a une chose qui ne va jamais à travers les gens." Cette chose, c’est la vérité de chacun, une vérité déjà tellement difficile à trouver en soi-même dans notre société moderne vidée de tout repère moral... dès lors, comment espérer qu’elle puisse encore toucher autrui ? Le cri, comme le poing, se perd donc dans le néant, et le coeur se noie dans les limbes de l’abandon. Une tristesse sans larmes qui baigne Poing perdu III, constat d’une chute inexorable vers un abîme de déshumanisation, jusqu’à la fin de la lutte. Il ne reste plus rien à espérer, ou si peu... tout au plus atteindre le dernier objectif réaliste que puisse encore viser l’homme dépossédé sournoisement de sa part de lumière : "J’ai survécu", conclue Michniak.
Pour découvrir Poing perdu , rendez-vous sur la page myspace du label Ici D’Ailleurs, la chanson J’attends y est en écoute. Quant à l’univers de Programme, quatre morceaux vous en donneront un bon aperçu, également sur myspace.
A noter que Poing perdu a donné lieu cette année à des concerts/performances mêlant musique, slam et extraits des films d’Arnaud Michniak. R, ex-Diabologum et guitariste de Nonstop, groupe dont Michniak a coproduit en 2005 le premier album Road Movie en Béquilles , l’accompagnait sur scène. D’autres sont à venir, pour vous tenir au courant des dates n’oubliez de consulter régulièrement la fiche-artiste du musicien ou notre agenda concerts.
Ce mois d’octobre serait-il donc celui des sorties surprises ? Après GY !BE, c’est en effet au tour d’Arnaud Michniak de surgir de sa boîte tel un diable en catimini avec le successeur du beau Poing Perdu (2007), un deuxième album solo annoncé depuis quelques mois mais que l’on n’attendait pas forcément si tôt avec le retour de Programme en 2010 et (...)
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