Comité d’écoute IRM - session #12 : Ævangelist, Aphex Twin, Avi Buffalo, Busdriver, Helado Negro & Shellac
Ça n’est pas parce qu’on n’en avait pas encore parlé qu’on n’a rien à en dire : chaque semaine, les rédacteurs d’IRM confrontent leurs points de vue sur une sélection d’albums de l’actualité récente.
De retours en confirmations, cette nouvelle sélection s’attaque à quelques-unes de nos valeurs sûres de cette rentrée... sans pour autant s’interdire de les malmener quelque peu selon les affinités de chacun !
Rabbit : Déjà morbides et malfaisants comme pas permis sur l’apocalyptique Omen Ex Simulacra de l’an passé, les Ricains Ævangelist montent d’un cran dans la terreur en enfouissant sous un mur de guitares viciées leurs marches chaotiques vers le jugement dernier. Souvent quasi indiscernables dans le bourbier suintant des atmosphères troussées par Ascaris et Matron Thorn aux confins du black metal, du death et de l’ambient (versant dark de toute évidence), les vociférations de goules assoiffées et autres incantations malsaines remuent la fange de l’intérieur sans jamais parvenir à s’en extraire vraiment (une bénédiction pour les allergiques au grunt et à tout le folklore associé) tandis que la batterie redouble d’efforts pour se désengluer de ce même marécage de riffs déchiqueteurs et de chœurs d’âmes damnées qui la relèguent au second plan. Comment ne pas adorer un groupe de metal qui à l’image de The Body ou de Terra Tenebrosa fait fi de tout repère esthétique et de toute concession, se permettant même de lorgner sur un jazz aux ambiances cinématographiques à coups de solos de saxo insidieux ?
Riton : Quel est le comble pour un groupe de metal ? Être sombre au point de pouvoir faire de l’ombre aux plus sombres ! On connaissait déjà Nihill ou Gnaw Their Tongues... on peut désormais compter sur le crachat noir, vicelard et le débit incommodant expulsés par Ævangelist. Mais les Américains ne se contentent pas d’engluer l’auditeur, avec une pâte jazzy des plus saisissantes.
Rabbit : On pouvait déjà craindre le pire en lisant les faiseurs de mode de la critique d’outre-Atlantique prétendre qu’Aphex Twin sonnait mieux aujourd’hui qu’en 1996 (!). C’est sûr, comme le Pink Floyd de Gilmour et Waters nettement moins déglingué que celui de Barrett, mieux valent des beats aux airs de boîte à rythme en carton-pâte que les éclats de shrapnel frottés au papier de verre de ce bon vieux Come To Daddy pour tester la hi-fi.
Parce qu’à première écoute, évidente déception : le malaise n’est plus et c’est finalement Minipops 67, premier extrait dont on ne donnait pas cher, qui s’avère le plus proche de renouer avec la (ré)créative étrangeté du Richard D. James Album d’il y a presque 20 ans, dont Syro s’efforce d’imiter les sonorités oniriques, acides et décadrées sans parvenir à en capter l’essence atmosphérique derrière sa maîtrise technique un peu anachronique d’un univers aussi chiadé et sans accroc qu’une coquille vide.
Deuxième écoute, et déjà l’ennui pointe le bout de son nez : pas un beat plus haut que l’autre derrière la fameuse frénésie arythmique devenu gimmick en pilotage automatique, et c’est finalement la méditation pour piano d’Aisatsana qui sauve ce nouvel opus après 9 ans d’absence* de l’exercice de style purgé de toute substance.
(*eh oui, car après Drukqs il y eut Analord, dont je n’échangerais pas un titre contre cette madeleine de Proust à la levure chimique)
Elnorton : Je suis moins critique que Rabbit vis-à-vis de ce disque. Si la déception est légitime - ici, Aphex Twin ne révolutionne plus l’univers musical et ne le fera sans doute plus jamais - Syro reste à mon sens un vrai bon disque. En ce sens, ce come-back de Richard D. James me fait penser à celui effectué l’an dernier par Boards of Canada, autre référence du label Warp douée pour faire émerger le mystère et l’attente chez ses fans.
