John Zorn Marathon : 60th Birthday Celebration - Jazz à la Villette (Paris)
le 7/09/2013
John Zorn Marathon : 60th Birthday Celebration - Jazz à la Villette (Paris)
Il y a deux sortes de personnes : celles qui ont déjà vu John Zorn en concert et celles qui ont raté leur vie... Bon, j’exagère un poil, mais comme j’ai changé de catégorie durant le week-end, je me permets de me la péter un peu. En plus, passé par la promotion Mike Patton, double ration, j’ai comme l’impression de ne pas avoir perdu mon fric et d’avoir gagné un supplément d’âme. Et encore, ça c’est si le concert valait le coup tu me diras... Parce que Zorn et Patton, c’est clair, sur le papier, ça fait envie. Mais si c’est tout pourri quand même, genre à cause d’une gastro de l’un et d’une extinction de voix de l’autre, ça aurait pu être Sardou et Enrico Macias, personne n’a de regret. Bon, si tu veux tout savoir, c’était EXCELLENT !
Quand on arrive, les gens commencent à rentrer dans la salle. La queue fait le tour de la Grande Halle de La Villette. Nous n’en verrons jamais le bout...
Le public n’a pas d’unité, clairement hétéroclite. Il y a des jeunes, des vieux, des jazzeux et des métalleux, des marginaux de l’avant-garde et des chiens sales de l’underground. Beaucoup sont venus pour Patton. Beaucoup sont curieux. Qui ici a suivi l’intégralité du marathon ? Difficile à savoir. Ceux qui avaient les moyens d’y claquer tant de thunes. Ceux qui n’avaient pas les moyens et qui les ont claquées quand même. Difficile à reconnaître.
Le Song Project, pour tout dire, on n’en savait pas grand-chose avant d’arriver. Peu d’infos sont disponibles sur internet, si ce n’est que le projet devait faire sa première apparition à Paris en mars à la salle Pleyel et qu’elle fut annulée pour cause d’un « sans moi » de dernière minute de la part des producteurs. On peut ensuite se procurer les noms des participants et leurs pedigrees. Il y a déjà tout le Moonchild de Templars, c’est à dire Patton, John Medeski, Trevor Dunn et Joey Baron, ainsi que quelques autres instrumentistes attendus pour Electric Masada : Marc Ribot, Cyro Baptista et Kenny Wollesen (ici au vibraphone). Les deux guests sont, au chant, Sophia Reis, une artiste et présentatrice télé (!) brésilienne, qui s’est faite connaître dans les clubs de New-York par son charisme (?), et Jesse Harris, songwriter surtout connu pour l’écriture du Don’t Know Why de Norah Jones, pour lequel il a remporté un Grammy Award en 2003. Que du haut de gamme en somme !
Ce projet, comme son nom l’indique, met la chanson à l’honneur. La chanson dans tout ce qu’elle a de varié (on n’a pas dit variété !). Une entité souple et populaire (mais pas nécessairement) qui traverse chaque couche de la civilisation tout autour du monde. Ce projet récent en présente quelques formes finement ciselées. Les chanteurs, en particulier Patton et Harris, ont été recrutés pour leur voix et pour leurs textes qu’ils ont posés sur les compositions de Zorn. Cette formation éphémère est surtout la énième preuve de l’inaltérable capacité de Zorn à s’approprier tous les registres, toutes les cultures, tout en restant authentique. Ici, pour les musiciens, ce n’est pas tellement l’originalité de l’interprétation qui est en jeu mais la qualité de l’accompagnement. Un accompagnement de luxe pour des vocalistes pointus. Patton, tel qu’en lui-même, caméléon tout terrain, est toujours impressionnant (dès les premiers titres, où il se faufile sans problème dans une ligne inchantable aux accents orientaux, bluffant). Aux détours de quelques passages instrumentaux, certains ont brillé par leur présence. L’aisance de Medeski, la dextérité de Ribot, la polyvalence de Wollesen (qui doublera ensuite Baron derrière les fûts pour Electric Masada). Sophia Rei a une voix plutôt grave, qui se prête parfaitement à la chanson espagnole, dans le répertoire de laquelle elle puise sa première prestation solo, et une autre pus tard. Sans grand effet, elle a une présence. Avec peu de chose, elle hypnotise. Jesse Harris est plus réservé, moins scénique. Engoncée dans un costume serré, sa gorge, où pend une cravate, peine à béer. Sa voix, feutrée, accentue la timidité du personnage. Mais les chansons n’en sont pas moins belles. Au contraire, elles prennent, au travers de sa voix, une fragilité attendrissante.
Quand ils ne chantent pas, les solistes ont sur le côté une chaise, pour s’asseoir. Fascination totale devant la coupe de cheveux de Mike Patton. L’avais déjà vu en vidéo, mais la voir en vrai... c’est pas pareil. Pas un poil ne dépasse. On imagine l’épaisse couche de gomina qu’il a fallu disposer pour atteindre une telle perfection dans le placage sur crane. On imagine le soin et le temps que l’artiste consacre à sa crinière. Fabuleux.
