Interview sur un nuage - 6/ Aodhán O’Reilly
Les plus fidèles de nos lecteurs auront certainement remarqué des messages subliminaux distillés ces dernières semaines sans ostentation dans nos pages, concernant un ambitieux projet prévu pour les fêtes de fin d’année. Coupons court au mystère, si ce n’est au suspense : il s’agit d’une compilation, entièrement composée de morceaux inédits que nous ont gracieusement offerts un certain nombre d’habitués des colonnes d’IRM. Et... c’est tout pour le moment ! Vous en saurez plus très bientôt en suivant les petits cailloux que la rédaction sèmera à raison de deux interviews par semaine, agrémentées d’énigmes et de surprises, jusqu’à la mise à disposition de l’objet. Une invitation à vous familiariser avec l’univers de nos contributeurs de tous horizons géographiques et musicaux, en espérant qu’ils vous surprennent et vous enthousiasment autant que nous.
Nous avions déjà eu l’occasion, dans ces colonnes, de parler d’Aodhán O’Reilly au moment de la sortie du formidable Seascapes. La claque avait été telle que l’artiste fut immédiatement invité à rejoindre ce projet, déjà bien avancé, de compilation. Une fois le morceau finalisé, l’échange avec ce citoyen du monde capable de citer Marc Ribot et d’intellectualiser les différentes perspectives de sa musique s’est avéré passionnant. S’il n’utilise pas de mots sur ses compositions, Aodhán O’Reilly les manie pourtant à merveille.
L’interview
IRM : Y a-t-il deux ou trois choses que nos lecteurs devraient savoir de toi avant d’écouter la compil’ ?
Aodhán O’Reilly : Ils n’ont probablement pas besoin de le savoir avant d’écouter le morceau, mais pour ceux que ça intéresse, je m’appelle Aodhán O’Reilly, j’ai 27 ans, j’ai grandi en Irlande et vis actuellement à New York.
Qu’est-ce qui t’a décidé à prendre part à ce projet ?
J’ai commencé à m’intéresser de plus près à la musique et aux artistes défendus par IRM après qu’ils aient écrit un article très sympathique sur mon album Seascapes. Il y a de toute évidence beaucoup de trucs cools qui se passent par là-bas, j’ai donc cherché à en savoir plus sur les autres artistes qui seront sur l’album et cela m’a semblé être de très bonne compagnie. Enfin, j’adore la France et j’espère y jouer prochainement alors ça semblait logique d’essayer d’y obtenir un peu plus d’exposition.
Si tu devais décrire ta contribution en une phrase ?
Moon On Cloud n’est pas conventionnel en termes de structure, d’instrumentation et, d’une certaine façon, d’interprétation. Cela dit, j’espère que la composition finale combine ces éléments disparates pour créer un morceau distinctif et capable de transporter l’auditeur.
Le fait de ne composer que des morceaux instrumentaux est-il un choix par défaut ou la conséquence d’un univers particulier que tu souhaites créer ?
Les deux, je suppose. Je suis un grand fan et admirateur des chansons pop/rock concises et bien conçues dont les paroles valent le détour. J’en ai d’ailleurs joué beaucoup. D’autre part, j’avais beaucoup de morceaux pour lesquels je n’arrivais pas à trouver de destination, et une fois retirée la barrière psychologique d’avoir à recréer les pistes en live ou à leur imposer une structure de chanson, j’ai été extrêmement libéré et cela m’a ouvert à quelles idées je pouvais poursuivre.
Ça signifie simplement que n’importe quel son ou ambiance que vous pouvez imaginer et être capable d’exécuter, même approximativement, est pertinent. Ce qui veut dire essentiellement que vous pouvez suivre vos idées jusqu’à leur conclusion naturelle sans vous soucier de retenir l’attention d’un public live, de garder l’ego du groupe à l’esprit ou quoi que ce soit d’autre.
Cela élimine également le besoin de faire fonctionner l’harmonie dans un autre but que de créer une atmosphère ou d’améliorer l’ambiance et l’émotion. Votre habileté technique d’instrumentiste devient donc une préoccupation secondaire, et c’est exactement ce qu’elle devrait toujours être.
La notion de voyage est très présente dans les morceaux que tu composes, aussi bien dans leurs titres (Brixton Hill, Night Desert, Seascapes) que dans ce qu’ils dégagent. Est-ce un processus conscient ? Certaines expériences particulières guident-elles cette attirance perceptible pour la contemplation des paysages ?