Comme Tomorrow’s Harvest, Syro est cohérent, ce qui ne l’empêche pas d’être composé de titres géniaux surclassant l’ensemble (là-bas Reach For The Dead ou Cold Earth, ici Minipops 67, CIRCLONT6A ou Aisatsana) tout en exploitant (se reposant sur, diront certains) le savoir-faire d’un artiste dont l’influence est incommensurable. Le plus grand défaut de ce disque, finalement, c’est d’avoir été réalisé par un artiste dont on ne peut que trop attendre au regard des révolutions qu’il a générées. Cela dit, celles-ci sont-elles toujours possibles à une heure où la mondialisation a tendance à engendrer une uniformisation et où de nouveaux genres peinent à exploser ? Possible, mais peut-être pas dans le champ des musiques électroniques telles que nous les concevons à l’heure actuelle.
Le Crapaud : Un album qui ne donne aucune prise au grimpeur de nuage tant sa forme est lisse, sans relief, sans surprise (si ce n’est quelques beats aux sons inattendus, que Rabbit a bien décrits, cf. plus haut), sans fulgurance. Richard D. James fait le boulot sans se forcer. La construction des morceaux est toujours impressionnante de richesse et de technicité, mais après tant d’années d’absence, on s’attendait à un retour plus marquant. Déception.
Riton : Sans égaler la fraîcheur du premier opus, At Best Cuckold n’en reste pas moins doux à l’oreille. Mais l’absence de vrais tubes poignants à la Jessica ou Remember Last Time, qui égayaient le catalogue de Sub Pop en 2010, m’empêche clairement de profiter de cet album à 100%. Une attente moins longue aurait sans doute adouci mon jugement.
Rabbit : A la fois désarmant pour le lyrisme sans garde-fou mais sans vrai trop-plein de ses mélodies et un peu agaçant dans son attrait pour les riffs emphatiques et autres montées dans les aigus, Avi Buffalo c’est un peu la classe bucolique aux envolées Grandaddy-esques du Midlake des débuts enrobée d’un maniérisme 70s parfois à la limite du mauvais goût (le break de Found Blind, le final de Think It’s Gonna Happen Again, le dégoulinant Oxygen Tank). Pour un songwriter capable de piller Elliott Smith, les Beach Boys et Neil Young dans un même morceau sans filer des boutons (Memories Of You) et pour l’insondable mélancolie du presque parfait Overwhelmed With Pride dont le sax rétro reste heureusement bien camouflé au second plan, choisissons le plaisir coupable du verre à moitié plein.
Elnorton : Pour ma part, At Best Cuckold constitue l’un des plus beaux albums du genre réalisés depuis le début de la décennie. Je n’y vois même rien d’agaçant, seulement les spectres des songwriters les plus désarmants et les plus doués des deux décennies précédentes. Elliott Smith de manière évidente, donc, mais aussi Sufjan Stevens par intermittence, et notamment sur le génial Overwhelmed With Pride. Ce disque d’Avi Buffalo sera de ceux que je me garde pour les soirs d’hiver, les dimanches enneigés ou même les débuts d’après-midi printaniers. Un disque intemporel qui risque bien de traverser les ans.
Le Crapaud (pour encore plus de références et de saisons...) : Avec sa voix fluette et haut perchée, tel un Neil Young (référence déjà citée, mais tellement évidente !) californien, Avi Zahner-Isenberg, à la tête de ce jeune quatuor dans le vent, livre un second album riche de chansons sensibles et arrangées avec finesse (on pense au Texan susnommé, au regretté Sparklehorse, à Belle and Sebastian). Pas d’une originalité ébouriffante cet At Best Cuckold, mais bien efficace pour colorer un apéro entre amis en cet automne débutant.
