Thavius Beck - Dialogue
Dialogue signe le grand retour du producteur hypersensible au spleen communicatif : attendu depuis trois ans, avec un peu d’appréhension après un THRU en demi-teinte, voici venue l’heure de l’autopsie. Verdict : noir, toujours, mais subtil !
1. Intro/Cracking The Shell
2. Away
3. Go !
4. Money
5. Violence
6. Burn
7. And The Beat Goes On
8. Painful
9. Hardcore
10. IDC
11. Sheepish
12. Transmission
13. Sometimes
14. Pressure
15. 4 Part 2
Voilà plus de dix ans que Thavius Beck multiplie les projets et les collaborations – entre autres au sein du crew Global Phlowtation, collectif fameux des sous-sols angelenos porté sur la mise en son de la neurasthénie urbaine puis avec Subtitle aux commandes de Labwaste, auteur en 2005 d’un magnifique Zwarte Achtegrond qui lui aussi n’était pas franchement des plus optimistes – les CD-R distribués au compte-goutte, les remixes et les alias (Adlib qu’il abandonne pour Thavius Beck pour ne plus être confondu avec Madlib). Nombre d’années à déstructurer le rythme, le charcuter et le recomposer, à maintenir la pulsation, à manier les samples venus d’ailleurs, dompter les lignes de basse et parfaire son flow. Nombre d’années à développer un savoir-faire indéniable, une expertise même et à façonner son univers immédiatement reconnaissable, sa patte, LA patte Thavius Beck. Nombre d’années enfin pour arriver à Dialogue car on sentait bien la vague venir de loin, de son mix époustouflant et parfait pour fêter les dix ans de Mush Records jusqu’à son remarquable travail de production sur le Yesterday, Today & Tomorrow de K-The-I ??? et ces signes avant-coureurs ne trompaient pas. Mais il était difficile d’envisager un tel tsunami. Certainement plus accueillant que Decomposition (2004), également plus cohérent, voire incisif que THRU (2006), ce Dialogue apparaît comme étant son album paroxystique et son meilleur aussi.
Avant même de débuter l’écoute, un rapide coup d’œil au tracklisting suffit à planter l’atmosphère : Violence, Hardcore, Away, Burn, Pressure. Thavius Beck se situe clairement dans la lignée de ses travaux précédents, son désespoir et les fantômes morbides qui l’habitent, inextricablement chevillés à ses textes et à sa musique, semblent vouloir s’exprimer à nouveau. Sa vision reste sombre, dure et désespérée. Mais pouvait-on s’attendre à quelque chose de différent de la part d’un artiste qui déclare : « The writing and recording of Dialogue was a very therapeutic process for me for those very reasons : I took what I was going through in my life and put it on paper ; I released my demons and let them dance over my beats. » Et c’est vrai que La première écoute ne fait que confirmer ce que l’on pressentait à la lecture du tracklisting : les perspectives développées et mises en sons sont franchement décourageantes. Clairement, Thavius Beck choisit de rester dans la pénombre et sa musique demeure l’une des plus noires, claustrophobes et intenses qui soit. Toutefois, contrairement aux deux efforts précédents, ce pessimisme s’exprime cette fois-ci avec beaucoup de subtilité et quand Decomposition (et dans une moindre mesure, THRU ) balançait ses ténébreuses diatribes sans prendre de gants – ce qui pouvait s’avérer épuisant sur la longueur – Dialogue les enrobe de magnifiques atours.
Après Intro/Cracking The Shell et son beat qui semble vouloir courir le 100 mètres, les choses sérieuses débutent dès Away et le restent jusqu’à la fin. Ce qui frappe d’emblée, c’est l’extrême cohérence de l’ensemble : Dialogue est un pavé sonore et synthétique très homogène et rageur qui file à la vitesse d’un uppercut avec ses 15 titres dont la plupart n’excèdent pas les trois minutes. Autant dire que l’on ne s’ennuie pas. On remarque ensuite l’énorme travail sur le rythme : tantôt d’une pureté extrême (Away, Money, le bien nommé And The Beat Goes On), tantôt concassé (Painfull, IDC) mais toujours percutant et complètement dépendant du flow, à moins que ça ne soit l’inverse tant les deux sont inextricablement liés. Tous les morceaux s’élèvent sur cette base à l’architecture mouvante mais solide. Puis viennent les atours : les samples, les nappes de synthétiseur crades et inombrables, les bidouillages inventifs, les idées de production qui fourmillent comme des robots minuscules et affolés sur les os du beat ou en surgissent en giclées incandescentes. Chaque élément est à sa place et au service du morceau qu’il habille et c’est à ce niveau qu’incontestablement Dialogue gagne en subtilité. Et même s’il est difficile de tous les décrire avec des mots, comment ne pas s’arrêter sur quelques-uns d’entre eux, réussites incontestables d’un album aux nombreux sommets ? IDC et ses nappes de synthétiseurs qui frappent et s’échouent en vagues dès les premières mesures puis se recroquevillent sur elles-mêmes avant de s’accumuler en strates mélodiques au-dessus du flow pour un résultat superbe et poignant ou encore Pressure et sa voix qui se cache au creux des herbes folles, parcourues d’un vent numérique qui apporte de lointains handclaps, belle proposition musicale qui traduit parfaitement le titre que porte le morceau. Et c’est plus ou moins la même chose pour le reste de l’album, collection de perles sonores et brèves au pouvoir de séduction immédiat. Jamais Thavius Beck n’était allé aussi loin dans le mariage de sa musique (aux racines profondément hip hop) avec l’électronique. Proto-Aphex Twin sur certains titres, Boards Of Canada sous amphétamines n’ayant jamais vu la lumière du jour sur d’autres, une pincée d’IDM et de grime par ci, un zest de rock par là et puis tellement d’autres choses : le mélange des genres est fascinant. L’artwork réalisé par Sonny Kay (big boss du label GSL) pour rappeler les racines underground et une sortie chez Big Dada pour en sortir, le flow précis et tranchant de Thavius sur tous les morceaux : tous ces ingrédients font de Dialogue une belle réussite dont il faudra ranger la pochette rouge tout près de celle, noire elle, du More Heart Than Brains de Bike For Three !, autre disque majeur d’électro-hip hop de cette année 2009.
Du roman de Philipp K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques (qui deviendra Blade Runner au cinéma) à Ghost in the Shell, les rapports entre l’Homme et les machines n’ont cessé d’intriguer, de fasciner. Thavius Beck apporte une nouvelle pierre à ce mur d’interrogations : on ne sait pas si ses machines rêvent ; hypersensibles, elles semblent même plutôt bien ancrées dans la réalité et celle-ci, la leur, est dure et sombre. Mais on sait en revanche qu’elles savent désormais pleurer et que leurs larmes sont acides. Et, enfin, que leur spleen est magnifique.
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