C’est drôle que tu t’interroges sur les titres car beaucoup de gens les commentent. Pour être honnête, il y a là-dedans un peu de ruse ou une signature artistique et cela revient au concept d’écrire de la musique purement instrumentale, atmosphérique et à la façon dont les gens la ressentent. J’essaie principalement d’évoquer certaines images, humeurs ou endroits accompagnant ou précédant même le morceau. J’écoute beaucoup de bandes musicales de films, et lorsque le script et le compositeur sont bons, on aboutit souvent à ce genre de merveilleux noms poétiques. L’une de mes BOs préférées est celle d’Ennio Morricone pour le "remake" de Lolita et les titres des morceaux sont des extraits de répliques comme Lolita in My Arms, What About Me ou She Had Nowhere Else to Go. Cela donne à la musique cet aspect presque littéraire, ainsi que de la romance et de la grandeur. Évidemment, cette musique a les images et l’intrigue pour aller avec, j’inverse donc en quelque sorte le processus en proposant au moins une image optionnelle pouvant aller avec le morceau. Bien sûr, beaucoup de gens n’ont aucune idée des titres des morceaux lorsqu’ils les écoutent et diraient que c’est n’importe quoi !
Parfois, j’aime simplement rattacher un morceau à un lieu ou à un moment de ma vie, à l’instar d’un journal intime ou d’une photo. Écouter certains morceaux peut immédiatement vous transporter à un endroit ou moment précis. C’est aussi en partie pourquoi j’aime ces enregistrements légèrement rugueux où l’on entend le grincement d’une porte en arrière-plan ou des sirènes qui passent et ainsi de suite.
Tu as enregistré une partie de Seascapes à Marsac. Quel rapport entretiens-tu avec la France ?
Mes parents vivent en France, et j’y ai aussi vécu pendant plusieurs longues périodes, environ six mois à chaque fois. Je crois qu’il y a plusieurs Marsac en France, mais celui-ci est situé dans une magnifique campagne des alentours de Toulouse. J’y ai enregistré une bonne partie de l’album, et le reste sur Brixton, à Londres, dans le petit appartement que j’habitais à l’époque. En y repensant, les différents lieux ont sans doute influencé certaines des différentes humeurs. Il est probable que les paysages et l’atmosphère de la France rurale aient inspiré l’approche d’un morceau comme Night Desert. Si vous vous asseyez à un piano dans une grange à 4 heures du matin, sans personne à des kilomètres à la ronde, laisser de longs intervalles entre les notes semble avoir du sens !
La musique "gratuite" ça t’inspire quoi ?
C’est compliqué, et ça pose potentiellement de nombreux dilemmes moraux irrésolus qui sont propres à l’ère numérique. Je pense que les artistes devraient être libres de décider s’ils veulent diffuser leur musique gratuitement ou non. Cette décision a souvent un sens, même en termes de business, mais ce n’est pas toujours le cas. Si les musiciens ne peuvent pas composer à plein temps, cela affectera-t-il le niveau de la culture au sens large ? Marc Ribot a dit quelque chose comme : "Vous obtenez la culture que vous payez". L’apport financier n’est évidemment qu’un moyen de quantifier cela, mais c’est un argument pertinent.
Pour un musicien qui travaille sur une petite échelle et voit son disque téléchargé gratuitement par 100 personnes, cela représente potentiellement 1000$. Ok, ça ne va pas changer la vie de l’artiste, mais cela pourrait lui permettre de réserver du temps de studio pour son prochain album, partir en tournée, acheter de l’équipement neuf ou d’autres choses. Il y a toutes sortes de théories sur la façon dont vous pouvez utiliser la musique gratuite pour faire votre promo, etc... mais cela n’est véritablement rentable que si vous tournez beaucoup par la suite.
Je pencherais probablement pour une sorte d’utopie néo-communiste avec l’idée des auditeurs payant ce qu’ils peuvent - en préférant que ma musique soit écoutée plutôt que non - mais je ne pense pas que ce soit réellement applicable.
Tout cela étant dit, Internet a fourni tellement de précieuses ressources pour les artistes indépendants qu’il est difficile de dire si c’est mieux ou pire qu’avant. C’est certainement mieux. La vérité, c’est que les gens ne vont pas payer pour ce qu’ils peuvent obtenir gratuitement. C’est donc aux musiciens, aux labels et autres de devenir plus créatifs dans la façon dont ils peuvent générer des revenus et utiliser les nouvelles ressources qu’Internet procure.
Un disque à écouter sur un nuage ?
Gas (Wolfgang Voigt) - Pop.
La surprise
Outre le contenu photographique réalisé par la graphiste Jami Ross, collaboratrice d’Aodhán, ce dernier nous offre la démo d’un titre qu’il annonce comme "assez évocateur de l’esprit de [son] prochain enregistrement" :
Les plus gourmands pourront également découvrir une autre facette de l’auteur de Seascapes via Helix 1, side-project plus électrique et forcément déroutant par rapport aux travaux habituels de l’artiste.
Quelques liens utiles
Helix 1 sur Facebook - Bandcamp
Jami Ross sur Facebook
English version
IRM : Are there a few things that our readers should know about you before listening to the compilation ?
Aodhán O’Reilly : They probably don’t need to know this before listening to the track but for anyone who’s interested, my name is Aodhan O’Reilly, I’m 27, I grew up in Ireland and currently live in New York City.
What made you decide to take part in this compilation project ?