Le Crapaud : Le flow de Busdriver est toujours aussi furtif et sinueux, toujours une claque quand il lance sa phrase à contre-sens sur un tapis roulant à 100km/h. Mais Busdriver s’obstine dans cette voie de clubber opportuniste qui gâchait déjà ses albums précédents, entre des productions dance-électro-pop de mon cul et des refrains chantés r’n’b à l’auto-tune de mes couilles, mon cœur balance du bidet au caniveau. La qualité des titres dépend malheureusement aussi des invités (au micro ou à la production) : quand c’est Aesop Rock et Danny Brown, comme sur Ego Death, tout va bien, mais avec Great Dane à la prod ou Pegasus Warning à la voix, on n’a l’impression d’avoir perdu le Busdriver des débuts, celui que l’influence du free-jazz habitait, qui n’était pas le dernier pour se jeter à l’aventure vers des sonorités inconnues.
Rabbit : L’inquiétant Ego Death mis en son par Jeremiah Jae, avec sa tension syncopée, ses saturations goth et un Aesop Rock dont la rudesse décontractée au mic sert de coupe-circuit idéal entre l’agitation anxio-ludique de Busdriver et l’ivresse emphatique de Danny Brown, avait laissé entrevoir le meilleur pour ce nouvel opus du fantasque rappeur et producteur californien. Malheureusement la suite du disque, sans être avare en envolées baroques et colorées, n’est pas tout à fait à l’avenant et le kaléidoscope de rythmiques en hors-piste et de synthés glitchy typique du MC de L.A. n’a plus le même degré de fraîcheur et de flamboyance que sur les opus précédents, même si le plaisir est là sur Eat The Rich, Can’t You Tell I’m A Sociopath et quelques autres.
Spoutnik : Bande de jeunes loups avides de critiques vénéneuses ! Vous regrettez un passé qui n’a jamais vraiment existé, Busdriver n’est pas parfait, il ne l’a jamais été et ne le sera certainement jamais, ses albums sans exception même les vieux, les Temporary Forever, Memoirs of the Elephant Man ou The Weather (avec Radioinactive et Daedelus) ont tous un truc qui clochent, la prod’ y est toujours au rabais par rapport à la qualité du gars derrière le micro.
Construit à la battle et pur produit du Project Blowed, sa technique allant maintenant du flow sidérant au spoken word en passant par le chant n’est plus à discuter, Busdriver est peut-être l’un des 10 meilleurs emcees que la planète hip-hop ait jamais porté.
Du talent, il en est gavé, il y en a aussi dans sa clique du Hellfyre Club, mais Nocando, Open Mike Eagle ou dans une moindre mesure Milo, ils ont tous le même problème, leurs albums sont toujours un peu bancals. Peut-être qu’ils sont indomptables ou peut-être et plus sûrement que nous attendons trop le chef d’œuvre dont nous savons tous qu’ils sont capables. Perfect Hair ne déroge pas à l’axiome, mais à partir du moment où on est au courant, il ne faut pas crier au scandale ! Je suis même plutôt positif sur ce dernier LP, les tueries que sont When The Tooth-Lined Horizon Blinks, Can’t You Tell I’m A Sociopath ou Ego Death me feraient même peut-être revoir mon lemme intermédiaire. Busdriver pourrait nous sortir l’album tant attendu dans les années à venir surtout s’il lui venait la bonne idée de confier la production de celui-ci dans son ensemble au toujours excellent Jeremiah Jae, parce qu’encore une fois Ego Death, quel putain de titre ! En attendant, je me suis régalé sur Perfect Hair entre folie et esthétique moderne, j’ai aimé !
