Jackson C. Frank - Blues Run The Game

A une époque où Tim Hardin, Nick Drake et Tim Buckley n’avaient pas encore sorti le moindre album, on pouvait déjà entendre plus que les simples prémices de leurs oeuvres à venir dans le fabuleux Blues Run The Game, chef-d’oeuvre séminal auquel il ne manque qu’un peu d’ampleur instrumentale pour égaler la beauté d’un Five Leaves Left et qui synthétise aujourd’hui à la perfection, en tout juste 10 chansons et 34 minutes, le meilleur du folk 60’s qu’il a enfanté.


1. Blues Run The Game
2. Don’t Look Back
3. Kimbie
4. Yellow Walls
5. Here Come The Blues
6. Milk And Honey
7. My Name Is Carnival
8. I Want To Be Alone
9. Just Like Anything
10. You Never Wanted Me

date de sortie : 30-11-1964 Label : Columbia Records

Pourquoi donc, au milieu d’une actualité aussi chargée que celle de ce début de printemps, ai-je à ce point tenu à vous parler de Blues Run The Game, unique album d’un obscur songwriter new-yorkais des années 60 nommé Jackson Carey Frank ? Sans doute parce que cet album, enregistré à Londres en 1965 avec Paul Simon à la production, n’a justement jamais été aussi actuel à l’heure où les excellents Soulsavers en reprennent la chanson-titre avec Mark Lanegan au chant en face-B de leur deuxième album It’s Not How Far You Fall, It’s The Way You Land prévu pour avril. A l’heure également où les noms de Nick Drake et Vashti Bunyan, pionniers célébrés sur le tard d’un folk anglais qui n’en finit plus d’inspirer les musiciens contemporains, sont finalement sur toutes les lèvres.

Nick Drake, justement, qui admirait ouvertement Jackson C. Frank et dont les mélodies et le jeu de guitare s’en ressentent, lui rendra hommage à deux reprises en réinterprétant merveilleusement Blues Run The Game et Milk And Honey, reprises que l’on peut aujourd’hui trouver sur la compilation Time Has Told Me. D’autres figures du folk anglais aussi incontournables que Sandy Denny (également chanteuse de Fairport Convention) ou Bert Jansch s’essaieront à cet exercice, de même que Simon & Garfunkel. Quant au grand Tim Buckley, que le chant de Jackson C. Frank rappelle parfois étonnamment, on peut aisément imaginer Carnival Song sur l’album Goodbye And Hello en clin d’oeil discret à My Name Is Carnival sur Blues Run The Game.

Source d’inspiration intarissable d’un véritable renouveau folk débuté dans la seconde moitié des années 60, cet album en tous points parfait ne connaîtra pourtant jamais de suite. Mais n’imaginez pas là une autre carrière interrompue tragiquement, un autre songwriter maudit fauché dans la fleur de l’âge par la drogue, les tourments d’une santé fragile ou autre accident d’avion. Non, rien de tout ça, puisque Jackson C. Frank s’est éteint en 1999 à 56 ans, ce qui est certes jeune mais raisonnable en comparaison avec les Nick Drake, Tim Buckley, Sandy Denny ou même Tim Hardin que l’on citait plus haut. Pour autant, sa vie est sans doute loin d’avoir été facile, entre le décès prématuré de son premier enfant et un traumatisme causé à l’âge de 11 ans par l’explosion d’un four dans son école de Cheektowaga, qui provoqua son hospitalisation pendant sept mois pour cause de graves brûlures et la mort de 15 de ses camarades de classe. Ces évènements lui valurent dépressions et schizophrénie dans les années 70 et 80, l’amenant à fréquenter les institutions psychiatriques et même à vivre dans la rue, totalement fauché.

Pourtant, si les chansons d’écorché malheureux en amour et blessé par la vie qu’il écrivit en 1965, à tout juste 22 ans, pour Blues Run The Game sont parfois désespérées, elles peuvent aussi, paradoxalement, vibrer de vie et de générosité. Une vie qu’il semble contempler, tel Nick Drake tout au long de Five Leaves Left, avec une bienveillance mêlée d’amertume et de mélancolie, comme s’il savait en être séparé pour toujours par la paroi infranchissable d’une bulle métaphysique et acceptait cette condition comme un état de fait, choisissant d’employer son temps à soulager l’âme de ses auditeurs. Ainsi, il suffit d’écouter une chanson comme You Never Wanted Me pour réaliser à quel point la musique de Jackson C. Frank peut porter un regard détaché sur son propre propos, et véhiculer un apaisement proportionnel à la douleur pudiquement contenue dans les paroles. Malheureusement, les contemporains du musicien ne seront guère nombreux, malgré le bon accueil critique de son album en Angleterre, à écouter ses chansons.

C’est sans doute à tout cela qu’est due son impossibilité à terminer un deuxième album, malgré de brefs passages en studio en 1960, 1975 et même 1994 après son "sauvetage" par Jim Abbott, jeune étudiant admirateur de sa musique. Les résultats de ces sessions, certes loin d’être aussi purs et majestueux que les 10 chansons de Blues Run The Game, n’ont pas pour autant volé le qualificatif de pépites, particulièrement les enregistrements de 1960 et ce même si l’épreuve du temps les a malheureusement affublés de grésillements du plus mauvais effet. Amplement de quoi justifier, quoi qu’il en soit, le caractère indispensable de la dernière réédition de l’album (nommée Expanded Deluxe Edition ... rien que ça) en 2003, année où un nouveau public pût d’ailleurs découvrir la splendeur bouleversante de Milk And Honey grâce à la bande originale d’un film tout aussi bouleversant signé Vincent Gallo, The Brown Bunny. Tous les enregistrements de Jackson C. Frank, démos comprises, y sont en effet regroupés sur deux CD : une compilation de folk-songs inoxydables que tout amateur de l’un ou plusieurs des artistes sus-cités se doit absolument de posséder dans sa discothèque.

Pour découvrir Jackson C. Frank, rien de tel qu’on petit détour par les quatre extraits de Blues Run The Game en écoute sur ce très beau myspace de fan, qui prépare un album-hommage auquel tout musicien admirateur du songwriter new-yorkais est appelé à participer.

Chroniques - 19.03.2007 par RabbitInYourHeadlights