Live Report : Le Meilleur des Mondes par le collectif Soma Productions - Alambik / MJC Ronceray (Le Mans)
Quand ils évoquaient mystérieusement ce projet à la fin d’une interview que nous leur avions accordée en mai dernier, les membres du Collectif Soma Productions n’avaient semble-t-il qu’une idée très vague de ce à quoi allait ressembler cette adaptation du roman d’Aldous Huxley. Mais l’idée était bien là, en germe depuis des mois dans leurs esprits féconds. Sans doute une idée générale, des bribes de texte, quelques sons, une ambiance... En tout cas, une volonté ferme et déterminée qui les a conduits jusqu’à ce 23 novembre dans la MJC Ronceray du Mans.
Il aura fallu cette volonté et la foi en une réalisation possible et satisfaisante pour que la diaspora Soma trouve la force et les raisons de se rassembler pour créer ce spectacle pluri-disciplinaire et ainsi mener à terme un projet ambitieux.
Un projet si ambitieux que sur le papier, il paraissait risqué. Pourquoi adapter un roman de science-fiction dans un spectacle hip-hop, alors que ces garçons ne manquent pas d’imagination et savent très bien eux-mêmes en inventer des histoires, parviennent sans mal à dénoncer avec leurs propres mots les excès d’un monde qui ne veut rien laisser échapper à son contrôle (cf. Henri Mash, L’Empire du Sang ou La Mauvaise Humeur) ? Comment unir une diversité de goûts et d’opinions dans une même œuvre sans tomber dans le patchwork illogique ? Comment donner une unité à un spectacle qui d’emblée se réclame d’une multitude d’éléments constitutifs ? Comment enfin, contenter chacun et donner forme à la narration chorale du roman avec seulement trois rappeurs et des instrumentistes, sans réduire l’œuvre originale à une vulgaire comédie musicale cheap ? Voilà une panoplie de questions et de problèmes qu’on pouvait craindre à l’énoncé du projet d’adaptation du Meilleur des Mondes.
Eh bien, pour chacun de ces pièges qu’ils s’étaient eux-mêmes tendus, les artistes de la Soma ont su trouver la parade :
D’abord, concernant le problème de la diversité des personnalités et de la nécessité de donner une cohérence à l’ensemble : rappelons qu’on a dans l’équipe trois rappeurs. L’un, Sooolem, a une forte tendance à la narration introspective et à des dérives vers la chanson comme en témoigne son dernier projet L’Empire du Sang, mené en duo avec Vago, ici présent aussi. Un autre, Monsieur Saï est lui aussi travaillé par la narration et l’introspection avec en outre une écriture souvent embrasée de verbes politiques. Le troisième, Rico, plus discret dans le collectif, plutôt connu pour ses productions, a une culture hip-hop classique, influencée, à l’écoute de son flow, par le rap français des 90’s (contrairement aux deux autres qui se sont parfaitement retrouvés dans les expérimentations progressistes de l’alt-rap ricain et dans ses versants rock ou électro).
Ensuite on a deux saxophonistes, Vago qui avait fait ses preuves au sein du groupe de rock expérimental Sebkha Chott et dont le jeu de baryton est alimenté de nombreux effets ajoutés en direct avec un rack de pédales digne d’un guitariste shoegaze, et Arth ? qui depuis qu’il joue avec Monsieur Saï s’est fait remarquer par sa culture jazz et en particulier free ainsi que par ses prestations échevelées qui font même peur aux planches des scènes qu’il foule !
On a enfin trois éléments atomiques, le bassiste Francis Cipolla qui, non content de jumper avec son groupe de ska-punk Outrage, multiplie les collaborations avec qui veut bien de son jeu rond et efficace ; O.S. que la qualité des productions sur La Mauvaise Humeur a distingué comme compositeur et DJ prometteur. Et enfin, Arthur Potel, vidéaste autodidacte et touche-à-tout, dont les manipulations analogiques ont trouvé avec ce projet un champ d’exploration nouveau et enrichissant.
Bon, et maintenant, qu’est-ce qu’on fait de tout ça ? Est-ce que la mayonnaise va prendre ? ben oui (comme on dit dans la Sarthe) et elle est même sacrément bien montée !
Dans L’Aventure c’est l’aventure, Charles Denner prône la confusion dans la clarté, Soma c’est l’hétérogénéité dans l’homogénéité !
En effet, une des qualités de cet amalgame créatif est la cohérence et le caractère homogène de l’ensemble. L’unité de ce spectacle d’une heure quinze et composé de 19 morceaux est sûrement due au talent de O.S. sur les épaules duquel pèse tout le poids de la production. Le fait d’avoir confié à un seul la responsabilité des instrus est une idée judicieuse. Ainsi le DJ a produit une trame musicale, aux sonorités majoritairement électro, qu’il a appuyée sur des beats costauds et rebondis, propices à des échappées purement hip-hop et autres passages franchement funky.
Les beaux parleurs n’avaient plus qu’à poser leurs voix viriles en modulant les rythmes et les intonations, en se répartissant les personnages et les occasions, en fonction des ambiances qu’induisait l’accompagnement.