La grande surprise du set est d’aller chez Naked City prendre des bijoux inusables. Il s’est ouvert d’ailleurs, pour la plus grande joie de tous, sur un Batman ébouriffant. Plus tard, il y aura Osaka Bondage, une de ces œuvres ultra courtes, pleines d’idées découpées dans un esprit tordu et mises bout à bout, afin d’obtenir une pièce montée expéditive et jubilatoire. Un de ses morceaux préférés parmi ceux de la période Naked City, nous confie Zorn.
Le live de Moonchild est plus libre. Le changement de scène est très rapide. Zorn s’improvise régisseur et déplace les trucs. Sait vraiment tout faire ce type. Les quatre reviennent dans la foulée. Zorn les présente et leur laisse les planches.
Medeski n’a pas bougé, Baron non plus, normal. Trevor Dunn a changé d’ampli. On pense qu’il s’est branché sur celui de Ribot, pas sûr. En tout cas, le son de sa basse est complètement différent. Beaucoup moins rond, moins doux, mais brillant et métallique. Des claques à portée de doigts. Très proche du son qu’on peut entendre sur l’enregistrement studio. D’ailleurs l’ensemble du son était fidèle à l’album. La batterie sourde et tribale, un peu derrière. La basse, claquante donc, et souvent distordue. Les orgues vintage. Et la voix, hurlée dans les aigus ou déclamante et caverneuse.
L’album est joué dans l’ordre. Tout y est. Même l’obstination parfois lassante de l’écriture zornienne. Ici magnifiée par des interprètes imperfectibles. Templars est un projet mystique. Habité par un fanatisme noir, inspiré de l’occultisme médiéval. Les motifs rythmiques courts en formes de boucles anguleuses métamorphosent l’instant qu’ils traversent en méditations transcendantales et maléfiques. Ce rituel moderne n’est pourtant pas surjoué par ses acteurs. Pas joué du tout en fait. Nul besoin d’exagérer le trait spirituel de cette musique, elle parle pour elle-même. Et les quatre musiciens connaissent si bien sa langue, qu’ils n’ont pas besoin d’ajouter à son discours quelque commentaire visuel. Cette distance (accentuée par les pupitres) entre la dimension immersive de la musique et la manière simple dont ils la jouent, est troublante. C’est le symptôme d’un professionnalisme rigoureux, d’une maîtrise sans faille et d’une honorable sobriété. Bien sûr, Patton est une bête de scène et ne peut pas s’empêcher de l’être, par ses attitudes sportives, animales, par ses mimiques et ses aboiements qui le maintiennent à l’affût lorsque les autres montent la mayonnaise. Mais sous cette façade spectaculaire, une concentration imperturbable domine le chanteur. Elle transparaît par ses yeux en flammes. Il semble hurler davantage que sur l’œuvre originale, mais c’est sans doute le voir faire qui donne cette impression. Les orgues de Medeski, pas toujours présents, ajoutent à la musique du trio d’origine une dimension anagogique accentuée qui correspond exactement au concept de l’album : un mysticisme médiéval et brutal. Nappes, arpèges ou clusters, tout dans son jeu s’adapte à l’agressivité rugueuse du quatuor sacré.
Entre déflagrations mathématiques et tricot méditatif, le magma sonore de Moonchild fait une transition cérébrale entre l’introduction accueillante offerte par la chanson et la sortie jouissive qu’offrira Masada. Et c’est bientôt l’heure de sortir.
C’est d’ailleurs ce que font beaucoup de gens à la fin de la cérémonie lunaire. Preuve que ceux-là étaient venus pour Patton. Partir alors que vient le clou du spectacle... Faut être marteau !
Tout est là : les deux batteries, les percussions, une basse, une guitare, un orgue, un ordinateur et, enfin, un saxophone. Le chef va enfin souffler dans son biniou ! Assez peu finalement. Mais toujours avec autant de nuance et d’à-propos. Le reste du temps, il dirige.
Les deux nouveaux sur scène ne passent pas inaperçus. Derrière son clavier, Jamie Saft et sa barbe jusqu’au nombril sont à gauche, et à droite, c’est Ikue Mori, geek assise devant son écran, qui remue imperceptiblement les doigts et actionne des « wiiiiiizzzz », des « vraouvrroooooo » ou autres « ziuuuup » depuis ses machines.