I started checking out more of the music and acts on IRM after they gave me a very kind write up for my record Seascapes. There’s obviously a lot of cool stuff going on there so I checked out a few of the other artists that are on the album and it seemed like pretty good company to keep. Last but not least I love France and hope to go and play there soon so it seemed to make sense to try and get a little extra exposure.
If you had to describe your contribution in one sentence ?
Moon On Cloud is unconventional in terms of structure, instrumentation and to some extent performance, but I hope the final composition combines
ostensibly disparate elements to create a distinct and transportive track.
Is composing mainly instrumental pieces a default choice or the consequence of a particular universe you would like to create ?
I suppose both. I’m a big fan and admirer of the well crafted concise pop/rock song and good lyrics and I’ve played a lot of them. On the other hand I had a lot of material I couldn’t find an outlet for, and once I psychologically removed the precondition of having to recreate the tracks live or impose a lyrical structure on them, I found it hugely liberating and opened up what ideas I could pursue. It just means any sound or ambiance you can conceive of and are capable of performing or even approximating, is valid. It essentially means you can follow ideas through to their natural conclusion without worrying about holding a live audience’s attention, or keeping the band’s ego in mind or whatever. It also removes the need for harmony to function in any way other than to create atmosphere, or enhance ambiance and emotion, so technical capacity on your instrument becomes a necessarily secondary concern, which is how it should be.
The notion of travel is often present in your tracks, from their titles (Brixton Hill, Night Desert, Seascapes) to their atmospheres. Is it a conscious process ? Are there some particular experiences guiding this perceptible attraction to the contemplation of landscapes ?
It’s funny that you should ask about the titles, because a lot of people comment on them. To be honest it’s me attempting a little bit of trickery or artistic slight of hand and goes back to the concept of writing purely instrumental and ambient music and how people experience it. It’s essentially me trying to evoke certain images or moods or locations to go with, or even before you get into, the track. Like I listen to a lot of film scores and if it’s a good film script and a good composer the tracks often have these wonderful, poetic names. One of my favourite scores is the Ennio Morricone’s score for the remake of Lolita, and the track titles are quotes from the text, like Lolita In My Arms, What About Me or She Had Nowhere Else To Go. It gives the music this almost literary aspect and romance and grandeur. Obviously that music has images and plot to go with it, so I’m kind of inverting that process by suggesting at least an optional image to go with the track. Course a lot of people have no idea what the titles of the tracks are when they listen to them and would say that’s all bullshit !
Sometimes though I just like to tie a track to a place or time in my life, like a diary entry or taking a photograph. Hearing certain tracks can immediately transport you back to a time and place. That’s also partly why I like rougher edged recordings where you hear the door creak in the background, or sirens going by and so on.
You recorded parts of Seascapes in Marsac. What is your relationship with France ?
My parents live in France and I’ve also lived there for extended periods, like 6 months at a time. I believe there are a few Marsacs in France but this one is in beautiful countryside outside Toulouse. I recorded a lot of the record there or in the tiny flat I was living in at the time in Brixton, London. Thinking back on it the different environments probably informed some of the different moods. Certainly the landscapes and atmosphere of rural France probably inspired the approach in tracks like Night Desert. If your sitting at a piano in a barn at 4 in the morning with no one for miles around, having long gaps between notes seems to make sense !
What are your thoughts about "free" music ?
It’s complicated, and potentially throws up a lot of interesting and very much unresolved moral dilemmas that are unique to the internet age. I think giving their music away free is something artists should at least be able to opt for or not. There are a lot of times when it makes sense, even good business sense, to give your music away for free, but not always. If musicians can’t devote themselves to making music full time, will that affect the standard of culture in a broader sense ? Marc Ribot said something like "you get the culture you pay for", and obviously financial input is only one way to quantify that, but it’s a valid point.
Say a musician working on a small scale puts out a record and 100 people download it free, that’s potentially $1000. Ok that’s not gonna change the artist’s life but it might allow them to book studio time for their next record or go on tour, or buy some new equipment or whatever. There’s all sorts of theories about how you can use it as free promo etc... but really that only applies if you tour extensively and are gonna make it back that way.
I’d probably have some kind of Utopian / Neo Commie idea of people paying what they can - I’d certainly rather people heard my music than not- but that’s probably not very practical.
All that said, the internet has provided so many invaluable resources for independent artists, it’s hard to say whether they’re better or worse off than before. Almost certainly better. Bottom line is people are not going to pay for what they can get for free, so musicians or labels or whoever are gonna have to get a little more creative in how they can generate income and use the new resources the internet does provide.
A record to listen to, while floating on a cloud ?
Gas (Wolfgang Voigt) - Pop.
A écouter et télécharger librement :
Clouds et Clashes, les deux premières parties de notre compilation - qui en comptera trois.
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Interviews - 07.12.2012 par
Aodhán O’Reilly est productif. En plus de ses travaux avec Helix1, collectif tourné vers un rock expérimental, et son poste de guitariste au sein du Black River Quartet, le natif de Derry poursuit également son petit bonhomme de chemin en solo.
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