De même pour les instrumentistes. A la basse, Francis ne se pose pas trop de questions : il donne le groove à ces programmations numériques. Quant aux saxophonistes, coutumiers du fait, ils arrangent leur souffle pour s’immiscer dans le son, tantôt à l’unisson, souvent en dialogue.
On appréciera d’ailleurs beaucoup la pause purement musicale en milieu de set qui donnera une respiration ouvertement funk (O.S. ne parvenant pas à contenir sa passion pour Stevie Wonder), les trois musiciens vivants, alignés sur la scène pour produire, en alternance, une série de solos captivants. Comme s’il était nécessaire de le préciser, ces musiciens ne sont pas seulement d’inventifs compositeurs, il sont aussi de spectaculaires performeurs !
En ce qui concerne la narration, dont on pouvait craindre la lourdeur, les trois paroliers ont su l’adapter en dialogues et personnages incarnés. Très bonne idée que de n’avoir pas voulu transposer trop fidèlement chaque péripétie du récit de Huxley, là aurait été le piège. Là ils ne sont pas tombés. Rico incarne un Ford impressionnant. Ses quelques apparitions, dans une lumière blanche éblouissante sont d’une efficacité redoutable. Chaque fois, son image se donne dédoublée par la vidéo où il apparaît à l’identique et produit, de façon synchronisée, le mouvement de bouche relatif à son discours. Le procédé est bien trouvé et l’effet est réussi. L’impact de son débit précis et articulé en est décuplé.
Le contraste provoqué par la différence de flow entre lui et les deux autres rappeurs témoigne du soin accordé à la répartition des rôles et manifeste une intelligence des personnages qui honore à la fois l’œuvre originale et ses interprètes eux-mêmes.
Les autres justement, parlons-en. En dehors des morceaux en duo, les plus nombreux, où leur dialogue offre un point de vue contrasté (selon le personnage qu’ils incarnent) sur l’univers dystopique qu’ils habitent, ils ont su se donner à chacun un moment solo pour développer l’ampleur de leur maîtrise verbale. On aura tout particulièrement apprécié ces nuances offertes dont Sooolem a profité pour emprunter la voix du conte qu’il affectionne tant et Monsieur Saï pour mettre en lumière son écriture ciselée comme il le fait souvent aussi dans ses concerts, avec des phases a cappella. Ces moments de pause, alternativement accompagnés par l’un des deux saxophonistes témoignent encore de leur talent d’auteurs et de compositeurs.
Chacun campant deux personnages différents, les deux rappeurs marquent le passage de l’un à l’autre (qui constitue également un changement d’ambiance) par un moyen simple mais opérant : un élément de "costume" ajouté. Ces détails de mise en scène qui font la cohérence du spectacle permettent au groupe de ne pas se disperser dans une occupation de scène vaine et gesticulante. C’est peut-être un des reproches qu’on osera leur faire (on aura compris que ce compte-rendu est plutôt positif...) : ces garçons qu’on connaît comme bêtes de scène dans leur projets respectifs se sont ici restreints à une gestuelle au cordeau qui ne permettait aucun moment d’échange et de familiarité avec le public. Il faut sans doute aussi expliquer cette retenue par le fait qu’ils en étaient à leur première représentation et qu’une volonté de bien faire tout à fait compréhensible en fut la cause. Ils ont fait preuve d’un professionnalisme tel qu’on pourrait presque leur reprocher d’être trop professionnels (enfin, il vaut mieux ça que l’inverse, qu’on voit malheureusement trop souvent)... à l’avenir il faudrait davantage laisser s’exprimer le sauvage (et pas seulement le Sauvage de Huxley...), s’accorder plus de libertés peut-être...
Là, chacun a respecté à la lettre les déplacements programmés (sans doute en partie conseillés par la chorégraphe Marie Lenfant), au profit d’une mise en relief légitime du sens véhiculé par les paroles.
En ce qui concerne le sens justement, et l’importance du texte pour ce concert en forme de théâtre rapologique et de pamphlet sociétal, les réactions du public furent, a posteriori, mitigées mais plutôt positives. C’est-à-dire qu’il y a ceux qui se sont concentrés sur l’histoire (et donc sur le texte) pour saisir le développement narratif du tout ; et ceux qui souhaitaient picorer leur plaisir en s’attachant alternativement à tel ou tel donnée sensible. Apparemment, chacun a pu satisfaire son attente. Personne ne semblait déçu. Ce qui est clair, c’est qu’entre la vidéo, les sons, les musiciens live, le texte et la mise en scène, ce spectacle est trop riche pour se laisser saisir en une impression unique et synthétique. Mais ce n’est pas un problème. Il faudrait seulement pouvoir réitérer l’écoute pour ne rien manquer (éventuellement via un album qu’on espère voir sortir bientôt, quelques titres sont déjà enregistrés)...
L’avenir nous dira bientôt s’il nous en offre la possibilité : si le Collectif Soma parvient à placer son Meilleur des Mondes dans l’actuel pour diffuser la bonne parole...
C’est en tout cas tout le mal qu’on leur souhaite !
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