La recette d’Electric Masada est simple. Elle emprunte d’une part ses compositions aux livres que le quatuor originel acoustique du même nom exploite depuis ses débuts en studio, en 1994. De l’autre, elle impose d’être branché sur secteur. Alors forcément, ça dépote. Autant dire que l’influence d’Ornette Coleman, déjà présente depuis longtemps dans la musique de Zorn, n’a jamais été autant mobilisée qu’au sein de ce projet. Du free jazz à l’ancienne. On commence ensemble, un thème, une liberté radicale et on se retrouve pour le retour du thème. À l’ancienne certes, mais pas poussiéreux. Le génie de Zorn est de mélanger les traditions, celles de la musique Klezmer, du jazz, de l’avant-garde et des musiques extrêmes, en particulier le metal et la noise. Electric Masada est un condensé sublime et spectaculaire de tout cela. C’est à notre avis, un des projets (difficile de les connaître tous...) les plus stimulants de John Zorn. Les enregistrements (live) dont ont dispose (pour son 50ème anniversaire, il y a dix ans donc, et surtout le double At The Mountains of Madness, capté l’année suivante) sont des monuments paradigmatiques de la scène free jazz new-yorkaise. C’est le Zorn authentique, le Zorn à l’état pur, interprété par des Dieux... Ce disque (le double) a changé des vies, je parle en connaissance de cause. Cette musique ouvre des portes. Passe des frontières symboliques (y en a-t-il d’autres ?). Donne un accès admirable à des sonorités difficiles. Après cela, bienvenue à toi toute noise, toute musique libre et inventive qui ne se prive pas de bouillonner sans itinéraire. Bienvenue à toi l’avenir de nos oreilles !
Le répertoire du groupe n’a pas évolué. On retrouve ce que les disques présentaient déjà. Mais la nature même de ces œuvres ouvertes fait que chaque nouvelle exécution dispose d’une valeur inaliénable. C’est, plus que tous les autres projets qui l’ont précédé, celui pour qui le facteur interprétatif est le plus crucial. Cela réside dans le fait qu’ici Zorn y joue encore plus des bras et des doigts pour diriger son orchestre. Le concert se fait très visuel. Zorn renoue avec les jeux qu’il développait avec Naked City ou dans des projets comme Cobra, où la forme des œuvres dépendait du hasard tiré d’un jeu de cartes. Ici, le chef donne des indications gestuelles. De loin, ça ne ressemble pas à grand chose. Du gâtisme ? Non, les interprètes répondent à ses gestes au quart de tour. Quand il réclame un solo, le soliste ne se fait pas prier. Le doigt du maître est à peine pointé sur lui qu’il en vient déjà au moment épique de son improvisation (confère Marc Ribot). Ils se régalent. Nous aussi.
Passer après Medeski pouvait sembler intimidant, on se dit. Mais non, Jamie Saft est un virtuose du clavier. Il tricote à une vitesse incroyable. Toujours pertinentes ses interventions. Souvent, il capte le regard d’un des ses camarades et l’amène à devenir complice de son propre jeu. Alors un duo éphémère se forme et disparaît ensuite à nouveau dans la masse informe. Chacun fait sa tambouille dans son coin et pourtant l’ensemble est homogène. Les effets d’Ikue Mori vrillent les oreilles parfois et s’entendent surtout quand Zorn ordonne qu’on lui fasse un peu de place. Chacun a le droit à son moment de gloire. Les deux batteurs se complètent savamment. Le tempo souvent enlevé, ils catalysent le magma et le mènent avec ardeur à son point culminant. Éruption volcanique quand le thème reparaît, entrecoupé de bruits intempestifs.
Visuellement, le plus spectaculaire reste Cyro Baptista. Il est entouré d’une multitude d’objets plus ou moins destinés aux percussions. Il y a des fûts bien sûr, mais aussi différents colliers de grelots, un amalgame de clés qu’il tripote par en-dessous de manière indécente.... Le plus marrant, c’est quand il prend ce qui ressemble à un tuyau en PVC (comme une grosse gaine), qu’il se met debout et fait l’hélicoptère. Autour de nous, tout le monde se tort de rire. Ce qui est drôle, en plus, c’est que le résultat sonore est très... discret. Il pousse des petits cris parfois aussi. Non, marrant le mec quand même. Ce serait pas pareil s’il était pas là...
Grand coup de chapeau aux monstrueux Trevor Dunn et Joey Baron qui ont enchaîné toute la soirée, passant de la chanson au free par la case mystique-bourrin sans montrer un seul signe de fatigue. Baron a constamment le sourire quand il joue. Il s’éclate. Dunn est hyper concentré et d’une précision impeccable, tout en restant attentif à ce qui se fait autour de lui. Capable de tenir une boucle pendant des heures, de passer à une folie free bruitiste (essaie de répéter ces trois mots plusieurs fois rapidement...), et de revenir sur la boucle sans sourciller... Une bête !
Bon, ça se termine assez tôt. Voilà la déception issue de ce concert : Electric Masada n’a joué que 40 minutes et surtout, n’a pas joué Metaltov, ce morceau tiré du répertoire de Naked City auquel ils avaient donné une version impressionnante en 2003. Mais bon, on ne peut pas tout avoir. On ne s’en serait peut-être pas remis d’ailleurs, alors, quelque part, c’est tant mieux, au moins on est encore vivants. Vivants et différents maintenant. Rien n’est plus comme avant.
John, reviens fêter ton anniv quand tu veux ! Tant que c’est toi qui fais le cadeau...
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