Rabbit : Projet glitch-pop ouaté du Floridien Roberto Carlos Lange (également connu pour son alter-ego Epstein aux kaléidoscopes électroniques drogués ou pour ses collaborations avec Guillermo Scott Herren aka Prefuse 73 au sein de Savath & Savalas ou Risil), Helado Negro gagne en efficacité sur ce nouvel opus aux syncopations rythmiques presque "percutantes", sans perdre grand chose de ses charmes latins aux arrangements synthétiques impressionnistes et cotonneux si ce n’est l’attrait de la nouveauté. Chanté en anglais et en espagnol comme le précédent Invisible Life, Double Youth continue en effet de creuser le sillon épuré que l’on connait à l’Équatorien d’origine depuis le parfait Canta Lechuza, avec une voix plus en avant et des mélodies suffisamment cadrées pour accrocher l’oreille d’un public moins rompu aux nébulosités de l’électronica. Rien de bien neuf sous le soleil donc, mais une douzaine de morceaux rafraîchissants comme un plongeon dans l’eau turquoise d’un lagon des tropiques, en ce début d’automne on n’en demandait pas tant.
Elnorton : Rien de nouveau sous le soleil, sans doute. Mais ne pouvant exiger la révolution de chaque album - surtout pas lorsqu’il s’agit d’un disque explorant le thème de la légèreté enfantine -, on se contentera aisément de ce Double Youth qui voit Helado Negro nous concocter de petits cocons à base de nappes électroniques et de rythmes tranchants dans lesquels on se prélassera inlassablement comme pour retarder le chemin qui nous guidera doucement mais sûrement vers le solstice d’hiver.
Un disque d’electronica en tout cas très attachant, et il y a fort à parier que même les auditeurs pratiquant le zapping intempestif sauront déceler le charme de ce Double Youth pour s’abandonner à lui.
Rabbit : Album de procrastinateurs qui mettent 7 ans à pondre un disque d’à peine une demi-heure et aussi ambitieux qu’un jam bières à la main dans le garage à papa, Dude Incredible représente justement la quintessence de ce qu’on aime chez Shellac et Albini en général : neurasthénique et tendu à la fois, bluesy et décalé, naturellement classieux et sans chichi, l’album trouve un équilibre impeccable entre noise habitée et math-rock nonchalant avec une bonne dose de spleen, d’ennui existentiel et d’angoisse sous-jacents. En bref, un très bon cru pour les branleurs de Chicago !
Elnorton : Pas mieux. Dude Incredible ne fera pas pâle figure aux côtés des autres sorties de la formation menée par Steve Albini. A la fois réfléchi - le rodage des titres sur scène pendant sept ans en est la preuve - et urgent dans certaines de ses compositions et sonorités, cet opus de Shellac est bien plus complexe qu’il ne semble l’être au premier abord.
Le Crapaud : Dans une interview récente, Steve Albini définissait Shellac comme un groupe minimaliste, et à l’écoute de Dude Incredible on comprend vite ce que cela signifie : des riffs secs, une écriture dépouillée, aucune fioriture, la répétition infinie d’une même ligne de basse, un son abrupt, etc. Shellac, c’est du brut de pomme. Ce qui fait qu’à l’écoute de ce nouvel album on peut avoir une impression ambivalente : d’une part, exquise, pour sa force de caractère (comme pour un bon camembert par exemple), son évidence, son efficacité, et d’autre part, frustrée, par des esquisses de morceaux qui n’évoluent pas, par le manque de relief d’un son sans effet, par une façon de chanter désinvolte. C’est tout de même sur le versant positif de l’impression que l’expérience se termine, alors on approuve !
Riton : Shellac fait du Shellac et sonne comme toute production Albini... rien de nouveau effectivement ! De toute façon on n’en demandait pas mieux (à part peut-être un poil plus long, mais ce serait être exigeant), sans oublier que ce disque est excellent. On est jamais meilleur que lorsque l’on fait ce qu’on sait déjà faire !
Shellac sur IRM
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Busdriver sur IRM - Myspace - Site Officiel
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